Regard sur le début de la gouvernance légitime post révolutionnaire : la majorité des Tunisiens ont en partage le bon sens et l’intérêt supérieur de la nation, en dehors de toute filiation partisane.

Par Abderrazak Lejri


 

Après avoir mis au pas ses coalisés en émasculant le parti Ettakatol de Mustafa Ben Jaâfar, président de l’Assemblée constituante, et en déculottant le parti Cpr de Moncef Marzouki, président de la République, le parti Ennahdha a confirmé sa vision des objectifs de l’élection de la Constituante en privilégiant surtout l’approche de gouvernance au détriment des véritables enjeux que représente la rédaction de la Constitution ce qui explique le délai de deux mois pour aboutir enfin à un nouveau gouvernement transitoire.

La Constituante réduite à une simple chambre d’enregistrement

Ce parti d’obédience islamique est, comme d’habitude, cohérent avec lui-même en abandonnant le double discours qu’on lui reprochait pour n’en tenir qu’un seul empreint d’hégémonisme faisant peu de cas de l’opposition minoritaire (dont les interventions des représentants courageux sont réduites à des gesticulations : cause toujours tu m’intéresses !) aboutissant in fine toujours à un vote en force qui – à la liberté d’expression près – aboutit à faire de la Constituante une simple chambre d’enregistrement.

On ne peut que se féliciter du renouvellement de la classe politique et des membres du gouvernement car la compétence n’est l’apanage de personne en particulier et le manque d’expérience (le terme amateurisme n’étant pas approprié) est un faux argument non opposable après une révolution qui sur le plan des principes veut rompre avec le passé et à tout point de vue les composantes de la société sont en train de faire leur mue et sont appelées à opérer leur mise à niveau.

Il faut que le chef du Gouvernement, Hamadi Jebali, et son équipe prennent acte du fait que cette mise à niveau et l’intégration des nouveaux concepts de démocratie, de bonne gouvernance, de compétence et de tolérance, etc., ne concernent pas que les autres.

Il faut qu’ils se débarrassent de leur vision partisane qui les emprisonne dans une posture d’opposition et d’éternelle campagne électorale (ce qui est en soi justifié par les échéances électorales à venir) pour tendre (mais à l’impossible personne n’est tenu) vers une posture d’hommes d’Etat dignes de la formidable chance inespérée et imprévue que le destin leur a offerte de conduire la Tunisie vers un avenir meilleur.

L’agressivité d’Ennahdha envers l’opposition et les médias

Il faut aussi que les dirigeants et surtout les militants de base d’Ennahdha cessent de qualifier toute velléité d’indépendance ou d’avis contraire d’acte non patriote car si cela continue, on va glisser vers les accusations d’atteinte à la sûreté de l’Etat qui nous rappellent les pratiques de l’ancien régime par le qualificatif de traitrise à la nation («takhouine») que Ben Ali a utilisé à leur encontre !

Les dirigeants d’Ennahdha n’ont d’ailleurs jamais admis que les attaques de leurs militants extrémistes sur les réseaux sociaux sont sciemment orchestrées et ils les mettent systématiquement sur le compte de dérapages individuels de quelques excités.

Ces attaques ont été illustrées par la montée en pointe de Rached Ghannouchi, président du parti islamiste tunisien, contre les médias qualifiés de majoritairement pourris, et particulièrement la sortie de Ali Laraiedh, ministre de l’Intérieur, contre le journal ‘‘Le Maghreb’’ et une de ses journalistes (pour effronterie d’indépendance de ligne éditoriale et d’excès d’émancipation ?!).

Le même sectarisme s’est traduit au sein de la Constituante par des accusations d’irresponsabilité à l’encontre des députés de l’opposition qui avaient estimé qu’un budget de l’Etat et la Loi des finances qui lui est associée méritent plus que quelques heures d’examen et de débats, Ennahdha et la troïka s’étant davantage focalisés sur la répartition des postes ministériels (qui va gouverner) sans s’attarder sur le comment et quoi gouverner.

Ennahdha a la cohérence de poursuivre le même principe qui lui a valu de remporter la victoire lors des élections en recourant au «takfir» (accusation de mécréance) qui a laminé les forces progressistes et modernistes de gauche et il était temps avec la discussion de la loi de finances qu’on dépasse les polémiques doctrinales où les perdants sont traités de «zéro%» qui empêchent les «99% (sic)» de gouverner à leur guise..

Quant aux dirigeants du Cpr, et notamment Mohamed Abbou, l’égo et la posture du pouvoir les ont aveuglés, au point qu’ils ont traité leurs compagnons d’hier (le Pdp) d’une façon indigne et éhontée de minorité antidémocratique et antipatriotique en collusion avec le Rcd, n’ayant même pas la reconnaissance du ventre quand, dans les geôles de Ben Ali, ils n’ont trouvé à leur côté que les militants de gauche – notamment Néjib Chebbi (que je suis pourtant loin de vouloir défendre) – comme soutien.

Passer de la posture d’opposition à celle de gouvernement

Il faut être magnanime avec M. Marzouki, qui débute dans la magistrature suprême, et avec le nouveau chef du gouvernement M. Jebali, et nous voulons bien croire que leurs dérapages ne sont que d’ordre lexical.

Ceux qui sont étonnés de voir Ennahdha recourir aux petites compromissions lors de la répartition des postes à leurs proches doivent prendre parmi plein d’exemples le cas de Aboulaye Wade au Sénégal qui, après avoir été un opposant farouche et démocrate payant cela par des années d’exil et de prison, s’est mué dès la prise du pouvoir en autocrate corrompu brimant toute velléité d’opposition et dérivant vers une succession dynastique démontrant encore une fois que c’est «la fonction qui crée l’organe».

On ne peut concevoir que du jour au lendemain un footballeur jouant en défense apprenne à jouer en attaque surtout dans une équipe adverse !

Les années d’exil et de prison ont laissé chez certains militants actuellement en situation de gouverner des séquelles qui ne peuvent s’estomper qu’avec le temps, une fois qu’ils seront apaisés psychologiquement avec eux mêmes et avec leurs compatriotes.

Il faudra du temps pour que ces derniers – auxquels ces épreuves douloureuses ont instillé inconsciemment la haine de soi, d’autrui et de la société en général -  cessent de considérer ceux qui ne partagent pas toutes leurs idées comme des ennemis désignés.

Car, de même qu’on peut estimer que les forces modernistes et progressistes par leur élitisme urbain (à part le Parti ouvrier communiste tunisien, Poct) sont coupées du pays profond, expliquant en cela leur échec patent, on peut affirmer qu’une partie des exilés de la diaspora et ceux qui étaient emprisonnés ou mis à l’écart ne connaissent pas tout à fait la société tunisienne.

Il est légitime et explicable que des personnes qui ont connu l’exil et la prison soient grisées par l’euphorie que confère l’accès au pouvoir, à la reconnaissance et aux privilèges.

Les rémunérations des grands commis de l’Etat et des élus

Sur un autre plan, je trouve démagogique, comme le signalent six députés dans le journal ‘‘Echourouk’’ du 29 décembre, que d’aucuns trouvent excessifs les salaires des élus et grands commis de l’Etat, et me demande à quel titre des élus notamment issus des régions de l’intérieur et pour certains de l’étranger, où ils doivent faire face à des dépenses familiales locales et à Tunis, doivent concéder à ne pas toucher de rémunération.

N’importe quel responsable bénéficie quand il est en mission, en plus de son salaire, d’une indemnité de mission et d’un per diem, et le moindre cadre commercial a droit à des frais de représentation incluant les frais d’habillement et de blanchisserie.

Rapportés à l’échelle du pays ou à la noblesse de leurs tâches (ces derniers ayant abandonné leurs emplois d’origine), je trouve plutôt que les chiffres portés à ma connaissance ne sont ni excessifs ni abusifs.

En dépit du fait que, chez nous, les gros salaires sont tabous, je ne trouve pas scandaleux qu’un président de la République émarge à une indemnité de souveraineté conséquente car ce sont les bas salaires qui sont en revanche scandaleux.

Démagogie mise à part et sans verser dans une théorie socialisante égalitariste, on doit être capable d’intégrer que doubler le salaire du Pdg de la Compagnie de phosphate de Gafsa (Cpg) n’a aucun impact sur le résultat de la société, notamment si on le rapporte à des pertes quotidiennes de 1.5 million de dinars, dans l’hypothèse où il parviendrait à juguler les énormes problèmes de ce groupe.

Ce scénario est préférable à celui où on confie une grande entreprise à un dirigeant intègre mais incompétent, touchant un salaire indigent donc non scandaleux, qui faute de clairvoyance et de bonne gestion peut engendrer des pertes de plusieurs milliards.

Les institutions étatiques du Maroc ont connu une profonde mutation et engendré des gains de productivité quand on les a dotées de dirigeants fortement rémunérés issus de la diaspora alors que chez nous la soixantaine de cadres de haut niveau de Tunisie Telecom qui touchaient plus de 4.000 dinars ont été mis à l’index et poussés à la démission (en dehors des abus avérés) !

La gouvernance au concret

Le gouvernement Jebali veut rattraper le temps perdu et il est heureux de constater qu’enfin le problème du bassin minier et du Groupe chimique tunisien (Gct) qui, avec le triangle Gafsa-Sfax-Gabès, représente au moins 20% des problèmes économiques du pays, soit pris à bras le corps.

Nous n’allons pas épiloguer sur le fait qu’une année durant, ce problème épineux a été laissé aux mains d’autorités régionales illégitimes et sans véritables pouvoirs (gouverneurs, délégués et responsables municipaux) et que, durant deux mois, la troïka – occupée à répartir à titre de gratification des postes dans un gouvernement pléthorique – n’a jamais dénoncé les sit-in y relatifs sauf quand les sit-inneurs se sont déplacés au Bardo où ils ont été traités de trouble-fête et d’empêcheurs de légiférer en rond.

Il est tout de même paradoxal que lorsqu’une poignée de salafistes trouble et paralyse le fonctionnement de toute la faculté de la Manouba, nous n’ayons entendu de la part d’Ennahdha ou de M. Marzouki qu’un appel au dialogue, rien que le dialogue, malgré des violences avérées là où il y a eu transgression de la loi et des règlements intérieurs de l’université, alors que maintenant certains commencent à bomber le torse pour indiquer que le dialogue une fois épuisé, le recours contre les sit-inneurs sera la loi et, en filigrane, la matraque.

Au crédit du gouvernement Jebali, nous devons nous réjouir enfin de la création d’un ministère de l’Environnement à part entière qui, nous l’espérons, sera doté de moyens conséquents et dont la mission ne se limitera pas à des mesures cosmétiques réduites à l’aménagement des espaces verts.

La tâche urgente à laquelle doit s’atteler ce ministère est la prise en charge de tous les problèmes de pollution industrielle (cas de Sfax et Gabès) et domestique au niveau des communes car jamais les quartiers n’ont été aussi sales que depuis la confirmation des contractuels et les substantielles augmentations salariales des agents municipaux, ce qui démontre qu’il n’y a pas obligatoirement de relation de cause à effet entre l’amélioration des conditions d’emploi et l’ardeur au travail !

Partant du principe que le gouvernement Jebali a un mandat théorique d’un an qui ne lui permet pas d’engager des réformes profondes et de lancer des projets d’envergure, je pense qu’on ne perd rien à engager d’ores et déjà les études y relatives, la mise en œuvre étant envisageable durant la prochaine mandature de 4 ou 5 ans, ce qui permettra entre autres de booster l’activité d’ingénierie.

Les premières mesures tendant à réduire le train de vie de l’Etat sont à saluer car, comme on dit, il n’y a pas de petit profit.

Cependant, les effets tangibles et perceptibles ne seront obtenus qu’après une réduction drastique du concours de la Caisse de compensation (sans atteinte au pouvoir d’achat des franges défavorisées déjà assez éprouvées par une importante inflation) et un bond en avant des recettes fiscales par une réforme qui tarde à se mettre en place.

M. Jebali peut être assuré que la majorité des Tunisiens qui ont en partage le bon sens et l’intérêt supérieur de la nation – en dehors de toute filiation partisane – seront à ses côtés chaque fois que des mesures salutaires d’ordre social ou économique en faveur des régions défavorisées seront prises.

Blog de l’auteur.

Du même auteur sur Kapitalis :
Tunisie. Le problème endémique du bassin minier de Gafsa
Tunisie. Doit-on aider Ennahdha à gouverner?
Tunisie. Victoire d’Ennahdha ou défaite des progressistes?