Mohsen Dridi* écrit – La révolution sera aussi culturelle, dans les arts et la littérature, et dans les mentalités ou, alors, elle laissera un goût… d’inachevé.


Par transformations culturelles, il faut comprendre que la révolution, qui est un acte à la fois collectif et individuel annonciateur et peut-être fondateur de la nouvelle société en gestation, a besoin d’être incarné par des symboles d’identification et de représentation qui marquent la mémoire collective. Les arts, la littérature sont, par voie de conséquence, des (les) domaines privilégiés dans lesquels cette identification va s’opérer et par lesquels la mémoire collective va s’exprimer.

Bouillonnement, foisonnement, renouvellement…

Mais dans ces domaines également le nouveau va chercher à remplacer l’ancien lequel s’accroche à ses privilèges. Et pas seulement au niveau des personnels mais surtout au niveau des contenus des supports culturels et artistiques, voire même par l’introduction de nouveaux modes et supports, de nouvelles formes d’expression.

En Tunisie, un bouillonnement et un foisonnement tout azimut s’est installé et dont on ne mesure pas encore l’ampleur ni la profondeur. En apparence anodine, par exemple, la figure du rappeur (Bendirman, El-Général…), a fait une entrée fracassante avec la révolution. Il a été – à côté des chanteurs et groupes de la musique engagée qui avaient marqué les décennies précédentes tels Mohamed Bhar, Hédi Guella, Amel Hamrouni, les Colombes blanches, Ouled el Manajem, Al Bahth El-Moussiqui … – l’une des expressions de la résistance avant et d’accompagnement de la révolte de la jeunesse face au régime de Ben Ali. Ce fut également le cas avec les blogueurs et les réseaux sociaux facebook, twitter... L’art pictural (la peinture qui a une longue tradition en Tunisie), graphique et audiovisuel s’est enrichi de nouvelles formes qui donnent un éclairage plus large et diversifié de la création artistique en Tunisie : tags, graph, caricatures, cinéma, photo…

Bien sûr, la Tunisie, qui n’en est pas à ses premiers soubresauts, a déjà connu un important bouillonnement culturel et artistique dans le passé. Par exemple, dans les années 1930 (Taht Essour, ces bohémiens, chansonniers, journalistes, libres-penseurs, anticonformistes, libertaires même) mais également dans les années 1970-80 avec le cinéma (Ftcc, Ftca, Festival de Kélibia…), le théâtre (Festival du théâtre amateur de Korba, l’espace El-Téatro…). Mais ces bouillonnements et particulièrement celui des années 1970-80 ont subi les années de plomb et, plus inquiétant encore, un plan diabolique de dévoiement et une certaine déliquescence sous le régime de Ben Ali.

Mais c’est aussi le renouvellement des thématiques abordées dans les divers domaines culturels et artistiques qui marque et marquera les transformations  révolutionnaires d’aujourd’hui. L’introduction des thèmes jusque là interdits ; montrer et décrire, telles qu’elles sont, les situations, les régions, les populations, les gens… jusque là exclus des supports et médias officiels, voire de tous médias.

Voilà probablement un des aspects les plus palpables de ce renouvellement. L’important est que les gens reconnaissent (et se reconnaissent dans) ces situations et à travers les questions qui y sont traitées. Une proximité mais débarrassée de tout propos et point de vue paternalistes comme cela s’est pratiqué durant plus d’un demi-siècle dans le pays concernant la vision officielle de la culture. Une proximité donc qui peu permettre, justement, une identification. La littérature et les arts sont appelés à inventer les nouveaux héros positifs de la révolution. Non pas les inventer de toute pièce car il y a alors le risque qu’ils sonnent faux. Il faut simplement que les créateurs et les artistes observent ce qui se passe sous leurs yeux et sachent en capter les symboles, les situations, les émotions surtout… qu’ils retranscriront, réécriront et recréeront dans leurs langages artistiques.

Il est intéressant de voir, par exemple, comment, depuis le 14 janvier 2011, les gens, les jeunes, les manifestant (es), se sont véritablement réappropriés ces symboles de la nation que sont le drapeau, l’hymne national et plus récemment les commémorations. Symboles dont le Tunisien(ne) ordinaire, individuellement ou collectivement, étaient (ou avaient le sentiment d’être) dépossédés, comme s’ils lui étaient étrangers. Symboles trop éloignés tant ils étaient identifiés à l’Etat, accaparés par le Rcd (ex-Psd) ce Parti-Etat, cette puissance «publique» elle-même perçue avant tout comme hostile («El-bilik» comme on dit en Tunisie, avec une charge tellement péjorative). On a vu aussi l’hymne national scandé et chanté de mille et une manières et avec quel brio (du chant révolutionnaire, à l’orchestre symphonique en passant par la folk-music…). On a vu mille et une manières de peindre et d’arborer le drapeau.

Arts de la rue, arts dans la rue…

La nation, pour la première fois depuis très longtemps, s’identifiait au peuple. Ou plutôt elle s’est, pour un temps, dépouillée de ses artifices et de ses oripeaux pour redescendre dans la rue et côtoyer le peuple. Plus encore, chaque individu s’est, de manière très personnelle, réapproprié ces symboles de la nation comme pour dire : «Certes je ne suis qu’un élément parmi d’autres de cet ensemble, mais cet ensemble existera, dorénavant, et prendra corps aussi à travers moi». Et curieusement cela coïncide avec le moment où les gens et la politique ont commencé à converger pour investir physiquement et la rue et l’espace public. Et l’art n’est pas en reste dans cette dialectique. L’art – les arts – s’exposent de plus en plus dans la rue. Arts de la rue, arts dans la rue…

Une révolution culturelle donc. Au départ, les thèmes de la révolution (et de la révolte notamment) sont, bien entendu, et comme c’est souvent le cas, lyrisme oblige, des thèmes privilégiés par les artistes. C’est un peu normal. Une des premières manifestations, par exemple, de ce renouvellement est la réapparition, sur le devant de la scène, de nombreux artistes et créateurs qui avaient été opprimés, réprimés, censurés, interdits non seulement dans les médias officiels mais même souvent de toutes programmations publiques et à qui il ne restait, comme uniques moyens de diffusion que les enregistrements sous le manteau circulant dans des cercles restreints. Chanteurs bien sûr, plasticiens, graphistes, cinéastes, hommes et femmes de théâtre… Et ces artistes sont revenus avec leurs répertoires anciens mais également avec de nouvelles créations en lien avec la révolution.

Mais attention les arts au service de la révolte et même de l’instant insurrectionnel avec tous ces «instantanés», pris sur le vif, qui accompagnent le processus révolutionnaire, ne doivent pas se confondre avec la révolution dans les arts. Ou disons plutôt la création artistique ne saurait être réduite à ces seuls «instantanés».

Dénoncer la censure du régime ben Ali c’est bien et c’est même un passage obligé, dénoncer le principe de toute censure et les mécanismes profonds qui  l’alimentent et l’entretiennent c’est mieux. Plus encore l’art et la littérature participent de la culture générale, entretiennent le goût et l’envie de la connaissance, l’ouverture d’esprit, du rapport à autrui… Ils sont donc les meilleurs garants pour une confrontation civilisée dans le vivre ensemble que nous appelons de nos vœux.

A suivre…

* Militant associatif.

Articles précédents :
La révolution tunisienne sera culturelle et dans les mentalités ou ne sera pas (1/3)