Jerba est-elle victime de son succès? La frénésie des constructions anarchiques, comme partout ailleurs en Tunisie, accélère le processus de défiguration de l'île.
Par Rachid Barnat
A Jerba, et surtout depuis la révolution du 14 janvier 2011, les constructions ne respectent en rien l'architecture locale pourtant spécifique.
Il est curieux que ce soit souvent des étrangers qui se soient intéressés au patrimoine architectural tunisien et à sa préservation. Ce fut le cas du Baron d'Erlanger pour Sidi Bou Saïd et de George Sebastian pour Hammamet. Comme ce fut le cas aussi de certains architectes étrangers qui se sont plongés dans l'architecture locale pour en comprendre la fonctionnalité et l'ingéniosité et s'en inspirer pour les inclure dans leurs plans dans bon nombre d'hôtels à Jerba au style traditionnel épuré, n'en retenant des fois que l'esthétisme, jouant de l'ombre et de la lumière sur des murs blancs immaculés.
Et depuis peu, le cas de certains tunisiens non-originaires de Jerba, comme Salah Allani de Kairouan et son épouse italienne Chiera, tous deux amoureux de Djerba, qui ont eu l'idée géniale de sauver 5 «houchs» (maisons traditionnelles) d'une mort lente, «victimes» de nombreux héritiers incapables de régler leurs héritages sans le morceler ou le défigurer... pour en faire la première maison d'hôte de l'île, dont le succès international confirme le bon goût des propriétaires, esthètes épris d'authenticité.
Un modèle socio-économique total
Or la spécificité de Jerba lui vient d'un modèle socio-économique total, qui a traversé les âges et a fait des Jerbiens ceux qu'ils furent jusqu'à l'indépendance, c'est-à-dire jusqu'à ce que le tourisme vienne chambouler ce modèle unique en son genre. Et que beaucoup de Tunisiens moquent souvent par ignorance ou parfois par jalousie... quand ils qualifient le Jerbien d'avaricieux, alors que, venant d'une île où la vie est difficile et rude, il a appris très tôt la valeur des choses et des biens pour êtres parcimonieux en tout, devenant écologiste par nécessité... et avant l'heure !
Derrière l'image de carte postale, un patrimoine qui ne demande qu'à revivre.
La population jerbienne, à majorité ibadite, rejette tout pouvoir puisqu'elle n'a de compte à rendre qu'à Allah! Si le slogan des anarchistes est «Ni dieu ni maître», celui des Ibadites serait «Il n'y a de maître que Dieu»!
L'organisation sociale et économique des Ibadites découlant de leur foi en ferait les «Protestants» de l'islam. C'est là que réside la spécificité du Jerbien qui sera à l'origine de la culture de l'île mais aussi de l'économie et de l'organisation sociale comme de l'espace: exploitation judicieuse et modérée des ressources de la terre, une sobriété de l'architecture, la «pratique du bien» («faael el-khir»), la solidarité entre Jerbiens, le refus du gaspillage, la réserve pudique des îlotes, leur rejet de toute ostentation en tout et particulièrement dans la pratique religieuse, comme le recommande le Coran.
Tout cela faisait que le Jerbien était connu pour sa tolérance et son pacifisme! Mais qu'en reste-t-il? Les Jerbiens de souche en sont-ils conscients? Pourtant, bon nombre de Jerbiens d'aujourd'hui semblent verser dans l'extrémisme religieux des Frères musulmans nahdhaouis... ignorant probablement leur propre culture ibadite !
Jerbiens et Jerbiens d'adoption
Comme il est curieux de constater l'engouement des Tunisiens pour le folklore de Jerba et plus particulièrement pour son répertoire musical, dont les chansons sont devenues incontournables dans les fêtes familiales en Tunisie. Ce que j'ai pu constater lors d'une manifestation d'«animation pour touristes» en bord de mer, au lieu dit Séguia; je présume à l'initiative de notre ministre du Tourisme Amel Karboul championne de la Com'... où il fallait chercher les touristes à la loupe; alors que la foule des participants est composée essentiellement de Jerbiens pur jus, comme de Jerbiens d'adoption venant souvent de Gabès et du sud de la Tunisie, attirés par un climat moins rude sinon pour l'amour de l'île réputée pour sa douceur de vivre; à moins que ce ne soit, plus prosaïquement, l'appât du gain dans l'industrie du tourisme de l'île!
Ceux-là mêmes qui font ou laissent faire, les constructions anarchiques ne respectant en rien le style architectural de l'île qui a fait sa renommée dans les années 60, quand le tourisme s'est invité dans l'île.
Charles Quint s'était mis en colère contre la bêtise des Espagnols lors de la Reconquista, regrettant qu'ils aient détruit ce qu'on ne voit nulle part pour construire ce qu'on voit partout, disait-il; quand ils ont détruit une aile de la grande mosquée de Cordoue pour y édifier une église!
Dommage pour Jerba, parce que son patrimoine architectural si particulier est en train d'être remplacé par des bâtiments à «l'architecture» anarchique souvent de mauvais goût; qui poussent comme des champignons ! Ils défigurent une île connue pour n'avoir eu jusque-là, que les palmiers qui dépassent les «menzels» et les «makhzens» (ateliers d'artisans). Les Jerbiens vont-ils se résigner à voir de telles pratiques se répandre dans l'île?
Ou est-ce le destin de Jerba de subir cette nouvelle population comme elle en avait connue par le passé, quand des populations sont venues s'installer pour remplacer d'autres décimées par la maladie ou l'ayant désertée pour des raisons économiques ?
Si les populations qui s'y sont succédées ont pu la façonner sans la défigurer, ce ne sera plus le cas avec l'arrivée massive de populations diverses et variées, attirées uniquement par l'appât du gain d'un commerce aléatoire qui vit du court terme : le tourisme !
Pourtant j'ai pu visiter certains «houchs», «menzels» et «makhzens»... typiques de Jerba en parfait état, restaurés dans les règles de l'art par des amoureux de ce type d'habitat... souvent appartenant à des étrangers: Français, Belges, Allemands, Italiens... ou à des Tunisiens, originaires ou non originaires de l'île, mais mariés à des étrangères! Alors que ceux appartenant aux grandes familles jerbiennes sont souvent à l'abandon, victimes d'héritiers qui n'ont pas su s'entendre; ou pire, qui s'en désintéressent totalement, ayant émigré définitivement !
Folklore, kitch et caricature
L'île de Jerba connaîtra-elle le même sort que Hammamet, l'autre ville phare du tourisme en Tunisie, totalement défigurée par les constructions anarchiques qui l'étouffent, jusqu'à entamer la colline qui la jouxte, victime elle aussi de son succès auprès des Tunisiens ?
Le "houch" ou "menzel" où vibre le coeur de l'île et se transmet sa mémoire.
Pourquoi ces deux pôles touristiques n'ont-ils pas bénéficié d'une réglementation stricte de la part des autorités, pour en préserver la spécificité architecturale, comme en bénéficie Sidi Bou Saïd, l'autre emblème du tourisme tunisien?
La personne qui m'accompagnait était plus déçue que moi de voir son île mourir à petit feu dans l'indifférence générale! Elle déplore que les belles traditions jerbiennes deviennent une attraction folklorique pour touristes en goguette où le kitsch le dispute à la caricature, quand les organisateurs font preuve d'amateurisme et bradent un savoir-faire auxquels les Jerbiens restent encore attachés, mus uniquement par le gain facile!
Même les chanteurs en vogue, qui animaient le spectacle en question, ne trouvaient pas grâce à ses yeux... pardon à ses oreilles! Le chanteur, selon elle, ne respectait pas le tempo si lent et si particulier à la chanson jerbienne, qui vous fait chavirer et vous donne envie d'esquisser le pas de danse chaloupée et si gracieux de la danse jerbienne; dansée souvent par les hommes mais aussi par les femmes. Sa référence, et elle mettait la barre haute, est le célèbre chanteur Habib Jebali que j'ai eu le plaisir d'entendre à Paris, invité par l'association "J'aime l'île de Jerba", regroupant les amoureux de Jerba.
L'autre danger qui étouffe l'île, c'est son insularité qui disparaît sous l'ensablement de sa partie sud-ouest par le fait d'un pont («el-kantara») qui transforme l'île en presqu'île!
Ce qui a pour effet d'empêcher l'eau de circuler autour de l'île avec des conséquences dramatiques sur la faune et la flore marine mais aussi sur la désertification de cette région de l'île; parce que l'eau de mer chaude la rend invivable l'été aussi bien pour les hommes que pour les poissons souvent retrouvés ventre en l'air.
Or une solution existe, expérimentée ailleurs dans le monde avec succès et que les industriels du tourisme avec leur ministre de tutelle, pourraient reprendre à leur compte pour redonner vie à cette partie de l'île; plutôt que de concentrer toute leur activité touristique et hôtelière au nord et au nord-est de l'île, c'est-à-dire là où l'eau de mer circule normalement !
Jerba patrimoine de l'humanité
En quoi consiste-elle? Tout simplement en un pont sur pilotis en remplacement de l'actuel route dite «romaine», qui coupe la mer en deux, puisque construite sur du remblais. Et ce n'est pas le petit pont actuel, insignifiant, qui permettra aux deux mers de communiquer totalement! Le pont à construire reliera l'île au continent; et grâce à ses grandes arches, les eaux circuleront librement et naturellement autour de l'île, pour lui redonner sa spécificité insulaire.
Tout le monde y gagnerait: les hommes et la nature!
Les hommes en investissant le sud de l'île délaissé pour cause d'insalubrité de son eau de mer et du climat qui y règne l'été à l'opposé de celui que connaît le nord de l'île si spécifique à Jerba; et qui avait inspiré le slogan de «Jerba la douce», au promoteur du premier Club Med en Tunisie, rendant célèbre Jerba dans le monde entier !
Amel Karboul, dont le dynamisme est salué par une grande majorité de Tunisiens, serait bien inspirée d'initier des actions gouvernementales pour préserver la spécificité de Jerba et d'empêcher que ce poumon du tourisme tunisien ne meurt, victime de son succès.
D'autant que Jerba postule à s'inscrire au patrimoine de l'humanité : ce qui empêchera bien des abus «architecturaux» à l'avenir !
Le tourisme de masse a vécu ! Ne serait-il pas plus judicieux de viser un tourisme de classe de haut niveau?
Encore faut-il que l'île de Jerba conserve sa spécificité... tout comme Sidi Bou Saïd!!
Pour cela, il faut une volonté politique.
Illustration bannière: Murailles du Borj El Kebir à Houmt Souk.
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