Selon l’écrivain espagnol, la conception khaldûnienne du cycle de la splendeur et de la décadence des dynasties décrit bien la période de bouleversement déclenchée par les révolutions arabes.
Par Juan Goytisolo* - Traduit de l’espagnol par Abdelatif Ben Salem
Aborder la lecture du Livre premier de ‘‘La Muqaddima’’ ou ‘Introduction à l’histoire universelle’’ d’Ibn Khaldûn, édité, préfacé et brillamment traduit en espagnol par Francisco Ruiz Girela, (Cordoue 2008) a été pour moi l’un des exercices les plus stimulants de cette année 2011, extraordinaire, agitée et pleine d’espoir, non seulement en raison du Printemps arabe et du renversement des dictateurs en Tunisie, en Egypte et en Libye et de ce qui s’annonce, sinon par l’inéluctable crise mondiale qui frappe en ce moment même de plein fouet notre existence et remet en question le modèle politique et économique imposé depuis une trentaine d’années par les dogmes prônés par les ultra-conservateurs Reagan et Thatcher. Ibn Khaldûn a lui-même vécu l’une de ces époques de transition historique, de grand bouleversement des paradigmes de civilisation au cours de laquelle le futur est entre les mains de ceux qui furent investis de la mission de la diriger et c’est d’eux que dépendra au final son issue heureuse ou malheureuse.
La certitude grandissante de vivre le stade final d’un cycle
Le monde dans lequel a vécu Ibn Khaldûn (1332-1406) n’est évidemment pas celui d’aujourd’hui, mais la certitude grandissante de vivre le stade final du cycle d’un capitalisme sauvage et déprédateur qui nous menace par son effondrement généralisé, et le déclin de l’Empire américain sur le plan politique, économique et militaire. L’impuissance de l’Union Européenne à parler d’une même voix, l’ascension inexorable de la Chine et des autres puissances émergentes, permettent une lecture de l’œuvre d’Ibn Khaldûn à travers laquelle les révoltes qui secouent actuellement le Maghreb et le Proche-Orient mais aussi les protestations des Indignés espagnols de la Puerta del Sol peuvent être interprétées à la lumières de ses écrits.
Ibn Khaldûn pose les fondements d’une science historique inédite en son temps. Eloignée, comme il le souligne, des «pâturages de l’ignorance», elle s’efforce de fournir des explications aux causes qui sont à l’origine des événements et des cours qu’ils prennent, et de connaître en profondeur le pourquoi et le comment des choses.
juan goytisolo
Analyse de la splendeur et de la décadence des dynasties
Après avoir ironisé sur les historiens qui se bornent à recopier les écrits des autres sans vérifier leur contenu, et à sélectionner d’une manière intéressée les faits qui confirment uniquement leurs visions et leurs doctrines, ou à les manipuler à leur seul profit pour glorifier le monarque ou le chef qui subvient à leurs besoins, il jette les bases d’une nouvelle et rigoureuse méthode dans le domaine de la recherche historique :
«Le savant doit s’adonner avec soin à la recherche des circonstances qui entourent l’émergence des dynasties de leurs successions et trouver des explications satisfaisantes à ses tensions désintégratrices et à ses équilibres harmonisateurs.»
L’analyse de la splendeur et de la décadence des dynasties, quand, après le triomphe du souverain ou du chef de la tribu – aujourd’hui ce serait celui de l’auteur d’un putsch militaire ou d’un politicien rusé et sans scrupules – celui-ci et ses descendants dorment sur leurs lauriers, s’imaginent supérieurs à leurs sujets et exigent d’eux ordre et obéissance sous prétexte de la noblesse de leur lignée et de l’instrumentalisation de la religion au service de leur intérêts, s’applique aisément à des régimes théocratiques comme celui d’Arabie Saoudite ou aux républiques dynastiques dans le Monde arabe créées à l’aube de l’indépendance après la Seconde Guerre mondiale :
«Mais une fois que les membres du groupe particulièrement désigné pour le pouvoir tiennent fermement le commandement et se transmettent le pouvoir durant plusieurs générations et à travers les règnes successifs, alors les débuts tombent dans l’oubli. Le commandement est pleinement reconnu aux membres de ce groupe. Se soumettre à leur autorité et leur obéir devient une religion. On se bat pour eux comme on le ferait pour un article de foi. Ils n’ont guère besoin, à ce stade, d’esprit de corps pour asseoir leur autorité. L’obéissance à l’Etat est alors comme un livre révélé qu’on ne peut ni changer ni contredire.»*
La fragilité des sociétés et leur inévitable décrépitude
Les membres de ces dynasties, comme l’a observé Ibn Khaldûn, grandissent dans ce climat où :
«[…] Leurs enfants et leurs descendants sont trop fiers pour se passer du service d’autrui et s’occuper de leurs affaires. Ils n’ont que dédain pour les choses nécessaires à l’esprit de corps (assabiyya), et cela devient chez eux un trait de caractère et une nature. Au cours des générations qui se succèdent, leur esprit de corps et leur courage déclinent. Finalement, leur esprit de corps disparaît, et c’est l’annonce de leur propre destruction. Plus ils sont riches et prospères, plus ils sont menacés d’extinction – pour ne rien dire de leurs chances d’arriver au pouvoir. Le luxe et une vie trop facile brisent la vigueur de l’esprit du corps, qui seul permet de dominer.» *
Ces observations ne s’appliquent pas, dirais-je, uniquement à la fragilité des sociétés arabes de type tribal dont il explique au demeurant l’inévitable décrépitude : elles concernent également les dictatures monolithiques, si disparates en apparence, comme le furent celle du Shah d’Iran après son sacre grandiose à Persépolis ou celle mégalomane de Ceausescu en Roumanie, ou encore celles qui sévissent à l’heure actuelle en Biélorussie, en Ouzbékistan et au Turkménistan. L’article d’Antonio José Ponte, «l’Arbre dynastique de le Révolution» (‘‘El País’’ 5/9/2011) qui décrit savoureusement le mode de vie fastueux de la jet-set havanaise (de la Havane) – enfants de Fidel Castro et de Che Guevara compris – en contraste total avec la crise qui ébranle un système qui coule sans remède, privé de futur et de sa légitimité d’antan, illustre à merveille la singulière subtilité des observations du premier historien moderne.
Soumis à une domination théorique plutôt qu’effective des sultans ottomans, les pays arabes ont reproduit tout au long de leurs interminables «vacances historiques», le modèle de fragmentation, de décadence et des rivalités claniques tracé magistralement par Ibn Khaldûn.
Atomisés en beylicats dépourvus de structures juridiques, fractionnés en confédération de tribus opposés entre elles, mais unis par le seul facteur religieux, bien que celle-ci fût souvent à l’origine des dissensions et des conflits, ces pays vivaient à l’aube de XIXe siècle dans des conditions proches de celles qu’Ibn Khaldûn exposait dans sa ‘‘Mûqaddima’’ à propos du Maghreb et des royaumes Taifas (al-Tawâ’if) de la Péninsule ibérique.
«L’Empire arabe se désagrégea, et s’éteignirent à jamais ses jours de gloire, et les largesses qui avaient hissé au sommet sa splendeur et étendu sa puissance disparurent. Le pouvoir tomba aux mains d’étrangers comme les Turcs en Orient, les Berbères en Occident et les Chrétiens au nord. A sa disparition, des nations entières furent effacées de la carte, des conjonctures et des coutumes avaient été modifiées, sa gloire sombra dans l’oubli et sa puissance dans l’ignorance.»
La perte par les Arabes de l’héritage scientifique des peuples et des nations sédentaires qu’ils avaient occupés, à l’exception du grec, sauvé grâce aux efforts du Calife Al-Ma’mûn qui ordonna sa traduction en arabe, et l’affaiblissement ou la dislocation des liens de la assabiyya qui garantissaient la cohésion et la solidarité entre les tribus originaires de la Péninsule arabique, ont transformé ceux-ci «en un groupe de sujet accommodant avec ceux que la tyrannie maintient sous son joug, qui acceptent l’humiliation en pensant aux privilèges de leur lignage, et en croyant et que c’est l’allégeance à la dynastie régnante qui leur assurera pouvoir et autorité.»
L’effort de modernisation d’al-Nahda arabe
Cet état de stagnation se perpétua jusqu’au XIXe siècle, quand l’expédition de Bonaparte en Egypte et les interventions franco-britanniques accrues dans les possessions ottomanes rendirent propice l’effort de modernisation d’al-Nahda (Renaissance) arabe.
Si la Tunisie se dota de la première Constitution dans le Monde arabe grâce à une société civile née autour des noyaux urbains du Royaume, celui qui incarna le mieux une telle Renaissance demeure sans conteste Muhammad Ali d’Egypte, grand artisan de l’édification des institutions d’un Etat moderne, ouvert aux innovations du monde extérieur comme par exemple les diwans, préfigurations des futures ministères ou le conseil consultatif (Majliss al-Shûra) qui deviendra plus tard Parlement…
Parallèlement les tanzimats ou réformes administratives engagées au cours du XIX siècle dans l’Empire ottoman jetèrent les bases du surgissement du mouvement «Jeunes Turcs» et du futur Etat laïc proclamé par Kemal Atatürk.
Après la Première Guerre mondiale, le colonialisme franco-britannique qui a fait main basse sur la totalité du monde arabo-musulman, donna un coup d’arrêt aux entreprises réformistes initiées par la Nahda arabe, sans toutefois réussir à les démanteler totalement, il dut céder à la pression nationaliste en Egypte, en Irak, en Jordanie et dans la Péninsule arabique, en instaurant des monarchies intimement liées à ses intérêts politiques et économiques
L’Unité arabe : «la plaisanterie la plus courte au monde»
La seconde opportunité de rupture, s’est présentée vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale, avec le cycle inauguré par le triomphe de la révolution baâthiste en Syrie et en Irak, par l’insurrection armée du Fln en 1954 et en particulier par le renversement du roi Farouk par Gamal Abdelnasser et les Officiers Libres en Egypte, tous porteurs d’une idéologie panarabe laïque et socialisante mais qui s’est peu à peu amollie après la victoire israélienne au cours de la Guerre de Six jours; l’Unité arabe tant rêvée est réduite à un simple mot d’ordre rhétorique et à une Ligue Arabe bureaucratique et inefficace. Les rivalités qui ne sont plus claniques, mais interétatiques se sont transformées en antagonismes stratégiques et politiques. Al-wihda al-arabiyya saluée par les rires et les applaudissements du public est devenue, comme je l’ai appris par la bouche d’un célèbre acteur de théâtre populaire cairote, «la plaisanterie la plus courte au monde».
Pire encore, les aspirations démocratiques des élites nationalistes ont laissé place aux dictatures militaires et aux partis uniques. J’ai vécu de très près ces mutations au Maghreb, qu’il s’agisse du programme de modernisation de la gauche marocaine entrepris par Ben Barka, Abderrahim Bouabid, Omar Ben Jelloun et Belafraj; ou du projet de société civique et pluraliste de Ferhat Abbas, de Ben Khedda et de Boudiaf en Algérie, au premier on substitua une monarchie dont la façade démocratique cache difficilement les structures féodales du Makhzen, et au deuxième une dictature de l’armée et de l’appareil ankylosé du Fln incarnée par Houari Boumediene. Le Bathisme en Syrie et en Irak s’est métamorphosé en deux satrapies héréditaires, son modèle répressif fut adopté en Tunisie au crépuscule du bourguibisme, et en Egypte sous Sadate et Moubarak. La démocratie manipulée dans le nombre restreint des pays ayant admis le principe de pluralisme politique, est devenue un rituel auquel plus personne ne croyait, pas même l’Etat qui crée des partis, organise des élections et nomme le parlement, ni ceux qui se prêtent en toute connaissance à ces jeux truqués.
L’aptitude d’Ibn Khaldûn à saisir la fluidité des faits historiques et leur cycle de splendeur et de décadence n’a pas perdu un iota de son actualité, comme le souligne son traducteur Ruiz Girela y Rogelio Blanco dans son stimulant essai «Ibn Khaldûn: Entre le savoir et le pouvoir», les réflexions de l’historien tunisien à propos du déclin de la civilisation musulmane dans l’al-Andalûs et en Ifrîqîa , et la fin de l’enseignement en dehors du cadre de la religion, nous aident à mieux comprendre les événements qui se déroulent depuis quelques mois sous nos yeux.
Des tyrannies indifférentes aux préoccupations des masses
Si les révolutions tunisienne et égyptienne ont triomphé avec facilité malgré la puissance de l’arsenal répressif de deux dictatures, elles le doivent en partie à l’impact culturel de la Nahda arabe dans ces deux pays et aux progrès éducatifs réalisés par Bourguiba au cours des années soixante, et par les constitutionnalistes de parti Wafd égyptien au cours de la première moitié du siècle passé.
Toutefois la situation s’est de plus en plus dégradée, coupés de la population, ces régimes ont perdu avec le temps leur cohésion antérieure et devinrent des tyrannies indifférentes aux préoccupations et aux besoins des masses. Si des millions des gens accompagnèrent le dépouille de Nasser malgré sa défaite humiliante face à Israël, l’assassinat de Sadate n’a suscité aucune émotion particulière et la capitulation de pharaon Moubarak après 18 jour de soulèvement a été accueillie dans l’exultation et la joie que nous connaissons tous. L’inertie et le calme de surface sous lesquels couvaient les sentiments de révolte n’ont trompé que ceux qui ne se souciaient que d’eux-mêmes et du pouvoir qu’ils avaient injustement accaparé, car il a suffi d’une petite étincelle – dans ce cas l’immolation quasiment christique du jeune Tunisien Mohammad al-Bouazizi – pour abattre une domination qu’ils croyaient éternelle.
L’une des réflexions les plus actuelles d’Ibn Khaldûn, porte sur l’adaptation difficile de l’organisation tribale bédouine à la civilisation urbaine et par voie de conséquences aux institutions et aux savoirs que celle-ci générait, les sciences, nous rappelle le Shaykh savantissime, sont le produit de cette dernière, c’est pourquoi les conquérants arabes demeurèrent à la traîne des peuples sédentaires qu’ils avaient dominé. C’est ainsi qu’Ibn Ruschd, Ibn Sîna, Al-Farâbî, et j’ajouterai pour ma part, Ibn Khaldûn, menèrent jusqu’au bout l’effort dont nous sommes redevables aujourd’hui grâce, comme je l’ai signalé en d’autres occasions, à leur connaissance des manuscrits helléniques qu’Abû Ja‛afar al-Mansûr sollicita de l’empereur de Byzance. Ces savants furent le maillon qui a rendu possible l’élaboration de la pensée averroïste latine scrupuleusement étudiée par Alain de Libéra. Ce contact fécond à travers l’Ecole de Tolède s’est prolongé jusqu’à la création de la première chaire de grec à Boulogne, saluée par Pétrarque comme «la fin de la dépendance culturelle européenne à l’égard de l’héritage arabe».
* Poète, essayiste et romancer espagnol.
* Les citations 2 et 3 sont extraites d'Ibn Khaldûn, ‘‘Le Livre des Exemples, Tome 1, Autobiographie, Muqaddima’’, Texte traduit, présenté et annoté par Abdesselam Cheddadi, Bibliothéque de la Pléaide NRF, Gallimard, Paris 2002.
NB: Les intertitres sont de la rédaction.
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