Ridha Neffati * écrit - La révolution tunisienne était imprévisible, sans leadership politique, ce qui a certainement contribué à son succès, à sa survie, mais l’a également fragilisée. Comment aider la révolution à se poser dans un champ politique tunisien encore en construction ?


2 - L’intervention des intellectuels et de la société civile
En l’absence d’une révolution politique et devant ce vide politicien, l’espace public reste ouvert à l’ensemble des forces vives de la nation, notamment aux intellectuels et à la société civile.

Pourquoi les intellectuels?
En premier lieu, la politique tunisienne a vécu ces dernières années une crise de valeurs. La pensée et la réflexion intellectuelle n’ont pu se confronter à la politique. Le pouvoir absolu avait remplacé cet échange par la propagande et l’endoctrinement passif.
En effet, la réflexion politique est une problématique intellectuelle dans la mesure où elle mobilise le savoir et la capacité de réflexion pour parvenir à proposer des idées au service de la société.
L’absence de mixité ou de confrontation entre les intellectuels et les politiciens a eu pour conséquence le défaut d’émergence de nouvelles idées politiques.
Même si les intellectuels craignent historiquement une certaine mainmise du politique, la politique constituera exceptionnellement leur «bain amniotique» et non plus un sujet d’affrontement.
La politique leur permettra de s’intéresser désormais à l’ensemble des problématiques actuelles de la société tunisienne, désormais «tout n’est pas politique, mais la politique s’intéresse à tout» (Machiavel).

Pour rendre à la politique son «âme»
Aujourd’hui, ils ont la «responsabilité» de s’investir pleinement dans la vie politique à travers leurs réflexions au service des préoccupations politiques.
L’intervention des intellectuels tunisiens trouve sa légitimité dans le cadre de la construction d’un vivier d’idées nécessaire pour la majorité des nouveaux acteurs politiques dans le pays, eux-mêmes à la recherche de nouvelles idées pouvant inspirer l’élaboration de nouveaux projets et programmes politiques viables.
Les femmes et hommes politiques ont réellement besoin d’un travail préalable de «création politique» des intellectuels qui ont déjà commencé à se regrouper en cercles ou clubs de réflexion, des petits «think tank», constitués principalement d’universitaires, d’experts, de juristes…
Ces cercles sont appelés à se multiplier et à s’amplifier pour s’imposer, à se spécialiser très vite dans la production et l’innovation des diverses solutions de politique publique.
Ils auront nécessairement pour mission d’alimenter les débats politiques sur lesquels ils vont certainement exercer une certaine influence par leurs recherches, leurs publications ou leurs conférences.
Pour plus d’efficacité, ces cercles mériteront de s’organiser autour de thèmes structurants et des problématiques bien identifiées notamment, l’innovation démocratique en Tunisie, la religion et sa place dans la politique, la nouvelle dimension de la politique sociale, la révolution et la démocratie, la culture identitaire comme vecteur de modernité, les droits de la femme: acquis de toute une nation…
Ces cercles et clubs s’efforceront de maintenir leur liberté de recherche et leur indépendance, conditions pour acquérir une certaine crédibilité au niveau national et surtout pour que le seul intérêt de la nation tunisienne motive leurs propositions scientifiques.
Les partis politiques et notamment les plus nouveaux s’empresseront de puiser leurs idées politiques dans ces laboratoires d’idées spécialisés ce qui leur permettra de confectionner les bases doctrinales de leurs mouvements et préciser ainsi avec beaucoup de clarté et de visibilité les contours de leurs programmes politiques.
Le Tunisien, plus que jamais éclairé, ne peut adhérer à un mouvement politique ou s’accrocher à son programme si ce dernier est dépourvu de socle d’idées pouvant identifier la source originelle ou l’ultime finalité politique.
La doctrine d’un parti sera nécessairement l’âme de sa politique.

Intellectuels et innovation démocratique
Sans le travail de création des intellectuels, les partis seront dans l’obligation de se reconnaître simplement d’une couleur politique classique de gauche, du centre ou de droite.
Ils seront sans doute amenés à s’inspirer des idées de certains courants politiques déjà en place à l’étranger, dans d’autres sociétés occidentales, certainement plus développées ayant déjà accédé à la démocratie depuis des lustres.
S’agissant d’une révolution sans précédent dans le monde, aucun modèle politique d’autres démocraties ne peut être transposé, la Tunisie se trouve contrainte d’innover pour créer sa propre démocratie, une «démocratie sur mesure».
L’innovation ne l’empêchera pas de se mesurer à des anciennes démocraties et surtout de s’inspirer de leurs expériences et de leurs valeurs universelles.
Pour ce faire, les intellectuels tunisiens auront à marier, concilier et conjuguer les réalités socio-économiques, l’identité culturelle des Tunisiens, avec les valeurs démocratiques universelles qui ne sont pas pourtant nouvelles pour un pays déjà bercé dans ces valeurs pendant des siècles sous la république de Carthage.
Les intellectuels ont la charge supplémentaire d’innover ou d’imaginer  un nouveau modèle démocratique, la nouvelle démocratie tunisienne sera suivie dans la région en cas de réussite. L’absence des intellectuels profiterait aux politiques des extrêmes
Le champ politique tunisien demeure quasi-vierge aujourd’hui, le nombre important des partis autorisés ou à autoriser ne peut être synonyme de richesse de contenu politique.
Bien entendu, certains partis disposaient déjà de doctrines basées sur des inspirations religieuses, marxistes ou autres.
Ils tentent aujourd’hui de les adapter à un Etat moderne ayant instauré une certaine distance avec la religion et dépourvu de toute connotation extrémiste.
Ces partis, ayant fixé leurs idéologies depuis plusieurs années, ont pu investir le champ politique tunisien, ils sont les plus actifs actuellement.
En revanche, leur action risque d’être marginalisée par plusieurs facteurs:
- la naissance d’un ou de plusieurs mouvements politiques suffisamment structurés, issus d’une grande opération de fusion des partis démocrates, mettant en valeur la culture identitaire cosmopolite des tunisiens et ses spécificités qui ne se limitent pas à la question religieuse;
- l’incohérence de leurs finalités idéologiques conservatrices avec les aspirations de la nouvelle société libérée de toutes les chaînes de la soumission. La nouvelle société tunisienne souhaite construire un projet à long terme s’adaptant aux acquis de la nation dont les droits de la femme et son émancipation sont désormais irréversibles;
- la découverte par les Tunisiens que le but final d’un parti dont l’action politique est seulement guidée par une doctrine religieuse ne peut en aucun cas être qualifié de modéré, l’ultime finalité demeurant la domination religieuse du domaine politique.
Les Tunisiens, qui s’attachent en grande majorité à leur religion, source d’inspiration personnelle, l’une des composantes de leur culturelle identitaire, s’attachent au même titre aux acquis qui ont propulsé irréversiblement leur pays dans la modernité.
Ils choisiront certainement le projet politique qui conciliera ces repères et qui placera, à terme, la Tunisie, le pays arabe «éclaireur», le plus avancé, dans le concert des pays développés.
La tâche n’est pas aisée en matière de production purement politique.
L’intervention des intellectuels devient donc inévitable, incontournable pour que les partis, non encore émancipés politiquement, soient aidés à affronter massivement les politiques des extrêmes non conciliantes et qui représentent une menace pour l’équilibre et l’homogénéité de la société tunisienne.
Les intellectuels auront la lourde responsabilité, ou plutôt l’obligation de résultat, de mettre à la disposition des politiques des parterres de réflexion intellectuelle en vue de développer les idées, armes nécessaires pour un combat politique qui s’annonce déjà très complexe.

Pourquoi la société civile?
Au lendemain du 14 janvier, la société civile a été «appelée à la rescousse» pour pallier un certain manque de confiance aux politiques. Ses représentants ont été invités à participer notamment à la conception d’un nouveau cadre législatif électoral.
Le champ politique était, jusqu'à présent, relativement fermé à la société civile, cette ligne rouge semble être levée aujourd’hui, son implication dans les activités liées au champ politique commence à être de plus en plus visible, plusieurs associations émergent pour défendre le projet démocratique de la nouvelle Tunisie.
Mais la société civile tunisienne est-t-elle vraiment soutenue afin que ses organisations et institutions s’inscrivent définitivement dans le paysage politique tunisien?
Un acteur incontournable dans la sensibilisation politique
La société civile tunisienne est appelée aujourd’hui à être de plus en plus dynamique dans le cadre de ses activités liées à la vie politique, elle doit notamment participer à pallier les déficiences démocratiques et politiques actuelles.
Elle doit participer pleinement, par le biais de ses différentes associations, à la promotion d'une citoyenneté active, exigeante et surtout réceptive aux exigences du projet démocratique en cours de construction.
Dans une période de transition politique, elle a la charge d’entreprendre des actions résolues de sensibilisation favorisant une meilleure gestion des nouvelles valeurs de liberté, dignité et justice, dans l’attente de leur transformation en acquis démocratiques.
La société civile disposera du rôle majeur d’informer les citoyens de l’importance de leur implication dans les débats nationaux et de la nécessité de leur participation massive aux futures élections ce qui permettra à ces valeurs de s’inscrire définitivement dans la pratique démocratique.
Le travail de terrain de la société civile va permettre d’ancrer dans l’esprit des citoyens le réflexe de vigilance à chaque fois que le processus démocratique ou l’espace de liberté sera remis en cause.
Les politiques ne peuvent assurer ce travail de sensibilisation nécessitant  une certaine neutralité ou un désintéressement exemplaire, il s’agit d’un travail associatif requérant un entier dévouement.
La société civile aura également pour mission de lancer et d’animer, à travers ses associations, les grands débats nationaux sur les questions sensibles intéressant la nouvelle société tunisienne (la conciliation entre la culture identitaire des Tunisiens et le projet démocratique, l’égalité entre les hommes et les femmes, la politique peut elle encore avoir une religion), ces débats ne peuvent être lancés par les partis politiques qui souhaitent éviter les sujets à risques politiques.
Les activités de la société civile devront être reconnues et soutenues
Au regard de l’importance de cette responsabilité, la société civile a nécessairement besoin de l’aide financière des pouvoirs publics afin que les associations disposent de  moyens suffisants pour mener leurs futures actions et assurer un travail revêtant le caractère de «mission d’intérêt général».
Consciente de l’importance de son rôle dans une société démocratique, l’Union européenne vient d’allouer, fin mars 2011, une aide financière à la Tunisie destiné à la consolidation des organisations de la société civile.
Les pouvoirs publics peuvent désormais reconnaître officiellement certaines associations «d’utilité publique» et notamment celles ayant vocation à aider les citoyens à concevoir le fonctionnement et le rôle de leurs futures institutions, à leur exposer l’utilité de leur vote aux élections de l’assemblée constituante et au référendum validateur de la future constitution, acte fondateur de leur nouvelle Tunisie.
Les associations ont besoin de cette nécessaire légitimité pour combler le déficit démocratique qui a indirectement privé une partie des citoyens à accéder à une certaine culture politique.
Les médias ont également la responsabilité de rendre plus visibles les actions de ces associations pour permettre une réelle influence dans le cadre de la construction d’un nouveau projet de société démocratique.
Cette médiatisation aura notamment pour objectif de susciter l’intérêt des tunisiens, dont la majorité ne s’intéressait pas à la chose politique, à s’impliquer davantage dans les activités associatives.
Dans une Tunisie postrévolutionnaire, le rôle de la société civile devient désormais déterminant dans la construction du modèle politique pouvant installer une démocratie solide et pérenne, soit un idéal démocratique.
Son rôle ne pourra être réduit à la validation des résultats des élections en garantissant leur impartialité, leur légitimité et leur conformité aux règles du droit.
Elle aura à assurer également la bonne gouvernance tout en exigeant des comptes au gouvernement dans le cadre d’une totale transparence, comme un réel contrepouvoir.

(A suivre)

Lire aussi :
La politique, l’enfant prématuré de la révolution tunisienne (1/3)

* Avocat au Barreaux de Paris et de Tunisie.

Extrait de l’essai politique: «La politique, l’enfant prématuré de la révolution tunisienne».