Comment les modalités de formation du prochain gouvernement affecteront-elles les rapports de forces entres les acteurs et conditionneront-elles l'évolution politique en Tunisie.
Par Sami El Gouddi* et Abdeljaoued Kacem**
Depuis janvier 2011, l'ensemble des partis politiques tunisiens se disent les apôtres de la révolution et se proposent de promouvoir les valeurs de la liberté et de la démocratie.
Le fait que des élections aient eu lieu est un signe de maturation politique et confirme une tendance à la démocratisation. Toutefois, la bipolarisation aigue qui émerge des résultats présente un mauvais augure.
Soulignons, à cet effet, que le mode de scrutin proportionnel n'a pas conduit à la réduction des écarts entre les formations siégeant au parlement. Une déception donc, et qui porte moins sur la bipolarisation elle-même que sur les raisons de son apparition. Personne ne conteste en effet que la peur a été le facteur le plus déterminant dans le choix des électeurs.
Il s'agit là d'une variable lourde qui risque de produire un effet boule de neiges incontrôlable. L'éruption récente d'un discours régionaliste allant jusqu'à faire l'apologie de la scission en est une illustration. Fait alarmant en effet.
Jamais depuis l'indépendance de la Tunisie, la question régionaliste n'a été posée en des termes aussi inquiétants.
Face à la multiplication des incertitudes, une solution politique d'urgence s'impose pour éviter au pays un éventuel enlisement dans une trajectoire de régression démocratique.
A cet égard, et en convenant que les résultats constituent une matérialisation sociale d'une recrudescence alarmante des peurs, on ne peut s'empêcher d'admettre que l'instauration de la confiance est désormais un impératif incontournable.
Pendant les périodes de transition, les objectifs stratégiques dominent et les alliances classiques risquent à tout moment de volet en éclats au gré des opportunités et des déceptions. Le fonctionnement du gouvernement risque d'être erratique. Ce n'est donc pas une simple opération d'addition qui permettra de résoudre l'équation électorale et d'aboutir à une stabilité.
Dans le présent papier nous formulons trois scénarios à travers lesquels nous tenterons de démontrer en quoi les modalités de formation du prochain gouvernement affecteront indiscutablement les rapports de forces entres les acteurs et conditionneront l'évolution de la dynamique politique en Tunisie.
La victoire auxlégislatives met Béji Caïd Essebsi et Nida Tounes dans une position inconfortable.
1er scénario : le gouvernement majoritaire, un risque permanent
Le premier scénario repose sur l'idée d'une alliance entre Nida Tounes et autres composantes politiques présentes au parlement, hormis Ennahdha. Quel que soit le poids électoral des partis concernés, il n'en demeure pas moins qu'il s'agit d'une majorité courte, donc fortement volatile. Le rôle d'un parlement étant de légiférer. Or, dans un contexte de forte atonie économique, les possibilités d'ententes entre partenaires s'en trouvent sérieusement compromises. Défaillance d'autant plus difficile à gérer que le nombre de partis impliqués dans la coalition est élevé.
Contrairement à l'apparence, les facteurs de mésentente ne s'arrêtent pas là. Ils risquent en effet de proliférer avec l'hypothèse de disparition effroyable qui hante nombre de partis politiques.
En conséquence, les partis satellites tentent de se construire une identité «étanche» pour affirmer leurs singularités et donc assurer une visibilité auprès des électeurs, et aussi pour se prémunir contre la fuite éventuelle de leurs élus vers le parti dominant, en l'occurrence Nida Tounes. Il s'agit pour eux d'une assurance pour se faire réélire lors des prochaines élections. Le nomadisme des élus demeure encore une source de vulnérabilité politique. Nida Tounes peut être tenté par cette stratégie d'absorption hostile envers ses partenaires d'autant qu'elle présente l'énorme avantage de ne pas lui imposer une quelconque contrepartie politique.
L'expérience de la troïka est suffisamment récente pour nous rappeler que la participation dans une alliance chapotée par un parti dominant n'est pas un gage de progression pour les partis satellites.
2e scénario : le gouvernement absolu, coalition des opposés
Étant donné les risques inhérents au premier scénario, notamment l'absence de majorité confortable, Nida Tounes peut envisager une alliance avec son rival «historique», le parti islamiste Ennahdha. Son président, Béji Caïd Essebsi, a d'ailleurs entrouvert la porte à une telle hypothèse lors d'un entretien accordé au journal ''Le Monde'' en date du 29 octobre 2014. De leur côté, les dirigeants d'Ennahdha ont également laissé entendre qu'ils ne seraient pas contre l'idée de participer à un gouvernement d'unité nationale sous l'égide de Nida Tounes.
Au-delà des bonnes intentions, une question nous interpelle: à supposer même que les dirigeants des deux formations politiques acceptent ce plan de partage pour stabiliser le pays et entamer des réformes, qu'elles seront les réactions de leurs militants respectifs? Seront-ils prédisposés à faire table rase du passé et s'extirper du joug des rancunes historique?
Les militants et sympathisants de Ennahdha continuent à considérer Nida Tounes comme l'héritier de l'ancien régime qu'ils accusent d'avoir mené depuis la fin des années 80 une politique sécuritaire destinée à les exterminer pour conforter son modèle sociétale à «l'occidental».
De la même façon, les militants de Nida, notamment ceux issus de l'extrême gauche, s'opposent farouchement à la coalition Nida-Ennahdha, laquelle favoriserait, selon eux, l'islamisation de la société par le bas et la disqualification des acquis du bourguibisme de surcroit.
Longtemps disciplinées, les bases militantes des deux bords pourraient devenir de plus en plus incontrôlables à l'idée de se voir imposer une alliance de «contre-nature». Des bruits de résonance se feront aussitôt entendre à l'intérieur de chaque parti pouvant même conduire à des dissidences et l'émergence de courants internes œuvrant pour la réhabilitation des dogmes fondateurs.
En définitive, la recherche d'une alliance en vue de résorber les tensions externes est susceptible de déplacer ces mêmes tensions vers l'intérieur des partis. Une intériorisation des tensions donc qui n'aurait pas nécessairement un effet positif, bien au contraire. La confrontation entre entités distinctes est généralement moins dramatique sur la stabilité d'un pays qu'une rivalité entre frères idéologiques.
Ce scénario présente également une autre variante. En admettant que cette coalition tienne et résiste aux oppositions internes, ses effets sur la transition démocratique seront mitigés. Lorsque les enjeux stratégiques sont engagés, chaque composante estime qu'en l'absence de coopération avec son adversaire, ses probabilités de tout perdre sont de loin plus élevées que ses chances de tout gagner. La conséquence d'une pareille évaluation est inattendue: une fusion entre ces partis visiblement antinomiques s'impose d'elle-même à travers la création d'une entité politique hégémonique. Certes, on favorise la stabilité, mais la liberté en sort perdante. L'exemple de l'OLP palestinienne et le FLN algérien en constitue une preuve pertinente.
Rached Ghannouchi (Ennahdha) et Béji Caïd Essebsi (Nida Tounes): une coalition contre-nature entre les deux adversaires historiques pourrait provoquer un séisme dans les deux camps.
3e scénario : le gouvernement de consensus, confiance et unité
Résumons. L'objectif à atteindre présente plusieurs facettes : former une majorité relativement stable, consolider le processus de démocratisation et mettre en place les réformes les plus urgentes.
Paradoxalement, les élections que l'on attenait pour dépasser les agitations politiques ont plutôt induit davantage de confusions en raison, entre autres, de la forte bipolarisation qui en est résulté.
A cet effet, les incertitudes qui entourent les deux scénarios susmentionnés dans cet article ne plaident pas en faveur d'une alliance gouvernementale. Même si les partis politiques refusent de s'y prononcer dans l'immédiat, tout porte à croire qu'après les élections présidentielles, on s'acheminera dare-dare vers la constitution d'un gouvernement de consensus et d'unité. On sera, fort probablement dans la continuité du Dialogue national avec la constitution d'un gouvernement mixte comportant des politiciens de diverses tendances politiques et/ou des technocrates indépendants.
Une telle configuration présente plusieurs avantages. Elle sème les conditions objectives pour la réalisation de conciliations «historiques» entre courants politiques, que tout oppose dans l'immédiat alors qu'au-delà des apparences idéologiques, ils partagent des visions complémentaires.
Parallèlement, ce gouvernement a toutes les chances de désamorcer les dynamiques de confrontation entre les deux grandes composantes politiques qui devraient agir dans un esprit de construction sans prendre le risque de s'inscrire en faut vis-à-vis de leurs bases respectives.
Au passage, ce choix rassure ces partis, que le spectre de la disparition guette et qui pourraient se constituer en force de sabotage.
Enfin, en neutralisant les surenchères partisanes, ce gouvernement favorise la planification et la mise en exécution des réformes. A notre sens, les réformes à mener en urgence concernent les 5 thématiques de la santé, de l'éducation, de l'économie et de l'administration.
Conclusion
Les réactions véhémentes suscitées par les résultats électorales révèlent, si besoin est, à quel point l'apprentissage de la démocratie est laborieux.
A cet effet, les alliances classiques destinées à former une majorité parlementaire sont pernicieuses car elles déstabilisent le paysage politique tunisien en accentuant les zones de frictions aussi bien à l'intérieur des partis qu'entre les différents partis.
Dans une démarche d'apaisement, le prochain gouvernement a tout intérêt à envisager des élections municipales. En période transitoire, la multiplication des élections présente de multiples vertus pédagogiques. D'une part, elles consolent les perdants et tempèrent la tension politique en créant des équilibres de pouvoirs entre les différentes élections. D'autre part, elle limite les listes électorales. En effet, un nombre élevé de listes embrouille la visibilité des électeurs et limite la capacité des acteurs politiques à composer avec les résultats des urnes.
Et enfin, les élections municipales, particulièrement, imposent bon gré, mal gré une harmonisation entre l'ensemble des partis à travers un alignement sur les vrais soucis de la population.
* Docteur en sciences économiques et chercheur au Ceres, Tunis.
** Docteur en sciences économiques et chercheur ETE à l'Université Evry, France.
Titre original de l'article : «Les élections tunisiennes et les scénarios de gouvernance: gouvernement de majorité ou gouvernement de confiance».
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