Dans un moment de surenchères où le simple citoyen ne trouve pas facile de s’orienter, il est de notre devoir de bien peser les mots, de pouvoir étayer nos arguments, de ne pas faire d’une opinion un fait ni des faits isolés une généralité sous peine de se trouver au bord d’un précipice que d’autres n’hésiteront peut-être pas à franchir.
Or, l’article, par endroits fort instructif et intéressant, risque la plupart du temps d’ajouter au flou qui nous entoure notamment en ce qui concerne l’exercice abusif des étrangers prestataires de services. Car, l’article crée, voire nourrit la confusion en mélangeant, inconsciemment ou pas, l’abus dans l’exercice de l’activité avec l’obtention fraduleuese du droit d’exercer.
Les étrangers en Tunisie ne sont ni meilleurs ni moins bons
Confusion d’abord, par un langage tendancieux (depuis le titre), qui tend à brouiller les cartes sur la table et à chercher les problèmes ailleurs qu’à leur origine.
Que la réglementation sur les prestations des services mérite d’être améliorée au profit de l’économie nationale est une question à débat et des plus légitimes. Reprocher à «la majorité des étrangers» des «détournements frauduleux des dispositions légales» ou d’avoir presque injustement obtenu leur «immatriculation fiscale […], violant ainsi d’une manière flagrante la législation en vigueur» en est une tout autre qui ne peut pas, ne doit pas, nous laisser insensibles.
L’article confond régulièrement le droit d’exercer une activité avec l’abus éventuel dans l’exercice de cette activité. Car, comment peut-on comprendre autrement l’auteur lorsqu’il dit que «ces sociétés, dont l’objet social est indéfini, ont pourtant pu avoir leur immatriculation fiscale et au registre du commerce, violant ainsi d’une manière flagrante la législation en vigueur» ? L’auteur n’est pas sans savoir que cet «objet social indéfini», ce n’est pas du choix du prestataire mais bien de la loi et l’immatriculation fiscale qui en découle n’a rien d’illégal encore moins de «violation flagrante de la législation». Pas plus que la publication sur le Journal officiel de l’activité exercée n’a rien d’«une publicité en toute impunité» aux dires de l’auteur, mais c’est bien une obligation légale.
Soyons clairs, les étrangers en Tunisie ne sont ni meilleurs ni moins bons que le reste de la planète et les francs-tireurs ou les «magouilleurs» comme l’auteur se plaît de les nommer, ne manqueront pas. Or l’usage abusif d’un droit n’implique point que le droit est illégalement acquis comme des phrases éparses dans l’article veulent le faire entendre.
Profiter: le mot est bien lourd et péjoratif
Certes, on me rétorquera que l’article ne s’adresse qu’à ceux qui abusent – je cite «les entreprises étrangères qui ont détourné frauduleusement le décret-loi n° 61-14» – et non pas aux étrangers honnêtes qui exercent en plein respect de la législation. Soit! Mais peu importe si j’exerce légalement et en plein respect de mes droits et obligations, je fais tout de même partie, selon l’article, de ces «autres étrangers (qui) profitent de la situation de marginalisation et de non réglementation […] pour exercer, au détriment de nos entreprises […] sans respect, au moins, de la règle de réciprocité».
Profiter: le mot est bien lourd et péjoratif pour que ça ne frôle pas un qualificatif que je m’abstiens de nommer tant il est inhabituel et incompatible avec ce pays que j’habite depuis 16 ans. Qui plus est, faire appel à «la règle de réciprocité» est pour le moins que l’on puisse dire déroutant, sinon malhonnête puisque la réciprocité ne se concrétise guère au niveau individuel mais bien au niveau des Etats, ce qui ajoute davantage à la confusion sur la culpabilité «individuelle» de ces étrangers qui ne cherchent que l’exploitation. Arrivera-t-on à reprocher un jour aux étrangers de profiter de notre soleil toute l’année sans respecter la règle de réciprocité?
Mais non, on me répliquera encore, l’article ne vise pas les étrangers! Pour preuve, une bonne section est consacrée aux abus de nos nationaux! Et j’en conviens! D’ailleurs, eut-il été titré «Comment les tricheurs volent nos emplois?», cet article aurait peut-être mieux servi la cause et j’y aurais adhéré pleinement en limitant mes commentaires sur l’aspect de la réforme du système que l’on pourrait envisager! Malheureusement, ce n’était pas le cas et son titre ne présage rien de bon et encore une fois, confond les esprits.
Confusion parce qu’il est pour le moins étrange que l’auteur, pourtant se déclarant bien informé sur l’importance de ces agissements, n’apporte aucun chiffre à l’appui des idées avancées sur ces entreprises étrangères «frauduleuses» responsables de tant de «sinistres» sur le dos d’entreprises nationales. D’autant plus que la préoccupation des professionnels du secteur semble alarmante. Je sais: de part ma profession d’économiste je suis obsédé par les chiffres autant que j’ai horreur des généralisations mais de telles affirmations sur «la majorité des étrangers» sont bien graves pour qu’elles soient lancées au débat – pour ne pas dire jeter en pâture – sans aucun chiffre ni preuve à l’appui.
Combien sont-elles ces entreprises? Combien d’emplois mettent-elles à risque? Comment les abus sont-ils identifiés et répertoriés? Ont-ils été sanctionnés? Si non, pourquoi et à qui revient la responsabilité? Car, dans un moment où le chômage touche près de 700.000 personnes, il ne nous est pas permis de lancer de tels titres choquants sans en pouvoir établir l’ampleur de ce phénomène et parler en termes génériques de «majorité» (silencieuse !?).
Les abus, ce sont les organismes de contrôle qui s’en chargeront
Nul doute que le phénomène existe, comme partout ailleurs, et mérite débat, mais nous avons besoin d’en connaître l’envergure pour savoir pas seulement dans quel sens agir – comment faut-il réformer la réglementation? Faut-il tout simplement supprimer le droit d’exercice pour les étrangers dans des secteurs particuliers? Faut-il se donner plus de moyens de contrôle et de répressions des abus? – mais aussi de pouvoir se donner des priorités d’actions. Car ce n’est qu’un mauvais choix que de réformer seulement pour éviter les abus. On réforme surtout pour que la collectivité en tire le plus de bénéfice. Les abus, quelle qu’en soit la nationalité, ce sont les organismes de contrôle qui s’en chargeront.
Je suis de ceux qui croient que toute vérité est bonne à dire. Et il est vrai qu’être étranger en Tunisie, la plupart du temps, ce n’est pas un handicap ni un empêchement. Mais je pense que cette situation, que je n’hésiterai pas de qualifier parfois de «privilégié», ne provient pas du fait que – je cite l’article –, «les corrompus, qui continuent à gérer l’administration comme une propriété privée, dont les salaires et les avantages sont financés par le contribuable, ont été toujours au service des entreprises étrangères qui s’enrichissent au détriment des entreprises tunisiennes et du marché de l’emploi.»
Non! Ceci résulte d’abord du Tunisien, accueillant par nature, tolérant par culture et ouvert par curiosité. Mais s’alimente aussi par un sincère engagement et une quasi-totale intégration dans la vie et la société tunisienne de pas mal d’entre nous, en pleine conformité avec les lois du pays.
Je ne sais pas combien nous sommes: c’est l’auteur de l’article qui dispose de cette information qu’il n’a pas jugé opportun de partager avec lecteur. Ce que je sais c’est qu’il nous faut essayer de faire la part des choses, de pointer du doigt et sanctionner avec empressement les abus et les corrompus de tout bord et d’éviter surtout les procès d’intention et les amalgames au «plombier polonais», qui sont loin de résoudre les problèmes du pays. De notre pays !
* Economiste, consultant
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