Si le Titanic avait coulé en vertu de la manœuvre «la barre à droite toute», le gouvernement provisoire serait bien inspiré de corriger la barre pour amener le tout vers le centre, vers la modération et l’efficacité.

Par Kilani Bennasr*


 

Depuis le début de la révolution tunisienne, la ferveur révolutionnaire n’arrête pas de baisser d’intensité, laissant la place, en ces derniers temps, à une confrontation sans merci entre un centre et une gauche politique coalisés, d’un côté, et une droite islamiste déterminée à s’imposer par tous les moyens, de l’autre côté.

Si le prestigieux Titanic n’avait eu aucune chance de survie après l’interprétation erronée de l’ordre d’évitement de l’iceberg «à droite toute» par le timonier Robert Hitchins, et que de nos jours tout porte à croire qu’un problème de terminologie maritime était à l’origine de cette catastrophe, le gouvernement provisoire tunisien, en majorité du parti Ennahdha, serait-il un habile manœuvrier et éviterait-il le pire à la Tunisie, en s’abstenant de soutenir directement ou indirectement la droite religieuse extrémiste et en redressant une situation alarmante dans presque tous les domaines ?


Manif islamiste devant le siège de la télévision nationale

Malgré ce pari de taille, il ne serait pas impossible qu’un jour, les deux tendances se rapprocheraient du centre pour créer l’équilibre souhaité à la barque, mettant fin à des mois de malentendu et donnant lieu à une véritable concertation et prise en compte des objectifs de la révolution.

L’absence de résultats

Après l’investiture démocratique du gouvernement provisoire, le peuple tunisien s’est enfin félicité d’avoir franchi une étape clé dans le processus de transition démocratique. Quelques jours ont suffi pour que les citoyens se rendent compte que l’énergie du gouvernement, au lieu d’être consacrée à résoudre les difficultés quotidiennes du peuple, est déployée pour mener la vie dure à l’opposition et gaspiller ce qui reste de cette fraicheur dans les valses diplomatiques, les discours et déclarations quotidiennes et un semblant de travail de terrain dont le seul objectif serait la médiatisation des activités, du reste souvent sans intérêt ni efficacité. Laissant s’apitoyer sur leur sort les habitants des zones d’ombres lointaines et le sud-ouest «harassant et à problèmes».

Il est curieux de constater qu’Ennahdha, ou plutôt ses hommes de décision de l’extrême droite seraient plus clairs et plus cohérents avec les pays du Golfe et avec l’extérieur qu’avec leur propre peuple, on magouille et on prend les Tunisiens pour des sujets à exploiter ou à endormir avec le superficiel de l’islam.

Les pauvres et les «ghalabas», qui ont voté Ennahdha, se croyaient sauvés pour toujours de Ben Ali et voilà qu’on marque le pas depuis presque 15 mois ; quand un peuple n’avance plus, il recule.

Le peu de résultats significatifs n’a touché que la haute sphère, à savoir la formation du gouvernement de droite, la présidence et une panoplie de hauts responsables désignés à la va-vite, des anciens amis d’Ennahdha ou islamistes proches. Plusieurs auraient remplacé des cadres nommés à la fin de la période de l’ex-gouvernement provisoire de Béji Caïd Essebsi.

Le peuple et l’intérieur du pays n’auraient récolté que la misère, une situation générale au point mort et l’insécurité. A notre connaissance, aucun haut responsable du sud-ouest tunisien n’a été désigné au sein de ce gouvernement...


Manifestation salafiste dans les rues de Tunis

C’est une deuxième année blanche qui s’annonce à l’horizon, la jeunesse sur laquelle comptera le pays sera titrée en fin 2012 : ès braquages, ès sit-in, ès AG, ès affrontements entre la droite et la gauche, ès violence, ès dialogues de sourds ou byzantins et ès oisiveté et tchatche sur Internet.

Par ailleurs, la révolution enclenchée par le martyr Mohamed Bouazizi a généré une liberté devenue extravagante et quelque part inutile et «zéro calorie» pour les pauvres, sans énergie, qui ne mangent plus à leur faim, quoiqu’au fond ils demeurent reconnaissants et respectueux à feu Bouazizi qui s’est sacrifié pour plusieurs bonnes raisons.

L’argent «sale»

L’Etat, pour se reconstruire, a besoin d’argent et d’hommes mais, pour sa destruction, l’ennemi mettrait aussi de l’argent et recruterait des collaborateurs… Il n’y pas de doute, le pouvoir actuel, formé de la droite religieuse, est affaibli, ce qui le transformerait en une proie facile des grandes puissances et même des pays minuscules du Golfe, qui s’agitent et s’immiscent dangereusement dans les prérogatives d’Etats souverains.

Ceci encourageait certains pays amis des Etats-Unis dont le Qatar et l’Arabie Saoudite à cibler les jeunes tunisiens désœuvrés, nécessiteux et sensibles au discours religieux. Ils ont attendu l’avènement de la révolution en Tunisie pour passer à l’action, en injectant de l’argent et beaucoup d’argent. La manœuvre consiste à recruter des Tunisiens du peuple, des démunis, par le biais d’intermédiaires, moyennant un langage appelant les croyants à ne suivre que les paroles de Dieu et de son prophète et des tromperies destinées aux imprudents et ignorants. Le but étant de les utiliser contre leur propre pays, pour le diviser et l’enflammer.


Violence salafiste à la Faculté de Manouba

L’Iran, pour devenir la puissance qu’il est aujourd’hui, sa droite religieuse n'est pas allée tendre «la main» ailleurs. Il a fermé tous les volets et ouvertures qui donnaient sur l’extérieur et particulièrement sur les pays arabes du Golfe. Il avait réussi sa révolution grâce à l’intérêt exclusif réservé aux affaires internes et au peuple iranien, d’origine perse...

Dans l’état actuel des choses, la Tunisie, dirigée par le gouvernement provisoire où Ennahdha est majoritaire, ferait fausse route : les Tunisiens pensent que ce dernier aurait fait un mauvais choix de facilité, en s’endettant lourdement auprès de ses créanciers du Golfe, croyant être plus habile que ses bailleurs de fonds, qu’ils soient arabes ou européens. Il prend des risques apocalyptiques inutiles pour son pays, en se rapprochant des pays arabes du Golfe qui n’ont que peu de liens historiques avec la Tunisie mais plusieurs visées subversives à son égard.

Les Tunisiens salafistes malgré eux

Quand on tient les rênes d’un pays, même pour quelques jours, on ne prend pas de risques affectant le devenir de son peuple. Les Libyens se mordent les doigts et souhaiteraient pour leur patrie toutes les situations sauf celle du moment, un pays morcelé où les espoirs sont partis en fumée, peut-être bien pour toujours, sans compter les pertes humaines de plus de 150.000 morts et les 1.300.000 déplacés...

A l’intérieur comme à l’extérieur de la Tunisie, on s’étonne et on ne comprend pas d’où vient l’argent des islamistes tunisiens. En effet, c’est grâce à l’argent du Golfe arabe et à la force de l’Otan que Kadhafi a été renversé. Ce flot de liquidité continuerait à couler généreusement depuis le 14 janvier 2011 en Tunisie et terminerait entre les mains des sans emploi tunisiens et refoulés des écoles, où tout simplement des anciens délinquants, devenus islamistes salafistes malgré eux, par nécessité.

La destination de ces fonds, dont les principaux bénéficiaires seraient les mouvements islamistes, ne serait jamais l’investissement en Tunisie mais plutôt l’alimentation des causes de désaccords et d’accrochages dans le pays. Ils continueront leur pression en vue de rapprocher le pays d’une situation de guerre civile identique à celle de la Libye voisine. Il y aurait bien plus d’une preuve. A-t-on constaté la réalisation, en Tunisie, d’un seul projet américain ou qatari malgré les dizaines de promesses, depuis la chute de Ben Ali ?

Ce sont ces fonds arabes, distribués à tort et à travers sans aucun contrôle ni autorisation de l’Etat ou de l’Assemblée constituante, qui multiplieraient le nombre d’impunis «barbus» en Tunisie. Même les responsables modérés de la droite islamique seraient débordés et pris au dépourvu, sinon où seraient cachés ces chétifs fanatiques aux yeux de lynx.

Face à cette situation, les Tunisiens sont perplexes et voudraient être rassurés sur les conditions de passation de pouvoir entre l’actuel gouvernement de droite, dont le départ aura lieu normalement avant fin 2012, et celui qui sera issu de la prochaine élection.

Le besoin urgent de rassurer le peuple

Coordonner la gouvernance du pays avec les autres partis politiques et la société civile, pour une relance rigoureuse de l’économie, devrait être la priorité du moment. L’Etat se construit de l’intérieur et non de l’extérieur.

Mis à part, le programme d’islamisation du pays qui saute aux yeux, Ennahdha et le gouvernement de la droite apparaissent, pour la majorité des Tunisiens, sans stratégie nationale aucune. Ils travailleraient au pif et au coup par coup. Ils décideraient des affaires importantes presque au pile ou face. Ils n’auraient qu’un seul choix pour lever ces doutes : rassurer le peuple, retrousser les manches et au travail.

C’est ce qui explique aussi l’étonnement des responsables politiques européens ou même turcs désireux de remettre les relations avec la Tunisie sur les rails mais qui n’y parviennent pas et se demandent comment, à vue d’œil, la Tunisie dérive.

A l’exception du ministère de la Défense qui, on touche du bois, continue à marcher tout seul et le ministère de l’Intérieur qui se rétablit lentement et suit le pas de ce dernier, le gouvernement provisoire est invité à corriger la barre pour amener le tout vers le centre, vers la modération et l’efficacité.

Souvenons-nous tous que le Titanic avait coulé en vertu de la manœuvre de «la barre à droite toute»…

  • Colonel retraité.

 

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