L'annonce de l'importation d'une quantité d'huile d'olive d'Espagne serait le coup de grâce porté à l'agriculture tunisienne, malade et déjà moribonde.
Par Abderrahman Jerraya*
Le 4 avril 2014, un grand coup médiatique aussi choquant que provocateur venait d'être donné par un groupe de producteurs de lait de la région de Sfax avec le déversement sauvage de cette denrée sur la place publique. Plus récemment, sur une chaîne TV, on assistait à un spectacle similaire avec, cette fois-ci, un rejet par des agriculteurs de quantités importantes de pomme de terre.
Le désarroi des agriculteurs tunisiens
Ces 2 manifestations inhabituelles traduisaient sans doute un sentiment de colère, de désarroi et de désespoir de cette catégorie de producteurs, victimes à la fois de l'incurie de la puissance publique et de la tyrannie des lois impitoyables du marché.
Ces 2 spéculations ne relèvent cependant pas uniquement du bon vouloir des producteurs. La responsabilité de l'Etat y est aussi engagée dans la mesure où c'est à travers ses services que sont données les autorisations d'importation de vaches laitières dans un cas et de semences de pomme de terre dans l'autre.
En l'absence d'une stratégie cohérente dans ses objectifs, prévoyant, entre autres, des mesures d'accompagnement pour encourager le stockage et l'industrie de transformation de ces deux produits, les concernés sont livrés à eux-mêmes et bientôt ils changeront de métier pour survivre comme d'autres l'ont fait avant eux et c'est tout le pays qui en serait le grand perdant.
Mais il n'y a pas que cette catégorie d'agriculteurs qui est en situation de détresse, une autre non moins importante concerne les producteurs de légumes (oignon) et de fruits (citron) qui vivent mal le fait d'être à la merci de certains agents intermédiaires peu scrupuleux, s'autorisant des marges bénéficiaires dépassant les 300%.
Tout cela pour dire que, hormis les céréales, toutes les denrées alimentaires connaissent la valse des prix, obéissant à la loi de l'offre et de la demande mais toujours au détriment du producteur. Et l'Etat n'est pas étranger à cela par sa politique délibérée de prix bas des produits de 1ère nécessité.
La Tunisie, terre d'olivier, va-t-elle importer l'huile d'olive d'Espagne?
Le pire est à venir
Ce n'est pas hélas le seul écueil auquel est confrontée l'activité agricole dans notre pays. D'autres contraintes de nature structurelle accentuent sa vulnérabilité face à ses concurrentes: une pluviométrie des plus capricieuses variant dans le temps et dans l'espace, un émiettement continu de l'exploitation agricole, suite aux droits successoraux, une certaine démotivation des jeunes à s'adonner aux travaux de plein champ, une solvabilité très faible de la plupart des agriculteurs, une quasi absence de structures réellement représentatives susceptibles de défendre les intérêts de la corporation, etc. Mais le pire est à venir... face à la perspective de démantèlement des frontières et à la globalisation des échanges. Un avant-goût vient de nous être donné avec l'annonce de l'importation d'une quantité d'huile d'olive d'Espagne. Ce serait assurément le coup de grâce porté au fleuron de l'agriculture tunisienne.
Redonner l'espoir aux agriculteurs
La situation du secteur est-elle pour autant si désespérante, si désespérée? Pas si sûr. Quelques indicateurs objectivement vérifiables sont de nature à nous rassurer.
D'abord, 1) la profusion de fruits et légumes, présents sur les étals en toutes saisons. Il est loin le temps (années soixante) où ces marchandises étaient recherchées désespérément par le consommateur. Certes, leur disponibilité en quantité et en qualité satisfaisantes est le fruit de la conjugaison des efforts fournis par tous les concernés, y compris le ministère de l'Agriculture qui, à travers la construction de barrage et la mobilisation des eaux, a permis l'extension des périmètres irrigués. Bien que ceux-ci ne représentent guère plus de 9%, ils contribuent à hauteur de 30% de la production totale agricole.
20% des Tunisiens vivent directement de l'Agriculture, dont la contribution au PIB ne dépasse guère 12%.
2) l'amélioration constante des rendements céréaliers qui ont pratiquement doublé en l'espace d'une cinquantaine d'années. Un autre indicateur non moins pertinent est relatif à l'évolution socioéconomique du pays. Dans les années soixante, l'économie était basée essentiellement sur l'agriculture, qui employait plus de 40% de la population active, était plus ou moins autosuffisante et arrivait parfois même à contribuer au financement d'autres secteurs économiques encore balbutiants.
De nos jours la situation est bien différente. Si une frange assez importante continue à vivre de cette activité (aux environs de 20%), il n'en demeure pas moins que sa contribution au PIB ne dépasse guère 12%. Ce qui signifie que notre économie s'est beaucoup diversifiée avec l'émergence de nouveaux secteurs économiques plus pointus et plus performants. Et cette tendance est appelée à s'accentuer, rappelant en cela l'évolution postindustrielle qu'ont connue les pays à technologie avancée où l'agriculture n'emploie présentement qu'une très faible proportion de la population active (de l'ordre de 3% pour les plus avancés) et ne contribue qu'à hauteur de 3-4% à leur PIB. Mais il importe de noter que les agriculteurs de ces pays reçoivent des aides massives de leurs gouvernements. A titre d'exemple, dans les pays de l'Union européenne (UE), 40% de aides consenties vont aux agriculteurs, dans le cadre de la PAC (politique agricole commune).
Si notre économie poursuivait sa diversification en s'inscrivant dans la même trajectoire que celle des pays développés, elle aurait de moins en moins de main-d'œuvre agricole mais d'un autre côté davantage de recettes fiscales. L'hypothèse la plus probable serait que l'Etat en prélève une partie pour booster le secteur agricole. Car d'aucuns s'accordent à dire qu'il n'y aurait point de développement harmonieux et équilibré sans une agriculture prospère et performante, à même de participer à la préservation de la souveraineté nationale, en assurant la sécurité alimentaire du pays.
* Universitaire.
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