Comment ce vieil opposant, coutumier des méthodes dictatoriales, peut-il applaudir sans retenue un parti-Etat qui viole quotidiennement les règles les plus élémentaires de l’éthique?

Par Monia Mouakhar Kallel*


«L’ironie de l’histoire»: cette expression galvaudée et réputée élastique traduit parfaitement la situation actuelle de la Tunisie. Je ne pense pas au retournement ou détournement de la révolution, ni au sens du mot «révolutionnaire» que s’attribuent les ultras-conservateurs nahdaouis, mais aux curieux comportements de Mustapha Ben Jaâfar, fondateur d’Ettakatol (membre de l’Internationale socialiste), qui est en passe de devenir le plus fervent défenseur d’Ennahdha, son «guignol» comme écrit récemment dans Kapitalis (Tunisie. Ben Jaâfar le guignol d’Ennahdha). C’est de lui et de son parti (plus que du CpR et du Dr Moncef Marzouki) que viennent les démentis les plus cinglants aux appréciations des observateurs de l’échiquier politique.

Le degré zéro de la rationalité

Mustapha Ben Jaâfar a surpris l’opinion par son annonce (tardive) de coalition avec un parti dont il ne partage ni les valeurs, ni le projet sociétal, et surtout par la mollesse avec laquelle il a négocié la distribution des rôles et des postes ministériels. Quoique précipités et inconsistants, ces choix sont défendables dans l’absolu, ils auraient pu même être mis à l’actif de M. Ben Jaâfar qui s’est engagé dans une période de transition, période de tous les possibles et de tous les risques.

Mais le degré zéro de la rationalité est atteint dès qu’on jette un regard rétrospectif sur le parcours de M. Ben Jaâfar depuis son contrat et le début de son histoire avec Ennahdha. Le parcours est d’autant plus étonnant qu’on peut tout reprocher aux Nahdhaouis sauf leur manque de cohérence. Leur rêve est clair, leurs objectifs et leur plan d’action le sont également.

Ils croient aux vertus de l’interférence du religieux et du politique (le ministre de l’Intérieur vient de le confirmer), œuvrent pour l’union de la oumma (nation) islamique, privilégient la morale religieuse (axée sur les sempiternelles divisions du bien et du mal, halal/haram, vrai/faux…) sur l’éthique (qui est, par définition un questionnement permanent à portée universelle), accordent plus de crédit aux lois et aux normes (divines d’abord, humaines en second lieu) qu’aux individus en tant que conscience libres et autonomes. Nourris de l’esprit des frères, ils sont plus à l’aise dans les rassemblements pléthoriques et les discours populaires que dans les face-à-face et les débats d’idées, plus préoccupés par la diffusion de la bonne parole qui «calme» les âmes que par le développement de la culture démocratique fondée sur le doute et l’inquiétude existentielle.

A aucun moment, depuis qu’ils sont au pouvoir, les disciples de Rached Ghannouchi n’ont dévié de leurs objectifs premiers: des évènements de la Manouba à ceux du palais El Abdellia en passant par les événements du 9 avril 2012, les emprisonnements pour des opinions (jugées contraires à morale) et, cerise sur le gâteau, les lapsus répétés de Hamadi Jebali (prononçant «dictature» en lieu et place de démocratie).

Comment réagit M. Ben Jaâfar face à cet état de fait? Qu’advient-il de ses promesses, de ses principes et de ses arguments? Pour légitimer sa décision de faire société avec Ennahdha, lui et ses militants ont abondamment développé l’argument du dépassement de la polarité entre les islamistes et les laïcs, les traditionnalistes et les modernistes «radicaux».

La béance flagrante entre le dire et le faire

Neuf mois après, on voit que non seulement cette (fausse) question est un leurre voire un danger, dans un pays majoritairement musulman, et plus ils en parlent plus elle s’accentue, mais que les fondements de la société tunisienne sont sérieusement compromis. Quant au projet sociétal du Forum démocratique pour le travail et les libertés (Ettakatol), il s’effrite miette à miette au fil des jours.

Il faut reconnaître que les Nahdaouis ont plusieurs cordes à leur sac. Les plus visibles sont le pouvoir du verbe, la capacité d’écraser leurs adversaires (en donnant l’impression de dialoguer avec eux), la tactique du ballon d’essai qui leur permet de se repositionner sur la scène socio-politique (après l’avoir agitée).

Mais n’est-il pas curieux que M. Ben Jaâfar, le médecin averti, ne remarque pas ces faits et gestes dont se délectent les humoristes? Est-ce possible qu’il ne relève pas la béance flagrante entre les mots et les choses, le dire et le faire, les slogans et les pratiques de ses collaborateurs?

Un discours qui ne colle plus au vécu des Tunisiens

Comment cet ami des socialistes, cet habitué des rassemblements démocratiques n’est-il pas alerté par le faste démesuré du 9e congrès d’Ennahdha, et l’esprit m’as-tu vu qui y règne et qui nous rappelle de si mauvais souvenirs? Comment n’a-t-il pas perçu dans les goûts du retournement (soulignés par les Nahdhaouis eux-mêmes) – les grands moyens après la clandestinité, le pouvoir après l’exclusion – les prémices d’une «dictature naissante» selon le lapsus de M. Jebali lui-même? Comment le Dr Ben Jaâfar, ce vieil opposant, coutumier des méthodes dictatoriales, peut-il applaudir sans retenue aucune un parti-Etat qui viole quotidiennement le contrat de la «troïka» (la coalition tripartite au pouvoir, Ndlr) et bafoue les règles les plus élémentaires de l’éthique?

Il est clair que le compromis initialement prôné par M. Ben Jaâfar glisse vers la compromission, et la soumission… Les militants d’Ettakatol ont beau tourner et retourner leurs phrases, soigner leur posture, leur discours politique sonne faux et ne colle pas au vécu des Tunisiens. On y décèle des réponses figées et une gestuelle mécaniques définitoires du personnage comique.   

Il est vain de chercher à expliquer les motivations et les finalités de ces comportements de M. Ben Jaâfar et ses fidèles disciples. La bêtise est de conclure, disait Flaubert…

*- Universitaire.

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