En Tunisie, le débat neuf autour de la place de la religion dans la sphère publique revêt une importance vitale car il conditionne directement l’unité nationale, atout essentiel pour réussir la reconstruction du pays.
Face à de tels enjeux, l’État a décidé de ne rien décider, renvoyant ainsi la «patate chaude» à la société civile. A l’initiative d’associations et de partis politiques, une campagne «pour la laïcité» a été lancée et a vite tourné en confrontations ouvertes, aussi prévisibles que regrettables, entre deux camps.
Laïcité ou laïcités?
La définition littérale et originelle de la laïcité renvoie au principe de la séparation du civil et du religieux dans l’État. Aujourd’hui, la laïcité dépasse largement ce cloisonnement du politique et du religieux; elle est interconnectée avec les enjeux d’identité nationale.
La France passe à la fois pour un pays précurseur et radical de la laïcité. Elle est l’un des rares pays où le principe de laïcité est inscrit dans la constitution et elle est même un des fondements du pacte républicain. L’État a ainsi l’obligation de ne pas intervenir dans les convictions de chacun et de garantir l’égalité de tous devant la loi, quelle que soit sa religion.
Les réalités en Europe sont plus disparates. En Grande-Bretagne, Grèce, Danemark et Finlande, la religion officielle est financée et organisée par l’État. En Italie, Pays-Bas, Suède, Portugal, Espagne, Italie ou Irlande, il y a bien séparation de l’église et de l’État mais la religion historique y est privilégiée.
Tous ces pays ont pour point commun d’avoir su ajuster leur modèle de laïcité en fonction de leurs enjeux nationaux du moment. Aujourd’hui, la laïcité suscite encore des débats permanents et, à cet effet, elle est non dénuée d’ambiguïté. Avec la pression migratoire dans les grandes démocraties et le large écho de nouvelles sensibilités (exemple: l’islam en France qui s’est imposé comme la deuxième religion), les enjeux se sont déplacés de la sphère religieuse vers la sphère culturelle et identitaire.
Dans le contexte moderne, la laïcité est davantage le porte étendard de la préservation de l’identité nationale. Les références régulières aux origines chrétiennes de la France contenues dans les discours du président Sarkozy participent à cette logique.
La Tunisie n’a jamais été un État laïque!
Ce truisme historique est lourd de sens pour des millions de Tunisiens qui se définissent d’abord comme musulmans!
La constitution de 1956 déclare que l’islam est la religion officielle de l’État et dispose que le président doit être musulman (articles 38 et 40). Dans le même temps, le gouvernement contrôle et subventionne les mosquées et paie les salaires des imams. Le président nomme également le mufti de Tunisie qui est lui-même le chef officiel des pèlerins au Haj. Les fêtes religieuses musulmanes sont considérées comme des jours fériés (Aïd el-Kebir, Aïd el-Fitr, le nouvel an de l’hégire, etc.)
Comme le rappelait mon confrère Samy Ghorbal dans un récent article publié par Kapitalis, «Le Pacte national, signé en novembre 1988, par l’ensemble des forces politiques et associatives du pays, proclame solennellement l’attachement aux – valeurs arabo-islamiques spécifiques – de la Tunisie».
Ben Ali ne ponctuait-il pas ses discours de sourates du Coran? Les partis religieux ne sont-ils pas autorisés? Y a-t-il égalité des droits entre les citoyens en fonction de leurs appartenances religieuses et ethniques (conversion obligatoire lors d’un mariage d’une musulmane avec un non-musulman, droits civiques…)? La morale religieuse n’est elle pas la norme?
Certes, le code pénal tunisien n’a pas consacré le délit de blasphème. Néanmoins, la construction pénale réprime régulièrement sur la base des textes portant sur «l’atteinte à la sûreté de l’Etat et la tentative de subversion intérieure».
Même si, à l’évidence, les rapports entre l’État tunisien et la religion musulmane ont toujours été ambivalents, une réalité immuable s’impose à tous: le pacte républicain tunisien s’est toujours fondé sur l’islam (et non la laïcité), seule religion officielle tout en reconnaissant l’exercice libre des religions.
Dans le contexte actuel de la Tunisie, revendiquer la laïcité c’est prendre le risque d’une rupture avec des générations d’hommes et femmes attachées à cet islam d’ouverture et de partage. C’est au nom de ces mêmes valeurs que ce peuple a toujours vécu en harmonie sur son sol avec les adeptes des autres religions, a accueilli avec tolérance depuis 30 ans près de 150 millions de touristes, héberge avec hospitalité une centaine de milliers d’étrangers sur son sol et vient de courir au secours de milliers de réfugiés à la frontière libyenne…
Changer le mot d’ordre: «pour la laïcité» en «contre l’intégrisme».
Au lendemain des premières prises de parole publiques des leaders de partis religieux, des manifestations en faveur de la laïcité ont vu le jour un peu partout dans la république. Auparavant, des groupes poursuivant la même cause s’étaient créés sur Facebook.
Cette campagne n’a pas eu la mobilisation populaire escomptée mais, plus gravement, elle a viré aussitôt à l’affrontement physique avec les «anti». Il faut dire que la dialectique employée n’a pas été très opportune. En évoquant la laïcité, les militants envoient le message d’une opposition à l’islam de Tunisie, l’Adn de notre identité. C’est cette représentation dominante que l’on peut lire ainsi sur les forums internet consacrés: «Je suis fier d’être tunisien et musulman… Je suis contre la laïcité».
Le fait que ce combat soit porté quasi-exclusivement par des citadins, femmes, artistes et catégories professionnelles moyennes à supérieures, au style de vie réputé occidental, ajoute à la défiance de la vox populi.
Pourtant, l’analyse du discours des militants de la «cause laïque», dégage un très large consensus autour de la conservation, dans l’espace public, d’un Islam modéré et fidèle à nos traditions, dans le respect des libertés individuelles de conscience (autres religions, athéisme…). Aucun n’est, par exemple, contre la célébration collective des fêtes musulmanes, le respect de la pratique du ramadan, l’enseignement du Coran à l’école… bien au contraire!
En définitive, il s’agit moins de laïcité que de régler le curseur de la pratique de l’islam de Tunisie que personne ne souhaite remettre en cause (exception faite des fondamentalistes).
A terme, ce quiproquo risque de faire le jeu des radicaux religieux qui ne manqueront pas de brandir la menace sur notre patrimoine identitaire et fustiger ces «kouffars» (infidèles) de «laïcs» («âlmaniyin»). Pour se prémunir contre ce risque, il faudrait très vite que la société civile redéfinisse ses prises de position autour d’une stratégie articulée autour des actions suivantes:
- lever toute ambivalence en rappelant l’attachement des «laïcs» aux racines musulmanes de la Tunisie. Ensuite, sur l’exemple des femmes algériennes, pendant leur combat contre le Front islamique du salut (Fis) des années 2000, il faut viser et dénoncer directement l’intégrisme religieux (et ne plus parler de combat pour la laïcité) ;
- donner du contenu au débat. Comment se décline la religion au quotidien aujourd’hui dans notre république? Quels sont les ajustements raisonnables et ceux qui sont déraisonnables?
- enfin, impliquer des théologiens et imams, modérés et disposant d’une grande légitimité, pour rappeler et consolider le cadre de l’islam en Tunisie.
Une belle opportunité pour la société civile… et les partis
En Europe centrale et orientale, la société civile a connu une forte expansion à la fin des années 1980 quand les groupes de base se sont opposés au régime communiste. Dans certains pays d’Amérique latine et d’Asie, la société civile s’est développée en opposition à la dictature.
La société civile en Tunisie détient là une première et grande opportunité pour se structurer et se développer en opposition à une cause commune: le radicalisme religieux sous toutes ses formes.
Pour l’avenir et dès les prochaines élections, l’identité nationale va demeurer un enjeu électoral essentiel. Dans cette perspective, il est souhaitable que tous les partis politiques républicains apportent très vite leur contribution au débat public.
Source: ‘‘00216’’.