Commençons par la composition du régime. L’opinion courante offre à cet égard une première approche: le régime, c’est le clan Ben Ali-Trabelsi et ses alliés. Des alliés que l’on retrouve à la tête de la plupart des grosses fortunes du pays, avec des positions de quasi monopole dans les secteurs de l’import-export, de la banque, du tourisme, de la spéculation immobilière et foncière, des Btp, des télécoms et de la grande distribution.
En appliquant la grille sociologique occidentale, ces cercles dominants s’apparenteraient à la grande bourgeoisie capitaliste. Beaucoup d’ailleurs, dans nos milieux dits progressistes, se satisfont de ce genre d’approximation, en lui ajoutant parfois tel ou tel qualificatif supplémentaire ? notre grande bourgeoisie serait affairiste, prédatrice, maffieuse, etc.?, pour préciser ses pratiques et ses méthodes.
Les formes de la dépendance économique
Comme toujours lorsque l’on utilise des schémas importés, une telle définition ne permet pas de saisir l’essentiel. Elle oublie ou laisse de côté un phénomène fondamental: le caractère dépendant et asservi de l’économie tunisienne, le caractère dépendant et asservi de son capitalisme et de ses capitalistes.
Au-delà de la présence directe d’intérêts étrangers sur le sol national, la dépendance se mesure chez nous de deux manières différentes, étroitement liées entre elles.
La première forme de dépendance s’exprime à travers les mécanismes de l’échange inégal. En gros, cela veut dire que ce que nous exportons vers l’Europe ? notre premier partenaire commercial ? est vendu en dessous de sa valeur réelle et que ce que nous en importons est acheté au-dessus de cette valeur. En d’autres termes, nos échanges avec le Nord se traduisent pour nous par une évasion, une extorsion de valeur; plus ces échanges se développent, plus la ponction augmente et plus la pression sur nos ressources naturelles et humaines s’alourdit.
La deuxième forme de dépendance est définie par les modalités de notre insertion dans le système de la division internationale du travail. Contrairement à ce qu’affirme la propagande officielle, la Tunisie ne fait pas partie des pays émergents. Dans son fonctionnement comme dans ses structures, l’économie tunisienne n’est comparable ni à l’économie chinoise ni à l’économie brésilienne ni même à celle de la Turquie. Notre place dans le circuit de la production et des échanges est une place subalterne. La Tunisie ? comme d’ailleurs le reste du monde arabe ? est située dans la zone inférieure de l’échelle hiérarchique mondiale: juste au-dessus de l’Afrique subsaharienne, mais loin derrière l’Asie du Sud et de l’Est ou l’Amérique Latine.
Nos principales activités marchandes portent sur des secteurs technologiquement peu évolués: l’exportation de matières premières et de produits semi-finis (les phosphates et quelques dérivés), la sous-traitance (textiles, mécanique, électronique, centres d’appel) et le tourisme (dans sa version de masse bas de gamme). Ce type de spécialisation, renforcé par les accords de libre-échange signés avec la Communauté européenne ? imaginez un combat de boxe opposant un poids plume et un super-lourd et vous comprendrez ce que signifient réellement ces accords de libre-échange ?, livre le pays pieds et poings liés à l’exploitation étrangère, en aggravant en même temps sa dépendance et la désarticulation de son économie.
La situation décrite ici n’est pas nouvelle. Elle remonte aux choix de politique économique arrêtés par le gouvernement Nouira dès le début des années 1970, après l’échec de l’expérience de développement planifié conduite par l’équipe Ben Salah. Il est cependant incontestable que les choses sont allées en se dégradant avec Ben Ali, dont les différents gouvernements ont exécuté avec zèle les directives successives du Fmi et de la Bird: dévaluation rampante du dinar, suppression des protections douanières, démantèlement du secteur public, libération des transferts de capitaux, dénationalisation de la banque et de l’assurance...
Les résultats néfastes de cet alignement inconditionnel sur l’Occident sont aujourd’hui partout visibles. Limitons-nous aux aspects les plus graves:
1) Notre agriculture a été saccagée, notamment en ce qui concerne la production céréalière. En 2010, nous avons consommé environ 30 millions de quintaux de blé et d’orge; sur ce total, 20 millions de quintaux provenaient de l’importation. L’antique grenier ne parvient plus à nourrir son propre peuple.
2) Nous importons près de 70% de nos besoins en biens manufacturés de consommation courante.
3) Le chômage frappe plus de 40% de la population en âge de travailler, hommes et femmes, sans épargner la jeunesse éduquée.
4) Les niveaux de salaires sont anormalement faibles et ne permettent pas de répondre aux dépenses de base des ménages. Dans les grandes villes, le poste logement absorbe, en moyenne, la moitié du budget familial total.
5) Conséquence directe de ce qui précède: le pouvoir d’achat global généré par l’activité économique est trop réduit, étriqué, insuffisant, incapable en tout cas d’entraîner la cristallisation d’un tissu industriel intégré, orienté vers la satisfaction des besoins élémentaires de la population et pouvant se développer à partir d’une demande intérieure solvable et croissante.
En fin de compte, cette économie de dépendance aboutit à une distorsion véritablement démentielle: le système permet à l’étranger (principalement l’Europe) d’accumuler de juteux profits, tout en bloquant le développement de notre potentiel national. Ce blocage génère, à son tour, un déficit structurel permanent de la balance commerciale et de la balance des paiements. Nos exportations sont continuellement inférieures à nos importations, l’écart se situant entre 20 et 30% en valeur moyenne annuelle. Pour combler le déficit des échanges, le pays emprunte et s’endette. Et le paiement de la dette (et des intérêts de la dette) participe à creuser davantage le volume du pillage et le poids de la dépendance. L’engrenage fonctionne en circuit fermé ; il est, pour ainsi dire, autoentretenu.
Les spécificités du régime politique
C’est lorsque l’on garde en tête ces spécificités du système économique tunisien que l’on peut comprendre la nature réelle de notre régime politique. On peut définir sa nature parce que l’on peut saisir concrètement sa fonction dans la gestion de la relation de dépendance. Le régime est en place pour remplir une tâche précise: maintenir le pays dans la subordination au capitalisme étranger, faire en sorte que les mécanismes du pillage continuent d’agir et de se reproduire.
En ce sens, la Tunisie, à l’image des autres pays arabes, n’est rien d’autre qu’une chasse-gardée, un territoire annexé, sous tutelle, quelque chose comme une friche, une réserve naturelle, dont les ressources primaires – le sol, le sous-sol et la main-d’œuvre – sont préemptés par les économies du Nord et exploitées selon leurs besoins.
Dans sa finalité générale, ce mode d’exploitation ressemble comme deux gouttes d’eau à l’ancienne relation coloniale. Ce qui a changé, c’est que le contrôle n’est plus direct, mais indirect. Dans le nouvel ordre mondialisé, le maintien de l’ordre, précisément, n’est plus assuré par une armée d’occupation; sa responsabilité est dorénavant confiée à des supplétifs autochtones. La mission principale de ces auxiliaires locaux est, en effet, une mission de police: ils doivent garantir la pérennité du système et, par conséquent, maintenir la population dans l’obéissance, à n’importe quel prix et quels que soient les moyens employés.
Il existe un moyen très simple de vérifier l’exactitude de cette affirmation, c’est la composition même des forces de sécurité. Ainsi, dans les pays occidentaux, l’effectif de la sécurité intérieure (la police) est significativement inférieur à l’effectif de la sécurité extérieure (l’armée). En France, le rapport est d’un policier pour un soldat et demi, en Grande-Bretagne, il est d’un policier pour deux soldats et aux USA, d’un policier pour trois soldats. Dans les pays arabes, ces proportions sont complètement inversées. Le rapport moyen est d’un soldat pour quatre policiers: 180.000 policiers et 40.000 soldats en Tunisie, deux millions de policiers et un demi-million de soldats en Egypte – malgré la présence d’un Israël surarmé aux frontières. C’est bien la preuve que les forces de sécurité ne remplissent pas le même rôle structurel ici et là. Dans un cas, elles servent à la protection de la nation et à la projection de sa puissance vers l’extérieur ; dans l’autre cas, elles protègent des régimes et projettent leur violence contre les populations nationales.
Comment maintenant définir, sur le plan sociologique, ce type de groupes dirigeants, placés à l’intersection entre les grands pays capitalistes et les peuples dépendants et dont la principale fonction institutionnelle est le maintien de l’ordre? La réflexion académique occidentale ne propose aucun concept opératoire; en général, elle évite d’ailleurs de trop s’intéresser à ce genre de questions. Faute de mieux, on proposera ici la notion de «caste bureaucratico-policière». L’expression est laide et purement descriptive, mais elle délimite assez bien son objet. Le terme caste indique que nous n’avons pas affaire à une classe constituée, mais à un groupe fermé; le caractère bureaucratique signifie que ce groupe dirige l’Etat; le caractère policier indique que la répression est l’instrument privilégié du contrôle social.
On a vu comment cette caste organisait la soumission du pays aux intérêts étrangers. Il reste à indiquer comment elle organisait – dans le même temps – la poursuite de ses propres intérêts, c’est-à-dire comment elle travaillait à son propre enrichissement en tant que caste.
Les relations entre pouvoir économique et pouvoir politique sont toujours enchevêtrées. On distingue néanmoins deux grands cas de figure. Premier cas: on accède au pouvoir politique à partir de la puissance accumulée dans l’économie. Deuxième cas: on accède à la richesse matérielle à partir des positions conquises dans l’appareil d’Etat.
La Tunisie – et l’ensemble du monde arabe – appartient entièrement à la dernière catégorie.
Un système prédateur
Avec le régime Ben Ali, tout commence véritablement en 1987, suite au coup de force qui chasse Bourguiba. Le noyau constitutif au départ, c’est le propre clan familial de Ben Ali, avant tout sa fratrie. Ce noyau se restructure ensuite, après les secondes noces avec Leïla, en s’élargissant au clan Trabelsi.
Les premières années du règne sont marquées par de très nombreuses prévarications, mais l’essentiel se joue sur un autre front: le terrain matrimonial. Les principaux efforts du clan, durant cette période, semblent en effet dirigés vers la consolidation de sa base sociale, et cette consolidation se traduit par une politique active de mariages croisés, et parfois forcés, qui débouche sur un véritable système d’alliances familiales. Les alliances sont contractées avec certaines des plus grosses fortunes du pays. Celles qui refusent – il y en a eu quelques-unes – deviennent des cibles.
C’est lorsque cette assise est constituée que débute le pillage systématique du pays et de la population. S’appuyant sur les moyens que lui donne la puissance publique, recourant aussi aux méthodes d’intervention illégales et à la violence pure – accaparement, détournement, chantage, intimidation, racket, vol, si nécessaire meurtre –, le clan au pouvoir met en place un véritable appareil de spoliation à large échelle, qui finira par englober tous les circuits économiques du pays, y compris ceux de l’économie parallèle – le marché de la drogue, la contrebande de cigarettes et d’alcools et le commerce des armes. Le pillage ne se limitait pas aux secteurs les moins favorisés de la population, il frappait la société entière sans distinction.
A un moment ou un autre de leur histoire, tous les pays ont connu des régimes violents et prédateurs de ce style – des aventuriers qui s’emparent du pouvoir grâce à un coup de force, qui se taillent ensuite par la violence un patrimoine à leur convenance et se l’approprient.
En règle générale, pourtant, le temps agit comme un calmant dans de telles situations. Une fois leur autorité établie et leur richesse assurée, les aventuriers s’assagissent, ils tempèrent leurs ardeurs prédatrices et parviennent à trouver une forme d’équilibre, un modus vivendi, qui garantisse leur sécurité et la tranquillité des habitants. Tous les régimes monarchiques procèdent de ce modèle.
Le souci, avec les régimes arabes actuels, vient de ce qu’une telle normalisation n’est simplement pas possible en ce qui les concerne1. Et cela, en raison même des limitations imposées par le système de dépendance dans lequel ils sont intégrés. Ce qui empêche leur stabilisation dans la durée, c’est justement le fait qu’ils n’ont pas l’exclusivité de l’extorsion. Les clans au pouvoir n’ont pas le monopole du pillage des richesses de leurs territoires; ils doivent partager avec leurs protecteurs étrangers, qui ne leur laissent en vérité que les restes, la portion congrue. C’est cette contrainte objective qui explique pourquoi les régimes peinent autant à trouver les formules institutionnelles capables d’assurer leur pérennité. Et pourquoi le passage des années, loin de les rendre plus présentables et plus acceptables, les pousse au contraire dans une sorte de fuite en avant incontrôlable, vers toujours plus d’exactions, de brutalité, d’arbitraire et de népotisme. Ces régimes commencent dans l’illégalité, ils deviennent vite illégitimes et ils finissent dans l’abjection et l’infamie: on ne construit rien de durable sous pareil patronage.
Pour conclure ce point sur la caractérisation des régimes, on dira que l’on a affaire à des groupes dirigeants qui se comportent comme de véritables entités maffieuses, avec des parrains, des familles mères et des familles associées (en Tunisie, elles sont sept: voir les télégrammes diplomatiques révélés par Wikileaks). Au total, il s’agit d’un groupe social très minoritaire – quelques milliers de personnes –, mais s’appuyant sur un appareil policier tentaculaire (en Tunisie, la sécurité présidentielle, la police politique, les forces spéciales, le ministère de l’Intérieur et la Garde nationale), relayé par une multitude de rabatteurs, d’indics et de mouchards, agissant sous le couvert du Rcd, le parti du président, qui quadrillait la presque totalité du territoire national avec ses deux millions d’adhérents déclarés. En moyenne annuelle, le clan au pouvoir et son appareil de répression engloutissaient plus du tiers du Pnb.
(A suivre)
Note:
1 – Le système des présidences héréditaires que certains pays ont tenté d’établir est révélateur de leurs difficultés à cet égard : les Assad, en Syrie, les Moubarak, en Egypte, les Gueddafi, en Libye, les Saleh, au Yémen, etc.
Précédents articles:
Tunisiens, où réside le devoir: dans la division ou le rassemblement? (1/5)
Tunisiens, où réside le devoir: dans la division ou le rassemblement? (2/5)
Aziz Krichen écrit – Dans cette troisième partie, l’auteur analyse les formes de dépendance économique de l’ancien régime en Tunisie, sa spécificité politique et sa nature prédatrice.
Commençons par la composition du régime. L’opinion courante offre à cet égard une première approche: le régime, c’est le clan Ben Ali-Trabelsi et ses alliés. Des alliés que l’on retrouve à la tête de la plupart des grosses fortunes du pays, avec des positions de quasi monopole dans les secteurs de l’import-export, de la banque, du tourisme, de la spéculation immobilière et foncière, des Btp, des télécoms et de la grande distribution.
En appliquant la grille sociologique occidentale, ces cercles dominants s’apparenteraient à la grande bourgeoisie capitaliste. Beaucoup d’ailleurs, dans nos milieux dits progressistes, se satisfont de ce genre d’approximation, en lui ajoutant parfois tel ou tel qualificatif supplémentaire ? notre grande bourgeoisie serait affairiste, prédatrice, maffieuse, etc.?, pour préciser ses pratiques et ses méthodes.
Les formes de la dépendance économique
Comme toujours lorsque l’on utilise des schémas importés, une telle définition ne permet pas de saisir l’essentiel. Elle oublie ou laisse de côté un phénomène fondamental: le caractère dépendant et asservi de l’économie tunisienne, le caractère dépendant et asservi de son capitalisme et de ses capitalistes.
Au-delà de la présence directe d’intérêts étrangers sur le sol national, la dépendance se mesure chez nous de deux manières différentes, étroitement liées entre elles.
La première forme de dépendance s’exprime à travers les mécanismes de l’échange inégal. En gros, cela veut dire que ce que nous exportons vers l’Europe ? notre premier partenaire commercial ? est vendu en dessous de sa valeur réelle et que ce que nous en importons est acheté au-dessus de cette valeur. En d’autres termes, nos échanges avec le Nord se traduisent pour nous par une évasion, une extorsion de valeur; plus ces échanges se développent, plus la ponction augmente et plus la pression sur nos ressources naturelles et humaines s’alourdit.
La deuxième forme de dépendance est définie par les modalités de notre insertion dans le système de la division internationale du travail. Contrairement à ce qu’affirme la propagande officielle, la Tunisie ne fait pas partie des pays émergents. Dans son fonctionnement comme dans ses structures, l’économie tunisienne n’est comparable ni à l’économie chinoise ni à l’économie brésilienne ni même à celle de la Turquie. Notre place dans le circuit de la production et des échanges est une place subalterne. La Tunisie ? comme d’ailleurs le reste du monde arabe ? est située dans la zone inférieure de l’échelle hiérarchique mondiale: juste au-dessus de l’Afrique subsaharienne, mais loin derrière l’Asie du Sud et de l’Est ou l’Amérique Latine.
Nos principales activités marchandes portent sur des secteurs technologiquement peu évolués: l’exportation de matières premières et de produits semi-finis (les phosphates et quelques dérivés), la sous-traitance (textiles, mécanique, électronique, centres d’appel) et le tourisme (dans sa version de masse bas de gamme). Ce type de spécialisation, renforcé par les accords de libre-échange signés avec la Communauté européenne ? imaginez un combat de boxe opposant un poids plume et un super-lourd et vous comprendrez ce que signifient réellement ces accords de libre-échange ?, livre le pays pieds et poings liés à l’exploitation étrangère, en aggravant en même temps sa dépendance et la désarticulation de son économie.
La situation décrite ici n’est pas nouvelle. Elle remonte aux choix de politique économique arrêtés par le gouvernement Nouira dès le début des années 1970, après l’échec de l’expérience de développement planifié conduite par l’équipe Ben Salah. Il est cependant incontestable que les choses sont allées en se dégradant avec Ben Ali, dont les différents gouvernements ont exécuté avec zèle les directives successives du Fmi et de la Bird: dévaluation rampante du dinar, suppression des protections douanières, démantèlement du secteur public, libération des transferts de capitaux, dénationalisation de la banque et de l’assurance...
Les résultats néfastes de cet alignement inconditionnel sur l’Occident sont aujourd’hui partout visibles. Limitons-nous aux aspects les plus graves:
1) Notre agriculture a été saccagée, notamment en ce qui concerne la production céréalière. En 2010, nous avons consommé environ 30 millions de quintaux de blé et d’orge; sur ce total, 20 millions de quintaux provenaient de l’importation. L’antique grenier ne parvient plus à nourrir son propre peuple.
2) Nous importons près de 70% de nos besoins en biens manufacturés de consommation courante.
3) Le chômage frappe plus de 40% de la population en âge de travailler, hommes et femmes, sans épargner la jeunesse éduquée.
4) Les niveaux de salaires sont anormalement faibles et ne permettent pas de répondre aux dépenses de base des ménages. Dans les grandes villes, le poste logement absorbe, en moyenne, la moitié du budget familial total.
5) Conséquence directe de ce qui précède: le pouvoir d’achat global généré par l’activité économique est trop réduit, étriqué, insuffisant, incapable en tout cas d’entraîner la cristallisation d’un tissu industriel intégré, orienté vers la satisfaction des besoins élémentaires de la population et pouvant se développer à partir d’une demande intérieure solvable et croissante.
En fin de compte, cette économie de dépendance aboutit à une distorsion véritablement démentielle: le système permet à l’étranger (principalement l’Europe) d’accumuler de juteux profits, tout en bloquant le développement de notre potentiel national. Ce blocage génère, à son tour, un déficit structurel permanent de la balance commerciale et de la balance des paiements. Nos exportations sont continuellement inférieures à nos importations, l’écart se situant entre 20 et 30% en valeur moyenne annuelle. Pour combler le déficit des échanges, le pays emprunte et s’endette. Et le paiement de la dette (et des intérêts de la dette) participe à creuser davantage le volume du pillage et le poids de la dépendance. L’engrenage fonctionne en circuit fermé ; il est, pour ainsi dire, autoentretenu.
Les spécificités du régime politique
C’est lorsque l’on garde en tête ces spécificités du système économique tunisien que l’on peut comprendre la nature réelle de notre régime politique. On peut définir sa nature parce que l’on peut saisir concrètement sa fonction dans la gestion de la relation de dépendance. Le régime est en place pour remplir une tâche précise: maintenir le pays dans la subordination au capitalisme étranger, faire en sorte que les mécanismes du pillage continuent d’agir et de se reproduire.
En ce sens, la Tunisie, à l’image des autres pays arabes, n’est rien d’autre qu’une chasse-gardée, un territoire annexé, sous tutelle, quelque chose comme une friche, une réserve naturelle, dont les ressources primaires – le sol, le sous-sol et la main-d’œuvre – sont préemptés par les économies du Nord et exploitées selon leurs besoins.
Dans sa finalité générale, ce mode d’exploitation ressemble comme deux gouttes d’eau à l’ancienne relation coloniale. Ce qui a changé, c’est que le contrôle n’est plus direct, mais indirect. Dans le nouvel ordre mondialisé, le maintien de l’ordre, précisément, n’est plus assuré par une armée d’occupation; sa responsabilité est dorénavant confiée à des supplétifs autochtones. La mission principale de ces auxiliaires locaux est, en effet, une mission de police: ils doivent garantir la pérennité du système et, par conséquent, maintenir la population dans l’obéissance, à n’importe quel prix et quels que soient les moyens employés.
Il existe un moyen très simple de vérifier l’exactitude de cette affirmation, c’est la composition même des forces de sécurité. Ainsi, dans les pays occidentaux, l’effectif de la sécurité intérieure (la police) est significativement inférieur à l’effectif de la sécurité extérieure (l’armée). En France, le rapport est d’un policier pour un soldat et demi, en Grande-Bretagne, il est d’un policier pour deux soldats et aux USA, d’un policier pour trois soldats. Dans les pays arabes, ces proportions sont complètement inversées. Le rapport moyen est d’un soldat pour quatre policiers: 180.000 policiers et 40.000 soldats en Tunisie, deux millions de policiers et un demi-million de soldats en Egypte – malgré la présence d’un Israël surarmé aux frontières. C’est bien la preuve que les forces de sécurité ne remplissent pas le même rôle structurel ici et là. Dans un cas, elles servent à la protection de la nation et à la projection de sa puissance vers l’extérieur ; dans l’autre cas, elles protègent des régimes et projettent leur violence contre les populations nationales.
Comment maintenant définir, sur le plan sociologique, ce type de groupes dirigeants, placés à l’intersection entre les grands pays capitalistes et les peuples dépendants et dont la principale fonction institutionnelle est le maintien de l’ordre? La réflexion académique occidentale ne propose aucun concept opératoire; en général, elle évite d’ailleurs de trop s’intéresser à ce genre de questions. Faute de mieux, on proposera ici la notion de «caste bureaucratico-policière». L’expression est laide et purement descriptive, mais elle délimite assez bien son objet. Le terme caste indique que nous n’avons pas affaire à une classe constituée, mais à un groupe fermé; le caractère bureaucratique signifie que ce groupe dirige l’Etat; le caractère policier indique que la répression est l’instrument privilégié du contrôle social.
On a vu comment cette caste organisait la soumission du pays aux intérêts étrangers. Il reste à indiquer comment elle organisait – dans le même temps – la poursuite de ses propres intérêts, c’est-à-dire comment elle travaillait à son propre enrichissement en tant que caste.
Les relations entre pouvoir économique et pouvoir politique sont toujours enchevêtrées. On distingue néanmoins deux grands cas de figure. Premier cas: on accède au pouvoir politique à partir de la puissance accumulée dans l’économie. Deuxième cas: on accède à la richesse matérielle à partir des positions conquises dans l’appareil d’Etat.
La Tunisie – et l’ensemble du monde arabe – appartient entièrement à la dernière catégorie.
Un système prédateur
Avec le régime Ben Ali, tout commence véritablement en 1987, suite au coup de force qui chasse Bourguiba. Le noyau constitutif au départ, c’est le propre clan familial de Ben Ali, avant tout sa fratrie. Ce noyau se restructure ensuite, après les secondes noces avec Leïla, en s’élargissant au clan Trabelsi.
Les premières années du règne sont marquées par de très nombreuses prévarications, mais l’essentiel se joue sur un autre front: le terrain matrimonial. Les principaux efforts du clan, durant cette période, semblent en effet dirigés vers la consolidation de sa base sociale, et cette consolidation se traduit par une politique active de mariages croisés, et parfois forcés, qui débouche sur un véritable système d’alliances familiales. Les alliances sont contractées avec certaines des plus grosses fortunes du pays. Celles qui refusent – il y en a eu quelques-unes – deviennent des cibles.
C’est lorsque cette assise est constituée que débute le pillage systématique du pays et de la population. S’appuyant sur les moyens que lui donne la puissance publique, recourant aussi aux méthodes d’intervention illégales et à la violence pure – accaparement, détournement, chantage, intimidation, racket, vol, si nécessaire meurtre –, le clan au pouvoir met en place un véritable appareil de spoliation à large échelle, qui finira par englober tous les circuits économiques du pays, y compris ceux de l’économie parallèle – le marché de la drogue, la contrebande de cigarettes et d’alcools et le commerce des armes. Le pillage ne se limitait pas aux secteurs les moins favorisés de la population, il frappait la société entière sans distinction.
A un moment ou un autre de leur histoire, tous les pays ont connu des régimes violents et prédateurs de ce style – des aventuriers qui s’emparent du pouvoir grâce à un coup de force, qui se taillent ensuite par la violence un patrimoine à leur convenance et se l’approprient.
En règle générale, pourtant, le temps agit comme un calmant dans de telles situations. Une fois leur autorité établie et leur richesse assurée, les aventuriers s’assagissent, ils tempèrent leurs ardeurs prédatrices et parviennent à trouver une forme d’équilibre, un modus vivendi, qui garantisse leur sécurité et la tranquillité des habitants. Tous les régimes monarchiques procèdent de ce modèle.
Le souci, avec les régimes arabes actuels, vient de ce qu’une telle normalisation n’est simplement pas possible en ce qui les concerne1. Et cela, en raison même des limitations imposées par le système de dépendance dans lequel ils sont intégrés. Ce qui empêche leur stabilisation dans la durée, c’est justement le fait qu’ils n’ont pas l’exclusivité de l’extorsion. Les clans au pouvoir n’ont pas le monopole du pillage des richesses de leurs territoires; ils doivent partager avec leurs protecteurs étrangers, qui ne leur laissent en vérité que les restes, la portion congrue. C’est cette contrainte objective qui explique pourquoi les régimes peinent autant à trouver les formules institutionnelles capables d’assurer leur pérennité. Et pourquoi le passage des années, loin de les rendre plus présentables et plus acceptables, les pousse au contraire dans une sorte de fuite en avant incontrôlable, vers toujours plus d’exactions, de brutalité, d’arbitraire et de népotisme. Ces régimes commencent dans l’illégalité, ils deviennent vite illégitimes et ils finissent dans l’abjection et l’infamie: on ne construit rien de durable sous pareil patronage.
Pour conclure ce point sur la caractérisation des régimes, on dira que l’on a affaire à des groupes dirigeants qui se comportent comme de véritables entités maffieuses, avec des parrains, des familles mères et des familles associées (en Tunisie, elles sont sept: voir les télégrammes diplomatiques révélés par Wikileaks). Au total, il s’agit d’un groupe social très minoritaire – quelques milliers de personnes –, mais s’appuyant sur un appareil policier tentaculaire (en Tunisie, la sécurité présidentielle, la police politique, les forces spéciales, le ministère de l’Intérieur et la Garde nationale), relayé par une multitude de rabatteurs, d’indics et de mouchards, agissant sous le couvert du Rcd, le parti du président, qui quadrillait la presque totalité du territoire national avec ses deux millions d’adhérents déclarés. En moyenne annuelle, le clan au pouvoir et son appareil de répression engloutissaient plus du tiers du Pnb.
(A suivre)
Note:
1 – Le système des présidences héréditaires que certains pays ont tenté d’établir est révélateur de leurs difficultés à cet égard : les Assad, en Syrie, les Moubarak, en Egypte, les Gueddafi, en Libye, les Saleh, au Yémen, etc.
Précédents articles:
Tunisiens, où réside le devoir: dans la division ou le rassemblement? (1/5)
http://www.kapitalis.com/afkar/68-tribune/3557-tunisiens-ou-reside-le-devoir-dans-la-division-ou-le-rassemblement-12.html
Tunisiens, où réside le devoir: dans la division ou le rassemblement? (2/5)
http://www.kapitalis.com/afkar/68-tribune/3574-tunisiens-ou-reside-le-devoir-dans-la-division-ou-le-rassemblement-22.html