Les révoltes arabes font que les relations des peuples et des pouvoirs seront durablement modifiées. Par voie de conséquence, celles des relations euro-méditerranéennes devront s’adapter. Rien ne sera sans doute plus comme avant. Mais il est encore bien tôt pour déterminer quelle seront la teneur et l’ampleur de cette refondation. L’heure est à l’écoute et à l’accompagnement bienveillant.
Des situations différentes dans les cinq pays du Maghreb
En Algérie, des revendications presque quotidiennes agitent l’ensemble du territoire. Affectant un très grand nombre de catégories de travailleurs, des gardes communaux aux journalistes, en passant par les étudiants. Elles sont globalement peu violentes car manifestement la population ne souhaite pas renouveler l’aventure des dix années de feu connues à partir de 1992. Il est vrai aussi que les forces de l’ordre exercent une action pressante visant à limiter toute velléité de manifestation. Néanmoins le besoin de meilleure répartition des richesses, d’emplois et de dignité de vie est évident. Le peuple algérien attend de ses dirigeants des modifications profondes de la gouvernance.
Le président de la république a ainsi prescrit(24) d’entamer les consultations avec les partis, les personnalités politiques, les partenaires sociaux, ainsi que les organisations de la société civile sur deux volets de réformes.
Le premier, éminemment politique, concerne le projet de révision constitutionnelle, l’élaboration d’un nouveau code électoral, d’une nouvelle loi sur les partis, et d’une loi organique sur l’élargissement de la participation féminine dans les assemblées élues locales.
Le second volet des réformes porte sur le dialogue social, le développement local, le devenir de l’entreprise (privée ou publique) et la modernisation du mode de gouvernance aux plans local et national à travers une plus grande implication de la société civile.
Un rapport sera soumis au président Bouteflika à l’automne.
Il paraît assez peu probable que ce pays connaisse à court terme un bouleversement important.
En Libye, la situation ressemble de plus en plus à une guerre civile tandis que des forces, majoritairement occidentales et sous commandement de l’Otan, conduisent des opérations de projection de puissance dans le cadre de la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’Onu. Le résultat est encore incertain mais le risque d’une partition du pays, quelle que soit l’issue concernant le «Guide de la Révolution», est important.
La sortie de cette situation nécessitera un très gros effort de reconstruction dans tous les domaines.
Au Maroc, les attentes sont grandes. La réforme constitutionnelle initiée par le Roi Mohammed VI dans son discours du 9 mars a provoqué une grande effervescence politique et médiatique. Néanmoins, l’émergence de nouveaux acteurs dans la vie politique marocaine n’est pas, pour l’instant, observable. Par exemple, la commission «technique» chargée d’élaborer la réforme constitutionnelle a été désignée par le roi, indépendamment des institutions politiques représentatives et notamment du parlement. Les mouvements revendicateurs ne sont pas plus concernés. «La plupart du ‘‘secteur moderniste’’ du Maroc semble d’ailleurs convaincu, peut-être pas sans raison, que dans une société profondément conservatrice (même s’il apparaît des courants de modernisation et de sécularisation), la seule garantie de la modernité et le seul moteur politique de toute réforme moderniste (comme cela s'est passée déjà avec l’approbation de la nouvelle Moudawana ou Code de la famille en 2003) est le roi»(25).
Il n’est pas impossible que les démarches envisagées ne suffisent pas à satisfaire les revendications exprimées, notamment sur des questions centrales telles la pérennité de la sacralité du roi, ainsi que le souligne le propre cousin du roi(26), surtout si certains pays parviennent à se moderniser réellement. De tels exemples pourraient alors motiver des soulèvements plus déterminés. Cette inquiétude a déjà fait l’objet d’une déclaration(27) de Natasha Butler, porte-parole du commissaire chargé de la politique de voisinage de l’Union européenne, suite aux incidents qui ont émaillé une manifestation de jeunes Marocains qui réclamaient des réformes politiques à Casablanca et à Tanger le 29 mai, et alors que peu de temps avant, le 25 mai (28), à la sortie de la mosquée Sounna de Rabat où le roi venait d’accomplir sa prière hebdomadaire, des diplômés chômeurs avaient osé l’interpeller en criant: «On veut de l’emploi!». La situation est donc particulièrement délicate.
En Mauritanie, après de premières manifestations, il semble que la priorité de la population ne soit pas à la revendication. Les tensions liées à la lutte contre le terrorisme et contre des trafics criminels divers, menaçant la sécurité du pays, occupent entièrement le pouvoir mais aussi la société, inquiète de ces dérives.
Ce pays paraît devoir échapper, pour l’instant, au vaste mouvement qui a été qualifié de «printemps arabe».
Enfin, la Tunisie est aux prises avec les suites de la révolution. Ce pays connaît une période de débats et de revendications visant tout à la fois à se reconstruire sur les principes d’un Etat de droit, sur les bases d’une gouvernance conforme à l’intérêt commun et sur le respect d’une équité républicaine. Cela ne va pas sans des excès, des hésitations et des désordres. Le risque d’un retour à un régime autoritaire qu’il soit religieux ou laïc ne peut pas encore être totalement écarté. Cette crainte est d’autant plus fondée que la situation économique du pays est très affectée par l’effondrement de l’activité touristique depuis début 2011(29). Mais elle est également entretenue par une situation sécuritaire encore précaire, une pression islamiste aux intentions difficilement perceptibles, une présence jugée néfaste des tenants de l’ancien régime et un grand désordre parmi les forces démocratiques. La date des élections, prévue au 24 juillet et reportée au 23 octobre, sera un instant crucial.
Si le devenir de ce pays mérite d’être suivi avec beaucoup de soin, il convient surtout de souligner que les enjeux, liés au succès ou à l’échec, selon les critères respectueux des valeurs de l’Union européenne, sont extrêmement importants pour la région tout entière. Ce constat mériterait sans doute de la part des partenaires de la Tunisie une attention très spécifique.
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Cinq pays connaissant des vies politiques très différentes mais confrontés à des problématiques comparables. Cinq pays touchés par les révoltes du mal nommé «printemps arabe» de façons tout aussi différentes et dont l’effet déstabilisant est aujourd’hui encore très hétérogène. Mais cinq pays dont les avenirs sont interdépendants notamment en fonction des résultats des événements en cours qui pourront devenir des exemples ou des repoussoirs.
Accompagner le devenir du Maghreb au mieux des intérêts communs
Face à cette situation, il semble pertinent de vouloir agir pour accompagner les événements au mieux des intérêts communs de la région euro-méditerranéenne c’est-à-dire, comme le préconisait la Déclaration de Barcelone en novembre 1995, dans une perspective de paix et de prospérité partagée. Le cheminement vers une gouvernance respectant l’Etat de droit paraît constituer une démarche favorable à ce projet qui mérite d’être confortée.
Or, les décideurs européens, face aux événements survenus récemment dans la région euro-méditerranéenne, adoptent des positions qui visent, le plus souvent, à conserver les instruments de coopération internationale existants se contentant de promettre, sans modifier le cadre global, des efforts plus importants en fonction de l’appréciation portée sur les progrès effectués(30).
Il est légitime de s’interroger sur la pertinence, mais surtout sur la recevabilité de ces propositions de la part des responsables et des sociétés de pays ayant conduit de véritables révolutions, manifestant ainsi leur volonté de refonder la gouvernance à venir, mais tout autant leurs relations extérieures. Il convient sans doute, d’imaginer des voies et moyens qui montrent que cette volonté de révolution a été réellement perçue par les pays de l’Union européenne qui souhaitent en accompagner les progrès
Dans cette perspective, il importe de différencier plus nettement les politiques et les instruments relationnels avec les pays du Maghreb, en fonction des situations observées. Il semble ainsi souhaitable d’adapter les outils existants tels le Partenariat Euromed, la Politique européenne de voisinage (Pev), l’Union pour la Méditerranée (UpM) ou autres, pour élargir l’offre de coopération et proposer aux pays, conduisant une véritable révolution démocratique, des perspectives nouvelles plus ambitieuses qui constituent une véritable «prime» à la modernisation.
Cette proposition doit s’appuyer sur la définition, par le pays lui-même, des objectifs qu’il se fixe en matière de révisions des constitutions, des institutions, des règles électorales, etc., et sur un processus d’évaluation conjointe de l’avancement des progrès accomplis. Les critères Etat de droit, égalité hommes/femmes, protection des minorités, liberté de l’exercice des cultes, respect des engagements internationaux seront certainement centraux dans l’évaluation envisagée.
Afin d’accompagner les pays ayant choisi cette démarche dans leurs efforts pour atteindre leurs objectifs, il convient d’imaginer de nouveaux instruments et de nouveaux horizons qui constituent à la fois un soutien solide et crédible aux ambitions des populations concernées, mais aussi un véritable projet partagé. Ce dernier doit être suffisamment attrayant pour nourrir une coopération fondée sur un partenariat respectueux et équilibré.
Pour un «Accord de solidarité» et des outils de convergence
Ce soutien européen, conditionné et individualisé à chaque pays du Maghreb, doit donc privilégier la création d’emplois, la sécurité alimentaire et la suffisance de la ressource en eau, puis l’accès aux autres biens essentiels (la santé, l’assainissement, l’éducation, le logement, l’énergie etc..), selon un échelonnement qui réponde aux urgences définies par les nouveaux pouvoirs élus et aux exigences imposées par la dégradation des situations économiques dans des pays fragilisés par la crise mondiale.
Il passera sans doute prioritairement par l’appui à l’éducation et à la formation professionnelle et, plus généralement, par la définition de nouveaux moteurs de croissance, plus équilibrés socialement et plus innovants. Cet appui nécessitera la mise en place sans délai d’une aide d’urgence, puis de crédits remboursables importants.
La communication conjointe(31) du 8 mars 2011, «Un partenariat pour la démocratie et une prospérité partagée», démontre une certaine prise de conscience des enjeux au niveau européen mais sans que soient réellement modifiés les instruments existants.
Quant à la déclaration du G8(32) qui lance, le 27 mai 2011, le «Deauville Partnership», elle reste dans le cadre de «l’appel à», du «soutien» et de «l’encouragement». S’adressant spécifiquement à la Tunisie et à l’Egypte, dont les représentants avaient présenté les besoins de leurs pays respectifs, les financements nécessaires au développement des progrès à accomplir ont été évalués sans que soient réellement prévus les mécanismes qui y pourvoiraient, citant seulement les organes financiers qui pourraient être mis à contribution. De fait, la définition du cadre du «Deauville Partnership» est confiée aux ministres des Affaires étrangères et des Finances appelés à se réunir dans les mois à venir pour poursuivre la tâche.
Mais un tel soutien ne suffira pas à motiver les efforts et les sacrifices indispensables au succès de la révolution. Il faudra imaginer un aboutissement, un objectif ou un horizon réellement séduisant qui puisse mobiliser non seulement les décideurs mais aussi les populations. Cet enjeu proposé aux pays en marche vers la démocratie reste à définir. Il pourrait cependant reposer sur un «Accord de solidarité» qui s’inspirerait du statut d’associé tel qu’il est accordé par l’Union européenne à la Norvège ou à la Suisse. Ce statut prévoirait la mise en place d’outils de convergence économique et sociale aboutissant, graduellement, à la libre-circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes et l’association par voie de consultation à la préparation des directives européennes sur les domaines industriel, agricole et douanier.
* Consultant indépendant.
Notes :
24 - In Jeune Afrique 31 mai 2011.
25- In Note pour l'«Observatoire: Crise dans le monde arabe» du Real Instituto Elcano de Estudios Internacionales y Estratégicos (traduite de l’espagnol)- Ivan Martin.
26 - «Mais il faut renoncer au caractère sacré de la personne du roi. Si on garde cette notion-là, copiée sur l'absolutisme français, au milieu d'un dispositif institutionnel par ailleurs démocratique, tout sera biaisé. A terme, cela ne marchera pas.» - Moulay Hicham: «La solution au Maroc: une monarchie réformée» - Propos recueillis par Jean-Michel Demetz et Dominique Lagarde- 15 mai 2011 agence Reuters.
27 - In Au Fait Maroc – 31 mai.
28 - In Slate Afrique – 27 mai.
29 - In France 24 – 4 juin – «Chute vertigineuse de 7.8% du PIB au premier trimestre 2011 en Tunisie».
30 - «Les Occidentaux sont aveuglés par l'épouvantail islamiste. La France en particulier, qui devrait se réjouir de voir de jeunes Arabes descendre dans la rue au nom de ses propres valeurs, me semble repliée sur elle-même, ringardisée. Les Etats-Unis sont plus pragmatiques. Ils agissent en fonction de leurs intérêts stratégiques, au cas par cas.» - Moulay Hicham: «La solution au Maroc: une monarchie réformée»- Propos recueillis par Jean-Michel Demetz et Dominique Lagarde- 15 mai 2011 agence Reuters.
3 - Communication conjointe, Parlement européen, Conseil européen, Conseil, Comité économique et social européen et Comité des régions (COM 2011 – 200) du 8 mars 2011, « Un partenariat pour la démocratie et une prospérité partagée »
32 – Declaration of the G8 on the Arab Spring - G8 Summit of Deauville - May 26-27, 2011.
Lire aussi:
Demain - L’impact des révoltes arabes au Maghreb (1-3)
L’impact des révoltes arabes au Maghreb (2-3)