«La liberté pour nous et pour les autres», in memoriam Mahmûd Muhammad Taha (1909-1985), le penseur réformiste soudanais condamné à mort pour apostasie et exécuté par les sbires de l’ex-président Jaafar al-Nimayri.
Par Néjib Baccouchi* (Traduit de l’arabe par Abdelatif Ben Salem)
La douleur causée par la pendaison de Taha a été double. Il fut pour ainsi dire exécuté deux fois. La première quand ses quatre compagnons condamnés à la peine capitale, flanchèrent en se repentant devant le Cour et en le chargeant du crime d’apostasie, lui faisant endosser la responsabilité de leur égarement spirituel et leur retrait de la Communauté des Croyants. La deuxième fois quand les bourreaux lui passèrent la corde au cou.
«Le Gandhi du Soudan»
L’horrible crime dont il était la victime a constitué en quelque sorte la réponse des ennemis politiques de Mahmûd Taha à son mot d’ordre «La liberté pour nous et pour les autres», un mot d’ordre noble, chargé de sens, mais qui ne pouvait malheureusement être compris par des esprits étriqués.
On l’a surnommé «le Gandhi du Soudan», tant il menait une vie d’ascète et ressentait du mépris pour la vie matérielle. Son unique rêve était de construire un lendemain meilleur pour le Soudan.
Avec un groupe de compagnons, il fonda vers le milieu des années quarante, quand le Soudan se trouvait sous la domination coloniale britannique, le parti républicain. Le jeune parti s’est distingué dès sa création par l’adoption d’un programme revendicatif centré autour de l’instauration d’une «république indépendante», à l’opposé des autres composantes du Mouvement national soudanais, clivés entre «Unionistes» appelant à une fusion avec l’Egypte, et les autres, qui combattaient pour l’indépendance mais dans le cadre d’une alliance avec la Couronne britannique.
Mahmûd Taha était un de ces intellectuels qu’on peut qualifier de penseur des Lumières. Il était opposé à l’idée d’un islam figé, réduit à une série de préceptes et de lois immuables et surannées. Parmi ses idées les plus répandues, l’appel à l’égalité entre hommes et femmes, la nécessité de combattre l’injustice et l’exploitation dont celles-ci font l’objet, et la défense de leurs droits à l’éducation et à la participation à la vie publique. A ce propos les «Sœurs républicaines», organisation de masse féminine fondée par le parti républicain, a joué un rôle d’avant-garde dans la diffusion des idées de Taha. Elles organisèrent des forums de débat sur la place publique, impulsant ainsi une dynamique politique et intellectuelle inconnue jusqu’alors dans la société soudanaise.
Contre la culture satanisant la femme
Taha se rebella contre la culture qui satanisait la femme, une culture qui décréta définitivement que la femme ne quittera le foyer que trois fois dans son existence : la première, de la matrice de sa mère (rahm), la deuxième, de la demeure de son père à celle de son époux (ba‘l) et la troisième de la demeure de son époux à sa sépulture (qabr). A l’époux, le journal et la tasse de café, à elle les vapeurs de casseroles et les brûlures du fer à repasser ; à lui le plaisir sexuel, tout le plaisir sexuel ; à elle l’ordre, la pudeur et la fidélité. A elle, l’obéissance et les affres des contractions et de la grossesse, à lui la paternité et l’autorité sur la progéniture.
Marchant sur les pas de cette pléiade de «voleurs de feu» de la pensée islamique comme Qâcim Amîn, Alî Abdelrâziq et Tâhir Al-Haddâd, la plume de Mahmûd Taha a osé interroger le silence et éclairer la voix pour toute une génération en quête de liberté(3).
Aujourd’hui, vingt sept ans après son assassinat, nos sociétés sont en train de traverser une période où le regain de la religiosité et le retour du sacré prennent des proportions quasiment monstrueuses par leur investissement de l’espace public et leur mainmise sur le quotidien des gens. Cette situation qu’on peut désigner par le terme de microphysique théologique a engendré un pouvoir «clérical» (kahanût dînî) qui exerce un pouvoir absolu (mutlaq) sur la vie des gens. Pour preuve, la prosternation (sujûd) et les chants incantatoires (ibtihâl) ont migré des mosquées vers les tribunes des stades de football, en se substituant à toutes les formes d’extériorisation des sentiments de joie et d’allégresse.
Le rite du petit pèlerinage (‘umra) et du Pèlerinage (hajj) se sont convertis en marotte pour starlettes en quête d’indulgence plénière (gufrân) ou Saccat al-tawba. Quant à la pruderie (‘afâf) elle se négocie désormais en toute liberté aux souks des tissus.
La dictature des symboles a conféré aux enturbannés la haute main sur la vie quotidienne, leurs fatwas se sont substituées aux lois, et nous nous sommes rendus compte que nous vivons coincés dans des pays subissant le poids d’une double dictature, d’un côté celle des régimes despotiques et leurs appareils répressifs, et de l’autre celle de la rue et sa grouillante armée plébéienne conduite par des shaykhs et des prédicateurs.
Le fléau du questionnement
La loi de la Hisba(4) en vigueur en Egypte et dans d’autres contrées musulmanes, qui n’a rien à envier au Tribunal du Saint-Office fondée par la catholicité au Moyen-âge, met désormais en demeure tout créateur de se placer dans la non-distance séparant le trône (‘arsh) du despote de la chaire (minbar) de l’imam de la Prêche de vendredi. Le penseur, soupçonné de porter le germe de l’occidentalisation et du fléau du questionnement, est devenu pour les tyrans de la rue, une cible de choix qu’il faut castrer intellectuellement. Pour le castrer, il faut l’isoler, pour l’isoler, il faut le soustraire à la communauté. Sa mise à l’écart de la communauté annonce inéluctablement son excommunication (takfîr).
Ceci est d’autant plus dangereux que l’excommunication et la mise au banc de la société des créateurs ne sont plus l’apanage exclusif de certains «groupuscules incontrôlables» menés par des prédicateurs rigoristes fanatisés, leur énonciation se concoctait désormais dans les milieux universitaires, supposés être des temples inviolables du savoir et de la connaissance. C’est à ce titre que le ministre de l’éducation et de l’enseignement supérieur du gouvernement du Hamas a pris, au courant de l’année 2007, une mesure ordonnant le retrait et la destruction du recueil de contes du chercheur et académicien de l’Université de Bir Zeit, Sharîf Kanana intitulé Qûl yâ tayr (Dis ô oiseau), une compilation des plus belles histoires du patrimoine populaire palestinien, sous prétexte qu’il comportait «certaines expressions à connotation sexuelle susceptibles de porter atteinte aux bonnes mœurs».
Pour «l’inquisition», la saison de chasse s’est ouverte avec Kanana, et il n’y a que cette dernière qui connait sa prochaine victime : à qui le tour, à Ghassan Kanafânî, à Fadwa Touqân, ou à Emile Habibi ? Une question se pose, à quand viendra le tour de Mahmûd Darwîch, auteur, peu avant sa disparition, de «Tu es, à partir de maintenant, ton autre » où il se demandait :
Fallait-il attendre notre chute d’une hauteur sublime, et voir notre sang sur nos mains… pour comprendre que nous n’étions pas de anges… comme nous l’aurions cru ?
Fallait-il attendre pour voir notre intimité étalée sur la place publique, pour que notre vérité perde sa virginité ?
Combien avons-nous menti quand nous affirmions que nous sommes une exception… !
N’étaient la pudeur et l’obscurité, je me serais rendu à Gaza chez le nouveau Abû Sufiân, sans même connaître le chemin ni le nom du nouveau prophète !
Si Muhammad n’était pas le Sceau des Prophètes, chaque bande aurait eu le sien et chaque Compagnon du Prophète sa milice privée !
Nous avons adoré «Juin» en son quarantième anniversaire : si on ne trouve personne pour nous infliger une nouvelle défaite, qui nous l’infligera alors ? Finirons-nous par nous en infliger une nous-mêmes pour ne pas oublier !...
Darwich qui œuvra autant, sinon plus que toutes les factions de la résistance palestinienne réunies pour l’universalité de la cause de son peuple, uniquement armé des vingt-huit lettres de l’alphabet arabe et… de l’ombre titulaire d’al-Mutanabbî, verra-t-il ses œuvres brûler sur le bûcher ?
Un décret du ministre du Hamas répond comme en écho à l’article XVIIII, alinéa 3 du «Pacte» du Mouvement du Hamas qui stipule sous le titre : «La fonction de l’art dans le combat de libération» que «l’art obéit à des critères et à des règles selon lesquels on peut distinguer l’art islamique de l’art jâhilî (Jâhiliyya décrit l’état «d’ignorance et d’obscurité dans lesquelles étaient plongés les Arabes avant la prédication muhammadienne», il s’agit ici d’art antique de facture polythéiste, N.d.T).
La cause de la libération islamique nécessite un art islamique capable d’élever les âmes et ne point privilégier chez l’homme, un aspect sur un autre. Un tel art œuvrera à appréhender l’être humain dans sa totalité, dans son harmonie et dans son équilibre. L’homme est une étrange merveille de la création, il fut engendré d’une poignée de limon et du souffle de l’esprit, et c’est en s’appuyant précisément sur cette vérité essentielle que l’art islamique se tourne vers lui. L’art jâhilî s’adresse au corps, l’aspect matériel y écrase l’aspect spirituel. Pour peu qu’ils respectent les spécificités de l’art islamique, le livre, l’écrit en général, l’émission radiophonique, l’exhortation, le message, le zajal, le poème, la cantilène, et l’œuvre théâtrale, etc., se transforment en outils essentiels à la mobilisation intellectuelle, mais également en nourriture spirituelle en renouvellement constant, qui nous aide à poursuivre la marche, à nous recréer et à nous distraire. La route est longue, les obstacles nombreux et les esprits se lassent rapidement, et c’est justement ici qu’intervient l’art islamique parce qu’il recrée l’enthousiasme, encourage l’action, ranime dans les consciences les plus hautes aspirations et inspire la saine action (al-tadbîr al-salîm)» :
Rien n’est plus utile à l’âme industrieuse
Que de progresser d’état en état
Tout doit être sérieux et ne souffrir le moindre badinage
Car du badinage, la nation combattante ne peut faire cas.
Si l’on se tient à ce «moule esthétique islamique», je ne saurais comment m’y prendre pour classer la ‘‘Guernica’’ de Pablo Picasso ou ‘‘L’Origine du monde’’ de Gustave Courbet, ou comment savoir si écouter les symphonies de Beethoven ou la voix d’Oum Kalthoum est licite ou non. Si nous aurions ou pas le droit d’offrir à nos bien-aimées le recueil de poèmes de Nizar Qabânî. Mais il semble que d’après les islamistes nous devons nous contenter, pour unique lot de consolation, du vidéo clip «islamique».
A suivre
* - Doctorant en sciences politiques.
Lire aussi :
Hommage Mahmûd Taha le martyr de la liberté de pensée (1/4)
Notes :
3 - Voici entre autres quelques titres de la bibliographie de M.M.Taha :
Qul hâdhâ sabîlî (Dis, ceci est ma voie, 1952) où il traite de la question de la démocratie et de l’instruction et de la femme.
- al-Risâla al-thâniya fi-l-islâm (Le deuxième message de l’islam), 1967, où il est question de sujets essentiels tels que la prédétermination (al-jabr) et la prédestination dans le Coran. Il démontre également que la supériorité de l’homme sur la femme, le port du hijâb et la polygamie ne sont pas des obligations légales.
- al-Dustûr al-islâmî ? Na‘am…Wa lâ (La Constitution islamique ? Oui… et non), 1968. Dans cet ouvrage, l’auteur tente d’opérer une distinction entre la Sharî‘a et la religion. Il y traite également de la problématique de la démocratie, du socialisme et de l’islam.
- Tatwîr sharî‘at-al-ahwâl al-shakhsiyya (Parfaire le Code du statut personnel), 1971, cet essai est dédié « au plus déshéritées d’entre les déshéritées sur terre … aux femmes ».Une tentative de rendre justice aux femmes, en dénonçant les coutumes obsolètes qui se dressent sur le chemin de leur émancipation.
- al-Mârkusiyya fi-l-mîzân (Critique du marxisme), 1973, où Mahmûd Taha propose une lecture critique du marxisme et des expériences communistes.
- Ismuhum al-wahhâbiyya wa laysa ansâr al-Sunna (Des Wahhabites et non des fidèles de la Sunna), 1976, cet ouvrage a suscité la fureur des âl-Saoud et des épigones de Muhammad Ibn abd al-Wahhâb. Le shaykh Taha y critique les thèses takfîri du courant salafiste wahhabite, mettant en lumière la noblesse du Message de l’islam sûfi et son adéquation avec les hautes aspirations de la religion musulmane. Les Séoudiens, par le biais de l’Organisation du congrès islamique, ont exercé contre le régime d’al-Nimayrî (alors compromis dans le scandale du transfert des Falashas de l’Ethiopie vers Israël) des fortes pressions pour qu’il fasse taire une fois pour toute la voix du Shaykh Taha. Les chantres de l’islam politique et en particulier Hassan Turâbî se chargèrent de dresser les foules des fidèles contre Mahmûd Taha.
Capturer la liberté et contraindre la raison à capituler devant la mythologie drapée de l’aura du sacré, voilà en définitive l’objectif véritable de l’accusation d’apostasie lancée contre le réformateur soudanais.
4 - Al-Hisba : une des institutions les plus répressives qui ait jamais existé dans l’histoire de la traque de la libre pensée dans l’histoire de l’islam. Elle apparait dés la deuxième moitié du IIème siècle de l’hégire sous le règne du calife al-Mahdî. Conçue au départ comme une cadre de référence spirituelle ayant pour fonction de veiller à la stricte conformité de la pratique de l’Etat au dogme religieux, elle ne tarda pas à se métamorphoser en un redoutable instrument au service exclusif des despotes pour le contrôle de la « pureté de la foi », de la surveillance des consciences et pour la promotion, par la contrainte, de l’unité idéologique. L’institution de la Hisba fut à l’origine de la clôture totalitaire qui paralysa pour des siècles la libre pensée en islam. Elle constituât l’un des facteurs essentiels expliquant le déclin vertigineux du monde arabe et musulman. Certains n’apprécieront peut-être pas ce constat, mais l’institution de la Hisba (qu’on pourrait traduire par le Tribunal de la foi) a servi d’une manière sinueuse de modèle de référence en 1483, pendant la guerre contre le dernier réduit musulman de la Péninsule ibérique, au processus d’invention de l’Inquisition espagnole (encore appelée la Suprême ou le Saint-Office) par les rois catholiques Ferdinand et Isabel sur les ruines de l’Inquisition dite médiévale. Depuis la publication des travaux historiographiques d’Américo Castro et ses disciples sur « l’Espagne des Trois cultures », nous savons avec certitude que le catholicisme ibérique s’est construit en opposition à l’islam, s’inspirant largement de ses institutions et mimant parfois ses rituels et sa sociabilité. La tradition intellectuelle et politique arabe veut qu’à chaque fois qu’on veut dénoncer l’absoluité répressive d’une mesure ou d’une institution quelconque, on se réfère invariablement au terme de Mahâkim al-taftîsh autrement dit à l’Inquisition espagnole, ignorant que celles-ci ne sont qu’un succédané christianisé de la Hisba. Ce constat s’explique par l’indigence des études comparées et par l’absence d’intérêt pour la production historiographique non-francophone. Pour se convaincre de l’antériorité de la Hisba, il suffit de se reporter au décret de nomination à l’époque des Mamelouks d’Egypte d’un Muhtaçib (équivalent « d’Inquisiteur général » ou « Grand inquisiteur »), dont la proximité de style et de contenu avec la littérature inquisitoriale est à proprement parler hallucinante, ainsi qu’à la liste des charges qui lui sont confiées, dont, nous citons entre autres : la traque et l’éradication de toute pensée non-conforme, par la mise à mort publique (qatluhu alâ ru’ûss al-ashhâd) et sans autre forme de procès, de tout philosophe convaincu de semer le trouble dans les esprits, de souiller les sciences et de ternir la réputation des lois, ainsi que la célébration d’autodafé de ses écrits (ista’sâl[al-kutub] bi-l-tahrîq) (Note du traducteur ABS).