Le prochain gouvernement aura du pain sur la planche, mais pas de baguette magique pour répondre à toutes les attentes et satisfaire toutes les frustrations.
Par Abderrahman Jerraya*
A la veille des élections législative du 26 octobre et présidentielle du 23 novembre 2014, les candidats à l'un et à l'autre scrutin se bousculent pour occuper les devants de la scène et nous faire part, pêle-mêle, de leur attachement à la Tunisie, à son identité arabo-musulmane et à la démocratie, de leur détermination à lutter contre le terrorisme, les inégalités régionales, le chômage, la précarité, la corruption... et patati-patata. Quoi? Un guide de bonne conduite en matière d'administration et de gestion des affaires publique.
Une cacophonie étourdissante et ennuyeuse
Certains de ces candidats sont des routiers de la politique ayant fait partie, soit des gouvernements qui se sont succédé après le 14 janvier, soit de l'opposition. D'autres sont des nouveaux venus, représentants de micro partis, ou à titre individuel, pour la plupart méconnus du public. Enfin, d'autres sont des revenants, ayant roulé leur bosse sous le régime de Ben Ali.
Tout ce beau monde a de quoi donner le tournis, tant il forme une cohorte de plusieurs centaines de personnalités, qui plus est, tenant des discours difficiles à décrypter pour le commun des mortels. Lequel perd son latin à discerner ce qui les différencie, à saisir une ligne de démarcation, une conviction que l'orateur cherche à faire partager. Dans cette cacophonie aussi étourdissante qu'ennuyeuse, on peut cependant entrevoir 4 courants de pensée assez distincts, 3 tendances assez contrastées.
Des modernistes socio-libéraux
Primo, une orientation foncièrement moderniste, s'inscrivant dans l'action réformatrice initiée par les pères fondateurs de la Tunisie moderne, allant de Khair-Eddine Pacha à Habib Bourguiba, en passant par Abdelaziz Thaalbi et Tahar Haddad, et s'enrichissant des récents acquis de l'humanité en matière des droits de l'homme, de justice sociale et de libertés individuelles et collectives. L'un de ses objectifs et non le moindre est la restauration de l'autorité de l'Etat civil et la stricte application de la loi. Au plan économique, le modèle proposé est de type socio-libéraux.
Ce courant est porté par une pléthore de partis, de coalitions (Union pour la Tunisie, Front du Salut...), voire de candidats indépendants dont le positionnement sur l'échiquier politique est toutefois malaisé à cerner tant ils sont hétéroclites, avec des militants venus de divers horizons. Nida Tounes en est l'illustration la plus édifiante. D'un autre côté, si une plate-forme commune les a en partage, ils n'en sont pas moins fragiles, étant victimes de l'inévitable dispersion des voix que leur accorderaient leurs électeurs potentiels.
Les islamistes : entre conservatisme et mercantilisme
Secundo, une orientation assez conservatrice, se réclamant de l'islam «modéré», prônée par un groupe de partis plus ou moins proches d'Ennahdha dont il est incontestablement le leader. A l'inverse de la plupart des autres partis, ce dernier est bien connu des Tunisiens pour avoir gouverné le pays avec 2 alliés de fortune 3 années durant. Ils gardent en mémoire à la fois les promesses électoralistes non tenues et l'héritage qu'il a légué à ses successeurs.
Pourtant Ennahdha et ses acolytes continuent de proposer un programme dont les grandes lignes ne diffèrent guère de celui annoncé à la veille des élections de 2011, avec cependant quelques nuances. En particulier l'insistance sur le respect des différentes dispositions de la constitution d'une part et la compatibilité de l'islam avec les valeurs universelles y compris démocratiques d'autre part. Comme si cela n'allait pas de soi! En outre, ils persistent à préconiser une approche qui leur est propre pour traiter l'extrémisme religieux et venir à bout du terrorisme.
Au plan économique, fidèles à leur idéologie, les tenants de ce courant de pensée privilégient l'initiative privée selon la formule célèbre «Enrichissez vous!» L'inégalité sociale grandissante qui en résulterait serait atténuée, voire compensée par une assistance accrue, apportée aux couches sociales les plus défavorisées.
La gauche : réconcilier le couple capital-travail
Tertio, une orientation «gauchisante» portée par une coalition de petits partis formant le Front populaire, situé à gauche de l'échiquier politique, avec toutefois la recherche d'un terrain d'entente, d'une synergie au sein du couple capital-travail.
Comme en témoigne l'appel répété des responsables de cette coalition à l'investissement local, de préférence à l'endettement extérieur, évoquant en cela le concept de développement autocentré des années 70. D'ailleurs, pour eux, emprunter, pour payer des dettes surtout celles contractées sous l'ancien régime serait un non sens, une aberration. Mieux vaut allouer le peu de moyens disponibles à la relance des projets de développement.
Pour renflouer les caisses de l'Etat, la solution résiderait dans la lutte contre l'évasion fiscale, laquelle semble être leur cheval de bataille. C'est par le recouvrement des impôts auxquels sont assujettis les entreprises et les citoyens imposables, en particulier les professions libérales (sous entendu que celles-ci ne s'acquittent presque pas de leurs obligations fiscales) que l'Etat serait en mesure de répondre aux attentes du peuple, en termes de création d'emplois, de mitigation des disparités régionales, d'amélioration des conditions de vie des plus démunis. Une autre priorité retenue par le Front populaire est celle relative à l'éradication du terrorisme avec l'engagement de faire la lumière sur les commanditaires de l'assassinat des 2 martyrs Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi.
Quarto, une orientation exprimée par l'islam radical dont les tenants n'hésitent pas à dénoncer la légitimité des urnes et les termes de la nouvelle constitution. Selon eux, la référence doit être le Coran dont ils font une lecture littéraliste. Pour constituer une sorte de secte assez marginale, ils n'en sont pas moins actifs. Ils se font entendre dans les médias et à travers des meetings organisés avec l'autorisation de la puissance publique. C'est parmi eux, ou dans leurs marges, que des voix se sont élevées pour faire allégeance à l'Etat islamique (Daêch).
Voilà pour résumer les idées forces que les candidats aux prochaines échéances électorales avaient jusqu'ici développées. Si tel était le cas, on pourrait se demander pour quelle raison ils ne se fédéreraient pas pour former des partis en nombre restreint, aux contours assez bien définis. Certainement pas pour défendre de bonnes causes. Mais en s'agrégeant, ils auraient gagné en lisibilité et facilité le choix des électeurs au jour venu. Et la démocratie en sortirait gagnante, avec des forces politiques plus ou moins équilibrées et en perspective une alternance pacifique au pouvoir.
Faute de quoi, et en présence de cette myriade de candidatures, le paysage politique risque d'être embrouillé et l'électeur en serait quelque peu désorienté et qui plus est, sa voix risque fort de ne pas être représentée comme ce fut le cas lors des élections de 2011 où plus de 1,5 millions de voix n'ont pu être représentées au sein de l'Assemblée nationale constituante (ANC).
Mais par-delà les conséquences que l'on sait, c'est le modèle démocratique à venir qui est en jeu. Le cheikh Rached Ghannouchi, président d'Ennahdha, ne répète-t-il pas à qui veut bien l'entendre que «si Ennahdha ne présentait pas de candidat à la présidentielle, c'est pour ne pas accaparer tous les pouvoirs, tant ceux du chef de gouvernement que ceux du président de la république». Dans la bouche de Ghannouchi, cela sonne comme une provocation lancée à l'adresse de ses adversaires politiques. Comme quoi, il continue à être le maître du jeu. Avec pour résultat un scénario rappelant celui issu des élections d'octobre 2011.
Mais quelle que soit l'issue de prochaines élections, les gagnants vont vraisemblablement essayer de relever les défis auxquels est confronté le pays, saigné à blanc par des décennies de dictature et par la voracité des pouvoirs qui se sont succédé.
Finis les débats autant stériles qu'interminables, les querelles intestines à propos de l'identité nationale, de la place de la religion dans la conduite de l'Etat, du modèle sociétal à préconiser, du rôle de la femme... Le pays est désormais doté d'une constitution qui le met à l'abri de cette problématique d'un autre âge et d'une société civile toujours aux aguets.
Les nouveaux élus auront certainement du pain sur la planche. Ils n'auront cependant pas une baguette magique pour répondre à toutes les attentes, satisfaire toutes les requêtes. L'essentiel est qu'ils soient à la hauteur de la tâche colossale qui les attend, qu'ils soient animés d'une volonté de servir et non de se servir, qu'ils fassent preuve d'une moralité au-dessus de tout soupçon et en un mot qu'ils soient exemplaires.
Universitaire.
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