Les élections offrent à la Tunisie une opportunité historique pour réévaluer ses choix économiques et les reconsidérer en fonction de ses intérêts bien compris.
Par Ahmed Ben Mustapha*
Le 1ertour de la présidentielle, tenu le 23 novembre 2014, s'est conclu par une légère avance de Béji Caid Essebsi, le candidat du parti Nidaa Tounes, ce qui nécessitera un second tour l'opposant au président provisoire sortant Moncef Marzouki, candidat du Congrès pour la république (CpR) et des islamistes.
Lors de la campagne électorale, la plupart des 27 candidats officiels ainsi que les médias se sont distingués par une ignorance manifeste du rôle du président de la république, de la nature et de l'importance de ses attributions dans la nouvelle constitution ainsi que des enjeux réels de cette échéance qui pourtant revêt une importance capitale pour l'avenir de la Tunisie.
Il est vrai que la constitution provisoire élaborée par l'Assemblée nationale constituante (ANC) avait considérablement réduit les attributions du président provisoire au bénéfice du chef de gouvernement issu du parti Ennahdha qui avait remporté la majorité lors des élections du 23 octobre 2011. Mais les constituants ont relativement corrigé ce déséquilibre des pouvoirs en confiant au président de la république des attributions touchant aux domaines souverains de la défense, de la sécurité et de la politique étrangère.
La campagne électorale pour la présidentielle a révélé une conception globalement réductrice du rôle du président de la République et des attributions pourtant souveraines qui lui sont confiées par la nouvelle constitution.
Importance des attributions présidentielles
Néanmoins, l'essentiel du débat durant cette campagne, terne et sans substance, s'est déroulé en dehors de ces questions d'ordre stratégique et les dossiers qui y sont associés dont notamment le partenariat avec l'Union européenne (UE), le terrorisme, les menaces intérieures et extérieures, le surendettement et la coopération internationale, politique et économique, qui se situent pourtant au centre des responsabilités présidentielles et s'imposent au devant des priorités des futures institutions légitimes.
Encore une fois, il se confirme que c'est la lutte pour conserver le pouvoir ou le reconquérir qui anime les principales composantes politiques se disputant les premiers rôles dans cette compétition électorale, caractérisée par l'influence prééminente des pouvoirs occultes de l'oligarchie financière locale relayée par ses soutiens étrangers qui s'est grandement investie afin de favoriser les candidats connus ou apparentés comme étant proches de l'ancien régime.
Ce faisant, l'opinion publique a été privée d'un vrai débat démocratique portant sur le bilan des politiques suivies ainsi que les politiques envisagées dans les domaines de la politique étrangère, de la sécurité et de la défense, et ce en raison d'une perception dominante nourrie par les médias tendant à déprécier la fonction présidentielle alors que celle-ci est intrinsèquement liée à la défense des intérêts suprêmes de la Tunisie.
Conception réductrice de la fonction présidentielle
En effet, la campagne a révélé une conception globalement réductrice du rôle du président de la République et des attributions pourtant souveraines qui lui sont confiées par la nouvelle constitution. Cette perception erronée est véhiculée non seulement par les médias dominants mais aussi par la majorité de la classe politique ainsi que par de nombreux candidats à la présidentielle, qui n'étaient visiblement pas conscients de la nature et de l'ampleur des responsabilités inhérentes à la magistrature suprême.
Il importe de souligner que l'importance des attributions présidentielles découle de la nature des fonctions qui y sont associés et non pas de l'étendue des pouvoirs présidentiels tels que définis par la nouvelle constitution.
Certes la constitution a tenté de corriger les dérives du régime présidentialiste hérité de la dictature en réduisant le rôle et les prérogatives présidentielles et en confiant au chef du gouvernement issu du parti majoritaire à l'Assemblée des représentants du peuple (ARP) la détermination et la mise en œuvre de la politique générale de l'Etat. Mais le chef du gouvernement doit tenir compte des articles 72 et 77 de la constitution qui confient des responsabilités de la plus haute importance au président de la république en tant que «chef de l'Etat et symbole de son unité».
A ce titre, il a pour principales charges de garantir l'indépendance et la continuité de l'Etat et de veiller au respect de la constitution. Et c'est pourquoi, il assume de lourdes responsabilités dont notamment la détermination «des politiques générales dans les domaines de la défense, des relations étrangères et de la sécurité nationale relatives à la protection de l'Etat et du territoire national contre toutes les menaces intérieures ou extérieures après consultation du chef de gouvernement».
En outre, et selon l'article 93 de la constitution, le président de la République préside impérativement le conseil des ministres dans les domaines souverains qui relèvent de ses responsabilités; de même, il préside toutes les réunions du conseil des ministres auxquelles il souhaite assister même si elles portent sur des domaines qui ne relèvent pas directement de ses propres compétences.
En somme, la constitution permet au président d'être associé au processus décisionnel sur toutes les questions importantes et en particulier les dossiers stratégiques, diplomatiques et économiques notamment au cas où ceux-ci sont associés à des choix de politique étrangère et de coopération internationale.
Il en est ainsi pour ce qui a trait à la coopération avec les pays et les ensembles régionaux, aux rapports de partenariat avec nos partenaires stratégiques tels que l'UE et l'insertion de la Tunisie dans l'économie de marché ainsi que la politique d'incitation aux investissements extérieurs, le recours à l'endettement extérieur et aux crédits conditionnés associés aux politiques d'ajustement mise en œuvre depuis 2012 avec le concours des institutions financières internationales, notamment le FMI et la Banque mondiale.
Désormais, le futur président de la République pourrait constitutionnellement exercer un rôle décisif hautement souhaitable et nécessaire dans la réévaluation et la révision des choix initiés avant et après la révolution dans les domaines relevant de ses compétence touchant aux grands choix économiques associés aux engagements internationaux de la Tunisie avec les ensembles régionaux au niveau bilatéral et multilatéral.
Des politiques déconnectés des questions économiques
Or, tous ces dossiers ont été les parents pauvres d'une médiocre campagne globalement dominée par les promesses démagogiques de nombreux candidats pour la plupart déconnectés des réalités nationales et internationales sur les questions socio-économiques, diplomatiques, stratégiques et sécuritaires relatives aux intérêts supérieurs de la Tunisie à l'échelle régionale et mondiale.
Feu Moncef Guen, brillant économiste tunisien indépendant – connu pour ses nombreux ouvrages consacrés à l'évolution de l'économie tunisienne – avait déjà déploré le manque de maitrise des dossiers économiques par les hommes politiques tunisiens.
En vérité, cette constatation s'applique également aux questions diplomatiques et stratégiques et elle s'explique, du moins en partie, par la mise en hibernation, dès le début des années 70 de la pensée et de la planification stratégique tunisienne qu'il convient à mon sens de réhabiliter en tant que modèle et source d'inspiration.
En l'occurrence, il s'agit de la stratégie décennale de développement des années 60 dont les axes et les objectifs majeurs prouvent qu'elle a été élaborée par des compétences économiques spécifiquement tunisiennes pourvues d'une formation et d'une vision stratégique globale orientée vers la construction d'un Etat tunisien moderne et indépendant associé à un vrai projet national de développement économique, agricole et industriel.
A ce propos, il importe de rappeler les grands axes de cette stratégie qui correspond à l'unique expérience tunisienne globalement réussie de développement planifié, à savoir la décolonisation économique, la promotion de l'homme, la réforme des structures et l'auto développement.
Toutefois, et depuis sa rupture avec le développement stratégiquement planifié, la Tunisie s'est orientée vers l'insertion de son économie dans la mondialisation et l'économie de marché. De ce fait, elle a renoncé au modèle de développement tiré par le marché intérieur et basé sur la mobilisation de ses ressources propres, de ses richesses naturelles, et de ses potentialités humaines pour la construction d'un industrie nationale intégrée et compétitive ainsi qu'une agriculture moderne et orientée vers l'autosuffisance et la valorisation des exportations agricoles à caractère stratégique, notamment l'huile d'olive.
Dès lors, c'est à une poignée d'économistes technocrates – pour la plupart dépourvus de vision diplomatique et stratégique mais généralement issus des institutions financières internationales et de ce fait acquis aux thèses ultra libérales de la mondialisation globalisante et de l'économie de marché – que revient la détermination des grands choix de politique économique de la Tunisie ainsi que les choix diplomatiques qui y sont associés, et ce en dehors de toute concertation et de tout débat démocratique.
Cette réorientation des grands choix politico-économiques de la Tunisie a été initiée au début des années 70 mais elle s'est surtout consolidée avec la soumission de la Tunisie en pleine crise économique au plan d'ajustement structurel du FMI de 1986 et la conclusion de l'accord d'association et de libre échange avec l'UE en 1995.
Dans son ouvrage publié en 1995 – consacré essentiellement à l'évaluation du Plan d'ajustement structurel (PAS) et des politiques d'insertion de l'économie tunisienne à l'international – Hakim Ben Hammouda, actuel ministre de l'Economie et des Finances, estime que la nature de la crise de l'économie tunisienne est liée à l'échec de l'insertion des économies des pays du sud dans une nouvelle division internationale du travail basé sur les délocalisations et la sous-traitance pour l'exportation.
Il conclut à l'échec du PAS, dont l'enjeu réel était selon lui l'insertion définitive de la Tunisie dans l'économie de marché. Et il en souligne les effets pervers, notamment la dépendance économique ainsi que les atteintes à notre indépendance de décision et aux attributs de la souveraineté nationale.
Pourtant les mêmes orientations d'ouverture et d'insertion dans l'économie de marché ont été maintenues après la révolution en dépit de la recrudescence des difficultés économiques et de l'endettement extérieur, et ce à travers la soumission de la Tunisie à nouveau depuis 2012 aux réformes structurelles et aux crédits conditionnés des institutions financières internationales, le Plan d'action adopté avec l'UE en avril 2014, la négociation en cours de l'Accord de libre échange complet et approfondi (Alena) avec l'UE et la stratégie de reconstruction et de développement de la Tunisie élaborée par le gouvernement actuel et présentée aux partenaires internationaux lors de la conférence sur l'incitation à l'investissement en Tunisie tenue à Tunis début septembre 2014.
Opportunité historique pour la Tunisie nouvelle
Les élections législatives et présidentielle offrent à la Tunisie une opportunité historique de réévaluer ces choix et éventuellement de les réviser ou les reconsidérer en fonction de nos intérêts bien compris, des nouvelles réalités économiques et politiques nationales ainsi que des grandes mutations géopolitiques à l'échelle régionale et internationale.
Et c'est sans doute l'une des taches majeures qu'auront à assumer les futures institutions légitimes et particulièrement le président de la République en tant que symbole de l'Etat, garant de son unité, de son indépendance, de l'application et de la primauté de sa constitution ainsi de la souveraineté du peuple tunisien sur son territoire et ses richesses.
Mais la réussite d'une telle entreprise nécessitera sans doute une consultation nationale à l'instar de celle qui a été initiée pour l'élaboration de la première stratégie de développement des années 60 et la réhabilitation de la pensée et de l'expertise stratégique tunisienne afin de faire le bilan des politiques passées et de concevoir une nouvelle stratégie nationale de développement entièrement vouée à l'intérêt national et à la réalisation des objectifs de la révolution.
Dans cette perspective, un second volet de cet article proposera quelques idées et quelques pistes de réflexion sur les alternatives qui se présentent à la Tunisie dans le domaine des choix diplomatiques et économiques, et ce dans le cadre du respect des accords et des engagements internationaux conclus avant et après la révolution.
* Diplomate et ancien ambassadeur.
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