Il faut que notre révolution aille jusqu’au bout de sa logique, qu’elle réalise les tâches historiques pour lesquelles elle s’est levée. Nous sommes aujourd’hui parvenus à nous accorder sur des buts politiques communs et unifiés: mettre en place des institutions démocratiques, à travers la convocation d’une assemblée constituante élue au suffrage universel. Mais avons-nous des buts économiques communs et unifiés? Avons-nous une idée précise des mesures à prendre pour transformer le modèle économique actuel et apporter un nouvel horizon aux acteurs sociaux?
Prenons la question par un autre bout. Examinez le discours du gouvernement provisoire. Que dit-il en matière de politique économique? En dehors des formules convenues sur la nécessité de la transparence, vous ne trouverez rien d’inhabituel. Les anciennes orientations sont maintenues telles quelles. Les priorités sectorielles en faveur du tourisme et de la sous-traitance, l’ouverture incontrôlée du pays aux marchandises et aux capitaux extérieurs, les opérations de privatisation et de dénationalisation – aucun de ces choix calamiteux n’est remis en cause. Davantage: le gouvernement provisoire et les technocrates qui le conseillent voudraient les radicaliser et les rendre irréversibles, en accélérant la signature d’un nouvel accord d’association avec l’Union européenne. Les politiques qui ont ligoté le développement du pays et creusé les inégalités sociales jusqu’à la fracture, ces politiques qui ont provoqué le soulèvement populaire et la chute de Ben Ali, ils voudraient les garder, mais sans Ben Ali et, assurent-ils, sans la corruption. Comme si la corruption n’était pas la fille naturelle du libéralisme et de la dépendance!
Quel programme économique pour la révolution?
Comment changer de cap? Comment construire une alternative économique volontaire, en même temps cohérente et rattachée aux réalités? La première chose à faire consiste à donner un grand coup de pied dans la pensée unique du capitalisme actuel – cette idéologie frauduleuse du «laisser faire laisser passer», fabriquée dans les officines des institutions financières internationales, qui est ensuite inoculée aux élites du Sud depuis l’école primaire jusqu’à l’université. Cet intégrisme mondialisé, qui se présente comme une sorte d’horizon indépassable pour notre temps, est une gigantesque arnaque, qui ne tient que par le crédit que les imbéciles lui accordent. Les pays dominés ne peuvent pas s’affranchir matériellement des pays dominants s’ils leur restent intellectuellement dépendants.
La seconde chose à faire est de rappeler une vérité élémentaire, aujourd’hui semble-t-il oubliée – ou ignorée – par beaucoup de responsables politiques dans le pays, et pas seulement dans la mouvance du gouvernement provisoire: l’économie n’est pas une science neutre, dont les préceptes s’appliqueraient uniformément partout et en toutes circonstances. L’économie, c’est d’abord l’art de gérer des intérêts contradictoires. C’est donc une affaire éminemment politique. Une affaire de choix politiques. En ce qui concerne le pays, nous serions bien avisés de les arrêter nous-mêmes et de ne pas nous en remettre – comme sous Ben Ali et sous Bourguiba – aux conseils «désintéressés» de nos amis occidentaux.
On a vu que la révolution avait été l’œuvre commune des forces sociales constitutives de notre peuple: la masse rurale, la classe ouvrière, la petite et la moyenne bourgeoisie. Le programme économique alternatif doit être défini en fonction de leurs besoins, de leurs attentes et de leurs aspirations. Ni plus ni moins.
Il faut ouvrir, devant ces différentes forces, des perspectives de promotion crédibles. En sachant que leurs intérêts particuliers ne sont pas spontanément convergents. Et qu’il faudra, par conséquent, procéder à des compromis et à des arbitrages, sous la responsabilité de l’Etat.
Nous sommes en train de passer de la dictature à la démocratie, c’est-à-dire à l’affirmation de la souveraineté populaire. Dans l’économie, nous faisons face à un défi similaire: passer de la dépendance à la maîtrise de notre développement, c’est-à-dire là aussi à la pleine souveraineté. Le processus sera long et difficile, mais c’est un objectif national majeur. Il exige la mobilisation de tout le corps social, une mobilisation qui prenne en compte aussi bien les intérêts particuliers que les intérêts d’ensemble, qui cherche à les concilier et à les harmoniser, mais qui ne place pas les premiers au-dessus des seconds. Ni la ville avant les campagnes, ni l’inverse; ni les travailleurs avant les chefs d’entreprise, ni le contraire.
Les finalités d’un tel projet sont claires. Il faut sortir de la spirale du sous-développement, de la dépendance et de l’endettement extérieur. Il faut développer notre potentiel productif et technologique national. Donner du travail à tous les exclus et notamment à la jeunesse. Donner des perspectives d’investissements et de profits à nos entrepreneurs. Stimuler la demande intérieure en améliorant les conditions de travail et de rémunération des salariés et en résorbant les disparités régionales. Combler les déséquilibres de l’appareil économique en rétablissant l’autosuffisance alimentaire et la couverture de nos besoins en biens manufacturés de masse.
Ces buts généraux doivent être adoptés par tous, de la manière la plus explicite. Ils devront faire l’objet d’un vaste consensus et être intégrés dans une sorte de pacte national pour le développement. Ils formeront ainsi une base commune qui permettra au pays de se projeter tout entier vers l’avenir, tout en cimentant l’unité de ses différentes composantes.
Cinq mesures centrales
La réalisation d’un tel programme économique passe par des décisions politiques précises. Je citerai ici les mesures qui me semblent parmi les plus importantes à prendre:
1 - La réforme agraire. Nous disposons d’un peu plus d’un million d’hectares de terres domaniales, reliquat des terres dérobées à la paysannerie par la colonisation française. Ces terres, dont la mise en valeur actuelle est désastreuse, doivent être redistribuées à leurs ayant-droits légitimes, les paysans pauvres. Cette mesure ne réparerait pas seulement une injustice, c’est la seule façon de faire repartir la production vivrière, tout en apportant une première solution pratique au problème du chômage de masse et à la détresse du monde rural. Près de 200.000 familles – le dixième des ménages tunisiens – peuvent être concernées par une décision de ce genre, toujours reportée à plus tard depuis 1956.
2 - Les grands travaux. Dans le cadre des politiques de résorption du chômage et de réduction des disparités régionales, il faut également lancer un programme ambitieux de grands travaux – routes, chemins de fer, aménagements hydrauliques, reforestation, etc. L’efficacité économique globale du pays en sortirait multipliée. Sans pour autant alourdir la dette extérieure: les principaux chantiers peuvent être parfaitement financés par un grand emprunt national.
3 - La protection ciblée du marché intérieur. Deux secteurs présentent aujourd’hui un intérêt majeur: la production agricole et les biens industriels de consommation courante. Le premier, parce que l’autosuffisance alimentaire est la condition de toute indépendance; le second parce que lui seul permet l’acquisition et l’accumulation des savoir-faire de base. Les deux sont la matrice du développement ultérieur de nos capacités économiques et techniques.
4 - L’intégration de la sous-traitance. Les activités de sous-traitance industrielle restent marquées par leur aspect parcellaire et fragmenté, c’est-à-dire par leur faible degré d’intégration horizontale et verticale. Il faut inscrire ce secteur dans un programme de développement inspiré des méthodes asiatiques dites de remontée des filières. Contrairement à ce qu’affirme la propagande libérale, les pays émergents n’ont pas émergé en laissant jouer les «lois du marché», mais en s’appuyant sur l’Etat et sur ses capacités de prévision, de planification et d’investissement. C’est ce qui nous amène au dernier point.
5 - La reconstruction de la capacité d’intervention des pouvoirs publics. Il faut redonner à l’Etat tunisien un rôle central dans la stratégie du développement. Ce rôle a été systématiquement détruit par Ben Ali, ce qui a fait de l’économie du pays une sorte de fétu de paille fluctuant au gré des aléas de la conjoncture extérieure. Il faut en finir avec une telle démission des pouvoirs publics. La première mesure à prendre dans cette optique est de rétablir un minimum de contrôle du système bancaire et des flux financiers.
Evitons tout malentendu. Il ne s’agit pas de revenir aux anciennes formules étatistes des années soixante, ni de couper les ponts avec le monde extérieur. Il s’agit simplement de donner à l’Etat tunisien un rôle – celui de garant de l’indépendance et du développement – qu’il n’aurait jamais dû quitter. Et il s’agit aussi de faire évoluer progressivement le rapport de force avec les partenaires économiques européens de façon à parvenir à une position plus convenable dans le système de la division internationale du travail. Il n’est pas question de sortir de ce système – il n’y en a pas d’autre –, mais de ne pas accepter d’être relégué parmi les derniers de la classe.
Autour de nous, le monde a aussi changé
L’opération n’est pas facile, elle est cependant à notre portée. La puissance des pays du Nord n’est plus ce qu’elle était. Leur hégémonie se lézarde sous nos yeux depuis de nombreuses années. Sous l’effet de leurs contradictions internes, d’abord – la financiarisation de leur économie a dévasté leur appareil productif et mis à mal leur tissu social. Du fait des coups de boutoir qu’ils reçoivent des pays émergents, ensuite, et notamment des plus grands d’entre eux: Chine, Inde, Brésil, Russie, Mexique. Une brèche s’est ouverte dans le système mondial, où plusieurs pays se sont engouffrés, et où nous pouvons nous glisser à notre tour. Il y a là des conditions historiques objectives qui donnent tout leur sens à nos propositions alternatives. Des ambitions qui paraissaient hier définitivement hors de portée redeviennent désormais accessibles.
Evidemment, il se pose ici un problème de masse critique. Pour peser sur un rapport de force, encore faut-il peser quelque chose. En termes de poids relatif, la Tunisie seule, avec son territoire exigüe et ses dix millions d’habitants, ne pèse pas bien lourd. C’est la raison pour laquelle il est indispensable que nous coalisions nos moyens avec ceux des autres pays dépendants, et d’abord avec les peuples arabes. Il y a à peine quelques mois, une telle perspective aurait semblé utopique. Ce n’est plus le cas. L’immense vague qui nous a soulevés est en train de les soulever l’un après l’autre à leur tour. Dans un délai très court – deux ou trois ans –, de vastes champs de coopération vont s’offrir, qu’il convient de commencer à favoriser dès aujourd’hui. Isolé, aucun pays arabe ne fait le poids; ensemble, c’est une autre affaire.
La stratégie économique alternative vise un seul objectif: faire respecter notre souveraineté, établir notre droit à être les maîtres de notre destin, refuser de voir le pays réduit à une sorte de dépendance, où tout le monde se sert sauf les véritables propriétaires. Un tel objectif ne sera pas atteint par un simple claquement de doigts. Les choses ne vont pas s’améliorer radicalement pour tout le monde du jour au lendemain. Les anciennes structures ne vont pas être abolies par magie et laisser la place aux nouvelles. Tout cela exigera du temps et beaucoup d’efforts. Mais un chemin s’est ouvert, que nous pouvons, que nous devons emprunter.
Les différents gouvernements provisoires qui se sont succédé depuis le 14-Janvier ont-ils abordé des thématiques de ce genre? Non. Et c’est parfaitement compréhensible: leur rôle n’est pas de faciliter la naissance du nouveau, mais de préserver l’existence de l’ancien, en faisant des concessions de pure forme. On l’a vu sur les sujets directement politiques comme l’assemblée constituante ; tout ce qui a été obtenu a été arraché par la pression. Pour l’alternative économique, il faudra procéder de la même manière: la mettre au cœur du débat public et lutter pour qu’elle devienne une cause centrale dans la mobilisation populaire.
Il faut aussi apprendre à identifier les vrais problèmes. Et apprendre à nous battre sur des terrains choisis par nous-mêmes et non pas sur ceux-là où l’ennemi voudrait nous entraîner pour nous voir nous affronter les uns les autres à son seul profit. Les enjeux économiques et sociaux sont essentiels pour l’avenir de notre peuple. Ces enjeux doivent être clairs lors des élections de juillet prochain. Si ce n’est pas le cas, ce sont les anciennes formules qui l’emporteront. Ce ne serait pas seulement un échec pour le développement, ce serait aussi un échec pour la démocratie. Parce qu’il n’y a pas de démocratie qui se maintienne et prospère dans la pauvreté et la soumission à l’étranger.
Précédents articles:
Tunisiens, où réside le devoir: dans la division ou le rassemblement? (1/5)
Tunisiens, où réside le devoir: dans la division ou le rassemblement? (2/5)
Tunisiens, où réside le devoir: dans la division ou le rassemblement? (3/5)
Tunisiens, où réside le devoir: dans la division ou le rassemblement? (4/5)