Hédi Chenchabi * écrit – Le printemps arabe, né le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid, a propulsé au pouvoir en Tunisie, en Egypte, en Libye et au Maroc, des islamistes qui ont pris tous le ton de la «modération». Décryptage…
Parce que le Printemps arabe n’a pas accouché de révolutions, nous pensons que celles-ci sont à venir. La révolution française de 1789 n’a donné des lois démocratiques que quelques décennies plus tard. Ces bouleversements peuvent, comme en Iran, être détournés de leurs objectifs si les islamistes qui l’ont emporté par les urnes gagnent aussi, dans les débats idéologiques et dans les têtes. Alors, ces sociétés, plutôt ouvertes, seront mises en coupe réglée par les rigoristes – toutes tendances confondues – en alliance avec les politiciens les plus opportunistes, y compris ceux qui se présentent comme de tendance «socialiste», «libérale» ou «nationaliste».
Et si la révolution était toujours à venir ?
Sur le plan économique rien n’a été assaini. En Tunisie, les mêmes qui se sont enrichis sous Ben Ali s’apprêtent ou ont déjà investi l’espace économique, financier et politique et veulent continuer à faire des affaires sous le parapluie déployé de la finance islamique. Ceux qui ont prospéré et gangréné l’économie sous l’ère Rcdiste (Rassemblement constitutionnel démocratique de Ben Ali) n’ont pas trouvé meilleure protection que celle de l’adhésion à l’islam politique, pragmatique et affairiste. La réforme fiscale, la levée juste des impôts, la redistribution des richesses, le nettoyage, la restructuration de l’administration, le renforcement de l’Etat de droit, ou le développement durable et à échelle humaine, ce n’est pas non plus pour demain, les objectifs des révolutions arabes resteront, sans doute, et pour très longtemps des chimères inatteignables et dépendront des rapports de forces dans la société.
Mais la révolte guettera toujours car le sacrifice des martyrs ne s'est pas fait pour rien. Les tentatives de constitutionnalisation de l’islam est une ligne rouge qui ne peut être franchie sans risques. L’arrivée en force des islamistes en Egypte constitue à la fois un danger mais aussi le laboratoire social, économique, culturel et politique que vont mettre en place les islamistes égyptiens au service du projet des obscurantistes dans le monde musulman. Les réformes promises des Constitutions est l’autre épreuve à venir, va-ton garantir plus de droits, faire avancer les droits des femmes, va-t-on tenir compte des minorités religieuses et politiques, ou revenir à la culture du parti ou de la vision unique de la société?
Ces débats, d’une grande importance pour les générations à vernir, ne peuvent ignorer les travaux de nos éminents juristes, comme dans le cas tunisien, la Commission présidée par Iadh Ben Achour. Ces assemblées élues dans les pays du printemps arabe ne peuvent pas ne pas tenir compte des 40 à 50% du corps électoral qui n’a pas pris part aux votes organisés.
Les Tunisiens, les Egyptiens, les Libyens, mais aussi, en quelque sorte, les Marocains, avec le mouvement du 20 Février, ont réussi, par une résistance plus ou moins longue, selon les contextes et les pouvoirs en place, à vaincre des dictateurs, à les obliger à céder ou à s’ouvrir aux changements. Mais ont-ils pour autant fait une vraie révolution ?
En cette fin du mois de décembre, au vu des résultats électoraux, la réponse est non. Car le pouvoir, gagné, par les urnes, est entre les mains des islamistes et nous pouvons douter de leurs capacités à mettre en œuvre des changements profonds sur le plan économique, politique, social et culturel. Il s’agit, à travers leurs textes, leurs orientations et les réactions de leurs dirigeants et bases sociales, de remettre en cause des droits censés être acquis. Certains analystes parlent, les concernant, des forces de la réaction pour ne pas dire de la contre-révolution qui bénéficient de la bienveillance des puissances qui dominent le monde.
En Tunisie, comme en Egypte puis au Maroc, nous pouvons être fiers de l’émergence d’une nouvelle ère, avoir des espoirs pour un avenir meilleur. Mais, dans tous ces pays, les premiers pas des représentants des partis islamistes nous donnent une idée sur leur organisation, leurs solidarités à l’échelle arabe, leurs intentions et leurs valeurs partagées. Leur soif du pouvoir est inégalée, traduite par leur volonté exacerbée de s’attribuer les ministères régaliens, leurs doubles-discours et leur gestion ambigüe de leurs alliés «salafistes» lâchés dans la Cité, dans les quartiers pour endoctriner ou harceler ceux qui ne partagent pas leur vision de l’islam ou du monde.
Cette apparition du phénomène majoritaire «islamiste» nous donne des indices quant au fonctionnement de ces partis en Tunisie, en Egypte, en Libye et au Maroc et bientôt ailleurs…
Aujourd’hui, face à la propagation des idées salafsites et à la multiplication des actes de violence commis par leurs militants de base, il faut développer une argumentation claire dans le camp démocratique séculier et moderne. Il ne peut pas y avoir de compromis sur les valeurs fondamentales: la défense de tous les droits reconnus universellement, la promotion et/ou le renforcement de la sécularisation par la séparation entre le religieux et le politique et la mise en œuvre urgente des projets économiques et de développement de l’emploi.
Cette urgence doit tenir compte des ressources des pays sans pétrole, riches de leur histoire de leurs paysages et de la matière grise de leurs enfants – produit d’un système d’éducation performant. Ces atouts ne peuvent être mobilisés pour le développement sans que cette image de marque positive, ne soit imprégnée-ne serait-ce qu’un moment par le printemps arabe.
Les peuples arabes sont fiers. Non, ils n’accepteront jamais de vivre de la charité, même islamique! Ils aspirent à toutes les libertés, grandes, petites, fondamentales, universelles.
La démocratie «arabo-musulmane» au service du «Grand Moyen Orient»
Aujourd’hui, le revirement de positions de certains analystes ou spécialistes de l’islam politique et du monde arabe est complexe(4) ou consternant(5), car contrairement à ce que certains d’entre eux affirment, il n’existe pas d’islamistes «modérés». Un religieux qui s’investit avec ardeur dans le champ politique, ne pense pas les choses en termes de «modération», il a une vision du monde, de la société et des valeurs qu’il veut imposer au corps social. Sa cible privilégiée est toujours la femme et sa libération. Invoquer leur authenticité ou leur légitimité par rapport à la lutte anticoloniale et postcoloniale, au détriment des mouvements nationalistes et baasistes, est une nouvelle lecture inquiétante de l’histoire des peuples.
Cette vision soi-disant en phase avec les attentes des sociétés arabes conservatrices, tente de faire oublier l’aspiration des forces islamistes à un régime autocratique et répand l’idée que les porteurs de l’islam politique sont légitimes et les garants de la démocratie «à la mode arabe ou musulmane». Celle-ci, vécue au quotidien, s’exprime à travers des attaques systématiques de la liberté de penser, d’agir, de se vêtir, de festoyer, d’aimer et de défendre des valeurs universelles.
Cette vision édulcorée de l’islam politique, stigmatisé hier et remis au goût du jour aujourd’hui, n’apporte pas, non plus, des réponses à l’urgence de la création d’emplois durables et dignes, ne cherche pas nécessairement des solutions concrètes pour le partage des richesses. Elle ne s’intéresse pas non plus à la question de l’évolution de nos institutions, de l’appareil économique, administratif et éducatif, en prenant appui sur les acquis de la modernité.
Laisser faire les islamistes sans réagir, c’est déclencher la machine de la régression sociale, culturelle et admettre l’idée de restrictions de nos libertés. C’est accepter, avec la complicité des tenants de la mondialisation libérale, le conservatisme culturel et la domination néocoloniale qui s’annonce.
Sacrifier nos libertés individuelles, laisser se poursuivre le projet ultralibéral au service de minorités (les mêmes que celles du temps des dictatures mais protégées par la parapluie islamiste), c’est à coup sûr le renforcement de la corruption, c’est la poursuite de l’exploitation de la région arabe avec pour seul objectif la protection et le maintien des monarchies du Golfe, au service du «Grand Moyen Orient» tant souhaité par l’impérialisme américain, ses néoconservateurs et leurs alliés.
A suivre
* Militant associatif, co-fondateur du Collectif citoyen pour des élections libres en Tunisie et de l’association Collectif Culture-Création-Citoyenneté, co-auteur de ‘‘Un siècle d’immigration en Ile de France’’, 1993 et de ‘‘Cités & Diversités: l’Immigration en Europe’’, 1996.
Notes:
4 - Lire l’entretien de Henry Laurens « Aujourd’hui la modernité vient des pays arabes », dans le dossier spécial de l’Express « La grande histoire des peuples arabes » de décembre 2011
5 - Lire l’entretien de François Burgat (Politologue) avec Nicolas Valiadis -Le mot “islamiste” ne veut plus dire grand-chose »- sur le site Agents d’Entretien, Décembre 2011.
Lire aussi :
Du Printemps arabe à l'impasse islamiste (1/4)!
Du Printemps arabe à l'impasse islamiste (2/4)!