Mohsen Dridi* écrit – La révolution sera aussi culturelle, dans les arts et la littérature, et dans les mentalités ou, alors, elle laissera un goût… d’inachevé.


L’art ou les arts sont appelés à inventer des langages nouveaux qui dépassent l’acte premier de la révolution (le renversement du pouvoir politique établi). Ils doivent, à partir de là, inventer une nouvelle dialectique avec la société. Et avec les femmes et les hommes qui la composent.

L’art au service de la liberté

Une nouvelle dialectique veut dire que les arts, la littérature et la culture en général vont, évidemment, puiser leurs contenus de la proximité qu’ils auront su créer avec la société, avec ses préoccupations et même ses contradictions et qu’ils sont, en retour, amenés à agir sur elle et la modeler même parfois, comme le fait un sculpteur.

Mais ce n’est là qu’un aspect de cette dialectique car l’art (les arts comme d’ailleurs la littérature) doivent garder une autonomie et une liberté totales de création. Ils ne sont au service de personne hormis de la création artistique elle-même et de la liberté.

Idem cependant pour la société qui, elle, à travers ses autres sphères d’expression (la politique, la presse…) garde toute son autonomie et la distanciation nécessaire, et qu’aucun art ou artiste ne pourra façonner comme un simple objet. Non seulement la société mais également ce nouvel acteur, l’individu (homme et femme) qui est en train de faire une entrée remarquée et qui, il faut le dire, bouscule les schémas auxquels nous sommes habitués.

Et c’est d’ailleurs toute la difficulté de l’œuvre, en cours, de définition et de re-construction du nouveau modèle de société. En effet comment concilier à la fois la nécessité de construire un pouvoir d’Etat légitime – c’est à dire accepté en tant que  détenteur du monopole de la violence – tout en respectant, d’une part, le principe d’une large autonomie des mouvements de la société civile en tant que contre-pouvoir et, d’autre part, admettre, reconnaître dans les faits et inscrire dans les textes le principe absolu de la liberté et de l’autonomie individuelles. Et cela, j’en conviens, bouscule tous nos schémas, nos modes de pensée et surtout nos pratiques au quotidien.

En clair, de même qu’il ne saurait y avoir de sciences, d’histoire… officielles, il ne saurait y avoir d’art officiel. L’histoire est d’ailleurs pleine d’exemples édifiants et terrifiants en la matière. Il faut refuser toute forme d’instrumentalisation de l’art et de la culture par quelque pouvoir d’Etat que ce soit. L’art et la littérature sont au service de la liberté et de la création.

Une révolution dans les mentalités

La culture comme les arts, la création en général, ne sont pas des domaines réservés aux seuls artistes. Ils (la culture et les arts) ont nécessairement besoin de vis-à-vis. La culture et les arts au service de la création et de la liberté certes. Mais si la création artistique est, au départ, un acte personnel, subjectif et souvent intime de l’artiste elle ne saurait se cantonner à un acte strictement privé. C’est d’abord l’expression d’une liberté qui, comme toute liberté, n’a de sens que dans son expression et sa diffusion publiques. Car une liberté qui ne s’exprime pas publiquement est, pour le moins, un non-sens. Il en est de même pour l’art et la création artistique. Et sa diffusion publique suppose qu’en vis-à-vis existent également des personnes qui jouissent d’une liberté non moins égale à celle des artistes, fussent-elles, ces personnes, de simples consommateurs de produits artistiques et culturels.

Cette liberté suppose donc une responsabilité de chacune et de chacun. Et pour les Tunisien(ne)s, une véritable révolution – parallèlement à celles qui se déroulent sur les plans politiques, institutionnels, économiques, sociaux, culturels et artistiques – doit s’opérer dans les mentalités cette fois-ci.

En fait, il faut que la démocratie, outre son inscription au plan politique, juridique et dans les institutions, s’enracine cette fois dans les mentalités et dans les comportements de chacun et chacune. A titre d’exemple : bien que sur un tout autre plan, chacun sait qu’en Angleterre il n’y a pas de Constitution écrite. Ancrée dans les mentalités et dans les comportements individuels, elle est finalement la meilleure garante du «vivre ensemble». Et les Tunisien(ne)s ont, à leur manière, montré qu’ils (elles) pouvaient inventer une méthode singulière de vivre ensemble, à commencer par le refus absolu de la violence pour imposer ses opinions.

Redéfinir la notion du «vivre ensemble»

Une révolution dans les mentalités donc qui exige, au niveau du citoyen(ne), un certain nombre de transformations : se réconcilier d’abord avec la chose publique, le citoyen doit en tout premier lieu se débarrasser de cette idée, ô combien dévastatrice, que tout ce qui relève de l’Etat et du service public lui est étranger, donc hostile, et que, sans autre forme de procès, il doit chercher à en recueillir tous les bienfaits matériels, pour lui-même et les siens, sans contreparties aucunes. Débarrasser notre vocabulaire des mot «El-billik», «El hakem dhalem» ou encore «Ched mchoumek la ijik ma achouam»[2] (*)… qui ont martelé notre psyché depuis des générations au point de façonner notre vision.
Fondée sur une telle vision désabusée notre rapport à la chose publique induit inévitablement tous les comportements clientélistes y compris dans les démarches quotidiennes les plus banales, dans nos relations avec  l’administration, au point que cela apparaît, y compris dans l’esprit des citoyens, comme une chose somme toute «normale». Une telle conception, à un niveau plus élevé cette fois de l’administration et de l’Etat cela conduit tout aussi «normalement» au népotisme, à la corruption, au favoritisme… à grande échelle.

Bien évidemment, un préalable à cela : l’Etat, l’administration doivent commencer par opérer une véritable mue dans leurs relations au citoyen(ne), à l’usager. C’est à l’administration de se placer au service des citoyen(ne)s et non l’inverse. C’est là une des grandes réformes à entreprendre.

Redéfinir la notion du «vivre ensemble» entre individus jouissant d’une liberté sans commune mesure avec ce que nous connaissions et pratiquions jusque là dans notre société et au-delà dans les sociétés arabo-musulmanes.

La révolution est, à n’en pas douter, un long processus. Certes ! Avec aussi des moments d’accélération. Mais la révolution sera aussi culturelle, dans les arts et la littérature, et dans les mentalités ou, alors, elle laissera un goût … d’inachevé !

* Militant associatif.

Note :
[2] «El-billik» : désigne, dans le langage populaire, le service public ou ce qui est hors du domaine privé.
«El hakem dhalem» : expression selon laquelle le pouvoir (l’Etat) est toujours oppresseur en conséquence de quoi tout ce qu’il entreprend est considéré comme suspect.
«Ched mchoumek la ijik ma achouam» : Garde ton malheur de peur qu’il ne t’arrive pire.

Articles précédents :
La révolution tunisienne sera culturelle et dans les mentalités ou ne sera pas (1/3)
La révolution tunisienne sera culturelle et dans les mentalités ou ne sera pas (2/3)