Walid Alouini* écrit – Réponse à l’article ‘‘La Tunisie, son élite autoproclamée et son peuple rebelle’’ de Jamel Dridi.


Après la curée médiatique européenne et américaine qui a porté à bout de bras un parti islamiste et mélangé naïvement information, désinformation et propagande, voici qu’un universitaire muni d’un fouet revanchard s’en prend à l’élite tunisienne. Une auto-flagellation peu glorieuse et étonnante.

Il n’y a pas une élite mais des élites. Les universitaires en font partie au titre managérial, intellectuel ou administratif. Le cumul est bien sûr possible.

L’élite ne s’autoproclame pas. Le seul cas d’auto-proclamation serait peut être celui de la dictature du prolétariat érigée après la révolution de 1917 et encore.

Ceci étant posé, les affirmations vaseuses et caricaturales dans l’écrit de Jamel Dridi ne peuvent rester sans réponse.

1. Le clivage relèverait de la lutte des classes : les richissimes côtoient avec mépris la masse «pauvrissime». A aucun moment la religion n’est évoquée dans cette «analyse». Le clivage, s’il y en avait, serait celui d’une partie de la population attachée à une gouvernance par le droit divin et l’autre attachée à une gouvernance par la liberté, l’humain et donc le législatif.

A mon sens ce clivage n’existe même pas, l’attachement à l’héritage arabo-musulman cher à nous tous est le point d’achoppement.

Le débat instrumentalisé et manipulé sur la laïcité a réveillé des démons et la peur de perdre nos attaches et nos repères a conduit à ce vote «identitaire».

Le 14 janvier, nous avons, toutes classes confondues, soulevé un poing rageur pour retrouver notre liberté, j’ai vu ce jour-là des professeurs de médecine, des hommes d’affaires, des étudiants, des avocats, des artistes, des éboueurs, des chauffeurs de bus, des ouvriers journaliers, des dockers, des policiers en civil… des Tunisiens en colère et déterminés.

Les élites de tous bords, les laissés pour compte, les pauvres, les riches, la classe moyenne tunisienne (fierté nationale) ont fait cette révolution ensemble main dans la main.

Le schéma binaire du riche et du pauvre est bien loin de la plus belle aventure humaine que ce pays ait vécue. Bien sûr la dégradation consternante des conditions de vie de la majorité des Tunisiens a provoqué la déflagration. Des décennies de braise ne peuvent s’éteindre en quelques mois ! Seuls les charlatans pourront avancer cet argument !

2. L’exemplarité du scrutin : plus d’un millier d’irrégularités plus ou moins graves a entaché ce scrutin. Dans les bureaux, les dérives ont été minimes mais les militants citoyens qui ont sillonné les rues durant le vote ont été atterrés par les méthodes brutales des islamistes et autres d’ailleurs. La bataille de l’intimidation et de l’influence s’est faite dans les rues.

Non, ce scrutin n’a pas été exemplaire ! Il l’eut été ? Je crois que le résultat global aurait été le même ! C’est bien cela le drame ! Ces méthodes d’un autre âge ont conforté les «progressistes» dans leurs craintes. Celles de l’instrumentalisation de notre religion au profit de la prise du pouvoir. La vigilance de tous les Tunisiens sera le gardien de cette révolution et en cela j’ai confiance. Nul ne pourra renouveler la confiscation de notre liberté et de notre pays.

3. Le bonheur gâché : le Tunisien serait heureux quand certains (Tunisiens aussi) voudraient lui gâcher sa fête. Quand des partis inconnus, jamais vus sur le terrain et faisant campagne à partir de leur télévision privée à l’étranger kidnappent plus de vingt sièges, vous ne vous posez aucune question mais vous stigmatisez ceux qui ont sillonné le territoire des mois durant sur leur temps de travail, leur temps familial, leur santé et leurs deniers dans le seul but de comprendre, d’aider et de donner d’eux-mêmes.

4. L’escroquerie cosmétique : à laquelle les chancelleries occidentales n’ont pas donné suite. Ces mêmes chancelleries qui ont maintenu au pouvoir notre bourreau des décennies durant et se sont acoquinées avec les mafieux, voyous et brigands qui sévissaient au vu et au su de tout le monde. Celles-là mêmes qui se sont empressées de saluer la victoire historique de l’islamisme sans attendre le résultat officiel des urnes ? Ces gouvernants éclairés que vous citez en exemple et dont les exactions à notre encontre et à l’encontre des peuples opprimés sont encore vivaces dans les mémoires ? Les pays que vous citez ont voulu former la police politique pour mieux réprimer les nôtres et ont opposé un veto à la naissance d’un Etat palestinien. Il est étonnant par ailleurs que les journalistes véreux d’antan trouvent grâce à vos yeux aujourd’hui.

5. L’élite corrompue : Carthage, la Marsa, Sidi Bousaid ont été défigurés par la mafia durant deux décennies. Les prix y ont flambé, la verdure abolie, les collines dynamitées pour le bon plaisir de rapaces exclus à jamais de toutes les élites, les maisonnettes y sont devenues des forteresses, l’incivisme la règle etc., ces quartiers évoqués par vous avec haine ont souffert du joug de l’ère précédente et de grandes poches de misère s’y sont développées. Leurs habitants tous confondus pour la plupart y ont fait le dos rond en espérant que l’orage passe, certains ont résisté héroïquement et d’autres ont collaboré avec le diable.

Car encore une fois dans ces quartiers se côtoient quasiment toutes les classes sociales tunisiennes. Les mettre dans le même sac (élite corrompue) relève de l’aveuglement au mieux et du parti pris revanchard et myope au pire.

6. Maquillage économique et attaque du jeu démocratique : Il est étonnant qu’à aucun moment le régime népotique précédent ne soit cité dans cet écrit pour expliquer la situation économique dégradée du pays, tout est de la faute des Marsois et Carthaginois qui vivent dans l’opulence et rotent d’indifférence sur le bon peuple qui crève de faim. Une analyse navrante de simplisme et de méconnaissance.

Oui les tenants de la liberté veulent être vigilants car il ne sera plus jamais question de la leur confisquer même au nom de notre Dieu. Cela offense ! mais qui ? Nous gérons notre relation avec l’éternel sans avoir besoin de parrains pour cela. Nous sommes musulmans et n’avons pas de leçons à recevoir à ce titre de quiconque. Musulmans et se réclamant de la liberté pour gérer nos vies sur terre. Il n’est pas question de maquiller quoi que ce soit mais de maintenir fermement notre liberté et notre marge de manœuvre pour lesquelles le prix fort a été payé par nos frères.

Un parti d’inspiration islamiste a recueilli l’adhésion du tiers des Tunisiens à ce jour. Bravo ! L’islam est notre religion à tous et à ce titre son intrusion dans le politique ne peut être acceptée. Nous avons des gages que cela ne se fera pas ! Le chemin est long pour que notre démocratie grandisse et devienne une belle femme plein d’espoirs et porteuse des espoirs de chaque Tunisien. A ce titre, chaque Tunisien sera vigilant et remettra sur les rails de cette voie ceux qui gouverneront en son nom.

Arrêtons le populisme à deux balles pour diviser ce peuple. Nous avons le droit de ne pas être d’accord et nous l’exercerons toujours désormais. Cela ne nous empêchera pas d’aimer notre pays et de souffrir en voyant les conditions de vie terribles de certains de nos concitoyens. Ni vous ni personne n’avez le monopole de la compassion et de l’amour pour notre pays et son peuple.

Le conseil d’aller vers le «peuple» dont nous faisons partie est encore une fois le témoignage d’une profonde méconnaissance du tissu social. Les élites (celles qui ouvrent le passage aux autres) que j’ai eu à côtoyer au niveau des partis, des associations, des personnes et avec lesquelles j’ai eu le privilège de travailler un peu ont donné de leur temps, de leur vie et de leur santé avec un amour et une abnégation qui ont ému aux larmes.

Dire qu’ils devraient aller au contact de la réalité est insultant pour l’engagement dont ils ont fait preuve.

Les banalités du genre «la Tunisie ne se gouverne qu’au centre» sont affligeantes et gagneraient à être élaborées dans un souci de crédibilité.

Nous avons toujours eu la réalité que nous pouvions, nous militons désormais pour avoir la réalité que nous voulons !

* Managing Director, Medicalia&Beecare.