Passons maintenant à l’analyse du camp révolutionnaire, c’est-à-dire à l’identification des forces sociales qui ont pris part au soulèvement ayant emporté le clan Ben Ali. Nous avons parlé d’un système économique dépendant, désarticulé, dont le développement était structurellement bloqué. Nous allons voir comment ces caractéristiques se répercutent sur le terrain sociologique et les graves déséquilibres qu’elles y introduisent.
Composition sociale du peuple révolutionnaire
Le peuple tunisien tout entier s’est dressé contre la dictature. Mais le peuple est composite; on peut le répartir en plusieurs sous-ensembles relativement bien différenciés.
En bousculant les classifications habituelles et en allant du groupe le plus nombreux au moins nombreux, on obtient les quatre grands blocs suivants: les laissés-pour-compte, la petite bourgeoisie urbaine, la classe ouvrière et la classe moyenne.
1- Les laissés-pour-compte. Enfermés dans les strates inférieures de la pyramide sociale, ils forment la classe innombrable des exclus et des indésirables, tout ceux que le système a abandonnés sur le bord de la route: plus de 40% de la population en âge de travailler, vivant complètement en marge du marché officiel de l’emploi. Dans les pays du Nord, ceux du capitalisme central, on les désignerait du nom de sous-prolétariat. Mais le sous-prolétariat est un phénomène extrêmement minoritaire dans ces pays; même en période de crise économique, ses effectifs ne dépassent pas les 2 ou 3% du total des actifs adultes. Chez nous, il forme une masse compacte, la catégorie numériquement la plus importante de la structure des classes. Cette densité renvoie d’ailleurs à sa diversité et à son hétérogénéité.
Les laissés-pour-compte englobent pêle-mêle les paysans pauvres et sans-terre, les migrants de l’habitat périurbain, les chômeurs de longue durée et, de plus en plus, les générations successives de jeunes scolarisés et diplômés sans débouchés professionnels.
En dehors de l’extrême précarité de ses conditions, ce qui unifie sociologiquement et culturellement cette multitude, c’est son caractère rural prononcé, même si elle est surtout reléguée dans les faubourgs des grandes villes; il s’agit d’une population qui vient de quitter la campagne et dont l’identité paysanne est toujours prépondérante. Elle forme quasiment une société seconde, une société parallèle, engagée dans des activités de stricte survie, l’économie dite souterraine.
Cette classe immense est la première à s’être mise en branle en décembre 2010 – à Sidi-Bouzid, Thala, Kasserine... – et c’est elle qui a fourni le plus lourd tribut à la révolution: près de 200 martyrs et des milliers de blessés1.
2 - La petite bourgeoisie urbaine: les fonctionnaires, les employés, les artisans, les petits commerçants, les couches inférieures des professions libérales, les étudiants, les petits entrepreneurs de l’économie informelle, etc.
Là aussi, les effectifs sont pléthoriques – autour de 35% de la population adulte – et les conditions d’existence difficiles. Les revenus sont insuffisants, rognés en outre par une inflation galopante et l’explosion du phénomène de surendettement des ménages. Cependant, étant donné son nombre, sa concentration dans les centres urbains, le niveau d’éducation relativement élevé de ses membres et, finalement, sa position médiane dans le corps social, cette classe a occupé une place essentielle dans la révolution, notamment à travers l’organisation des manifestations et des marches et la transmission de l’information et des mots d’ordre.
3 - La classe ouvrière. Quantitativement plus réduite, culturellement moins influente, la classe ouvrière n’a rejoint la révolution que dans un deuxième temps – lorsque le soulèvement a atteint Gafsa, Gabès et Sfax1. Son apport fut néanmoins considérable, étant donné le retentissement des mouvements de grève sur le fonctionnement global de l’économie. (La place centrale prise par l’Ugtt dans l’encadrement de la révolution ne doit pas masquer la réalité à cet égard. L’Ugtt n’est pas le syndicat des ouvriers d’industrie, c’est un syndicat de salariés, où les employés et les fonctionnaires jouent un rôle déterminant.)
4 - La moyenne bourgeoisie, la classe des entrepreneurs et des couches aisées des professions libérales. Numériquement modeste, c’est la dernière catégorie à avoir rallié le mouvement révolutionnaire. Son ralliement a cependant joué un rôle décisif sur les plans politique et symbolique. Il a contribué à donner à la révolution une sorte d’universalité, cette pleine unanimité sociale qu’elle n’avait pas encore. Avec son entrée en scène, le renversement de Ben Ali devenait l’affaire de tous les Tunisiens. Ce n’était plus simplement les exclus qui s’opposaient aux inclus, ce n’était plus les pauvres contre les riches, mais le rassemblement de tous, les déshérités comme les privilégiés, contre un pouvoir minoritaire et inique, corrompu et malfaisant. Désormais, le peuple révolutionnaire se confondait avec l’ensemble de la société. Et ce peuple réuni, où plus personne ne manquait, se dressait contre un ennemi qui redevenait ce qu’il était: une tyrannie misérable, absurde, d’un autre âge, extérieure et étrangère à la société.
Récapitulons. Les différentes composantes du peuple révolutionnaire – la masse des laissés-pour-compte, la classe ouvrière, la petite et la moyenne bourgeoisie – n’ont pas vécu et ne vivent pas les mêmes privations. Toutes n’ont pas affronté le régime Ben Ali avec le même courage et la même détermination. Elles ne sont pas entrées dans le combat au même moment et n’ont pas consenti les mêmes sacrifices, ni subi les mêmes pertes et les mêmes dommages. Mais cela ne donne à aucune d’entre elles plus de droits qu’aux autres sur la révolution. Parce que l’entière entreprise aurait sombré dans un effroyable bain de sang si une seule partie avait fait défaut2. Il s’agit donc d’une réalisation collective et, plus gravement, d’une responsabilité commune. Une responsabilité qui engage tous les Tunisiens, et qui les engage non seulement pour le présent, mais aussi pour l’avenir.
Je veux dire par là que l’unité du peuple, qui était nécessaire pour renverser la dictature, est toujours nécessaire pour édifier le nouveau pouvoir et reconstruire l’économie nationale. La préservation de cette unité et son approfondissement sont indispensables pour espérer avancer et progresser. Encore une fois, la cohésion de notre front intérieur n’est pas une option parmi d’autres, c’est un impératif stratégique, la condition sine qua non du succès dans les batailles à venir.
(A suivre)
Notes:
1- L’insurrection du bassin minier en 2008 a néanmoins joué un rôle préparatoire incontestable.
2 - C’est la conjonction de deux processus contradictoires - l’unité de "ceux d’en bas" ; l’isolement de "ceux d’en haut" - qui explique la victoire de la révolution en Tunisie (et en Egypte) et son coût relativement faible en pertes humaines. Et c’est sans doute parce qu’une telle conjonction n’est pas encore pleinement accomplie que les choses se passent de manière aussi douloureuses aujourd’hui en Libye, en Syrie, au Yémen et ailleurs.
Précédents articles:
Tunisiens, où réside le devoir: dans la division ou le rassemblement? (1/5)
Tunisiens, où réside le devoir: dans la division ou le rassemblement? (2/5)
Tunisiens, où réside le devoir: dans la division ou le rassemblement? (3/5)