Dr Ahmed Chebbi écrit – Ennahdha, Al-Moatamar et Ettakatol ont du mal à trouver des points de convergence pouvant constituer un véritable programme économique et social commun.


Au lendemain des premières élections libres organisées en Tunisie depuis 50 ans, une coalition s’est formée dans le but de constituer une majorité lui permettant de diriger le pays. Une coalition hétéroclite dont la durée de vie ne dépasserait pas le temps d’écrire une nouvelle constitution. Il a fallu près de 2 mois à cette coalition pour se mettre d’accord sur le partage des postes ministériels.

Curieusement, cette coalition gouvernementale esquive jusqu’à présent tout débat portant sur son  programme.

A regarder de plus près, on comprend mieux pourquoi cette alliance contre nature évite d’évoquer ce sujet. En dehors des grands slogans communs à tous : création d’emploi, développement régional et incitation à l’investissement, ces partis de la «Troïka» (Ennahdha, Al-Moatamar, Ettakatol) ont des difficultés à trouver des points de convergence pouvant constituer un véritable programme économique et social commun.

Ennahdha : un libéralisme… poétique  

Pour Ennahdha, le libéralisme est de mise. Le parti semble avoir une «vision claire» de ce que sera la Tunisie en 2016 avec des prévisions pour le moins optimistes, telles qu’«un taux de croissance annuel moyen de 7% sur toute la période 2012/2016», «un taux d’investissement de 31% du Pib en 2016», «un taux d’inflation dans la limite de 3% en 2016», et la création de «590.000 emplois au cours du prochain quinquennat» dont 400.000 emplois rien que pour 2012, selon les propos récents de Noureddine Bhiri, nouveau ministre de la Justice (sic !). Ces propos sont d’autant plus étonnants que ce chiffre serait atteint avec une prévision de croissance de 5% seulement.

Un tel programme «miraculeux» devrait inspirer des pays en faillite tels que la Grèce ou l’Italie. Sauf que les prévisions c’est bien, mais les mesures concrètes pour les atteindre c’est encore mieux.
Sur ce volet-là, Ennahdha est bien plus évasif et bien moins enclin à parler en termes de chiffres et de pourcentages. Le parti se contente de mentionner des mesures vagues telles que «revoir les dispositions du code d’incitation aux investissements dans le cadre d’une démarche de contractualisation qui lie l’octroi des avantages fiscaux à l’atteinte des objectifs économiques et sociaux». Tout lecteur attentif notera aussi un ton presque «poétique» pour traiter de sujets qui ne le sont pas : «revivifier le modèle de développement humain en puisant dans les valeurs authentiques de l’héritage culturel et civilisationnel de la société tunisienne et de son identité arabo musulmane. Ces valeurs qui prônent l’effort et l’excellence dans l’accomplissement du travail ; qui valorisent la créativité et l’esprit d’initiative ; qui récompensent les créateurs et favorisent l’entraide et la solidarité sociale».

Ceci sera-t-il suffisant pour réduire le chômage à 8,5% à l’horizon 2016, comme le propose Ennahdha ? Il est difficile de croire que 200 experts ont travaillé jours et nuits pendant des mois (d’après Ennahdha) pour aboutir à un tel programme.

Ettakatol : retour à l’Etat-providence

Ettakatol, de son côté, nous annonce l’Etat-providence. Le parti opte ainsi pour un retour aux valeurs fondatrices d’un socialisme qui a partout montré ses limites.

L’objectif phare du programme d’Ettakatol est la création de «100.000 emplois valorisants dans le service public». Alors que tous les voyants de l’économie nationale sont au rouge, il est difficile d’admettre qu’un pays comme la Tunisie, pays où un sureffectif dans les institutions de l’Etat a été mis à l’index par plusieurs études, peut se permettre de garnir encore plus les rangs du secteur public. Cette approche contribuera non seulement à freiner la modernisation de l’administration, mais servira aussi à masquer les lacunes du secteur privé qui peine à jouer son rôle dans la création d’emplois.

Une telle politique représente ni plus ni moins une bombe à retardement pour les futurs gouvernements. En effet, toutes mesures futures qui viseraient à réduire le nombre de fonctionnaires de l’Etat seraient impopulaires et engendreraient des blocages socio-économiques.

Comme pour Ennahdha, Ettakatol n’explique pas dans le détail quels seront les moyens mis en œuvre pour appliquer sa politique.

Cpr : des promesses populistes en guise de programme

Quant au Cpr (ou Al-Moatamar), c’est le flou total. Ce parti pan-arabisant a tout misé sur la soif de changement politique des Tunisiens. Il a ainsi récupéré leur colère et a bâti son image sur l’idée forte de rompre radicalement avec l’ère Ben Ali. Le Cpr a tout de même pris la peine de publier un programme économique qui n’a rien à envier à ses alliés en termes d’objectifs honorables : primauté à la justice sociale. Ce programme n’a aussi rien à envier à ses alliés en termes de lacunes flagrantes et d’absence de précisions.

Marzouki n’a jamais cessé de répéter que la Tunisie n’a nullement besoin d’emprunter. Selon le président intérimaire, nous pouvons compter sur la générosité des Tunisiennes, qui sont invitées à «épargner leurs bijoux», sur l’aide d’un voisin libyen aussi instable qu’imprévisible, et sur le rapatriement de l’argent du clan déchu (qui risque de durer des années).

Deux faits très révélateurs nous permettent de mieux comprendre la méthode de travail du Cpr dans ce domaine : les candidats aux portefeuilles ministériels alloués au Cpr ont été auditionnés un à un pour connaitre leurs intentions s’ils venaient à être choisis, alors que les programmes sont généralement établis par le parti et appliqués par les ministres. Par ailleurs, une partie du programme économique du parti a été plagiée sur un article de presse indépendante (le Cpr a vite fait de publier des excuses à l’auteur de l’article).

Le seul point commun à ces programmes semble être des promesses populistes qui furent utiles lors de la campagne électorale. En attendant, le pays est au bord de la faillite et la coalition gouvernementale formée depuis plus de 2 mois n‘a toujours pas indiqué son programme aux Tunisiens et aux investisseurs étrangers. Aucun membre de la «Troïka» n’est actuellement en mesure d’expliquer au peuple qui lui a fait confiance ce que compte faire cette coalition dans le domaine fiscal, économique, industriel, etc.

Le discours du Premier ministre, jeudi, lors de la présentation du gouvernement, n’a contenu aucune mesure concrète, aucun schéma de financement clair. Rien que des annonces d’intentions.

* Chercheur.

Du même auteur sur Kapitalis :
Tunisie. Comment Ennahdha va-t-il recycler le système Rcd ?