Il serait opportun d’institutionnaliser le rôle de l’armée et que des dispositions juridiques soient prévues dans la constitution en vue de se prémunir contre les menaces, intérieures ou extérieures.
Par Kilani Bennasr*
Bien qu’elle ait entamé la rédaction de la constitution et invité des personnalités expérimentées à donner leurs points de vue à ce sujet, l’Assemblée constituante n’exprime pas le moindre besoin de se voir aider par des officiers supérieurs et des militaires à la retraite, ni n’aurait l’intention de demander leurs avis sur un domaine qui leur échappe, celui de la défense nationale.
L’Assemblée constituante a pourtant été saisie par le biais de la presse et des missives en bonne et due forme, restées toujours sans réponse.
Le général militaire carthaginois ou fatimide
Armée Tunisienne (1840)
Les anciens Etats (tunisiens) de Carthaginois et Fatimide entourent leurs généraux vainqueurs de considération et d’honneur.
Le commandement de Carthage (814 av. J.-C., jusqu’au IVe siècle) est aux mains de militaires issus de grandes familles et désignés par l’Assemblée du peuple. Les généraux rendent compte de leurs actes devant cette assemblée, qui a le dernier mot, elle ne se montre guère indulgente envers les officiers vaincus. Le sénat a compétence pour toutes les affaires de la cité : l’armée, la guerre et la paix, la politique, l’administration, la politique étrangère et les finances.
A l’époque de la dynastie fatimide (909-1171), le calife Moez Lidin Allah El-Fatimi donne la priorité absolue aux militaires et fait construire l’armée fatimide, devenue légendaire, dotée d’une flotte navale la plus forte au monde de son époque. Les généraux sont les princes de l’Etat, au cours des cérémonies ils se présentent vêtus des plus prestigieux uniformes, portant des colliers épais d’or autour du cou et se déplaçant sur des montures ornées d’argent.
Les anciennes constitutions et l’armée
Dans la constitution de Carthage c’est la Sénat qui désigne les généraux, récompense les vainqueurs et sanctionne les vaincus.
Les dynasties musulmanes d’Ifriqiya, la Tunisie d’aujourd’hui, mettent les hauts gradés militaires au même titre que la classe princière de l’Etat, au sommet du pouvoir «exécutif». Ces derniers, qui se distinguent dès leur bas âge par leur aptitude guerrière et au commandement, sont proposés par l’Assemblée de la «choura» et par les notables aux promotions et aux fonctions de Caïd.
Par ailleurs, lors de la recherche dans les anciennes constitutions, plus on se rapproche de la constitution du premier juin 1959, faite sur mesure du «combattant suprême», les textes qui évoquent le rôle de l’armée ou les affaires des militaires se font rares.
Dans le pacte fondamental du 10 septembre 1857, dans son article 5, il est mentionné que l’armée est une garantie de sécurité de tous et c’est seulement dans ce pacte qu’on se prononce clairement sur le rôle de l’armée.
L'armée de Hannibal le Carthaginois franchit les Alpes
La Constitution du 26 avril 1861 est celle qui a réservé le plus de dispositions juridiques concernant l’armée et le personnel militaire. Dans l’article 13, le chef de l’État commande les forces militaires de terre et de mer, déclare la guerre… ensuite viennent les articles 26, 44 et 63 où la constitution de 1861 prévoit respectivement la création d’un conseil de guerre pour connaitre les affaires militaires, et la création aussi d’un conseil suprême. Composé partiellement de fonctionnaires militaires, ce conseil est habilité, entre autres, à décider de l’augmentation des forces de terre et de mer et du matériel de guerre… L’article 77 assimile les fonctions civiles aux grades militaires où la hiérarchie est échelonnée en six classes, la première correspond au grade de général et la sixième à celui de chef de bataillon, l’équivalent du grade de commandant aujourd’hui… Les articles 80, 85, 91et 108 spécifient respectivement que le départ à la retraite des militaires est fixé après 30 ans de service rendus à l’Etat, les militaires assument leurs responsabilités vis-à-vis de la loi en cas de trahison, désobéissance d’un ordre écrit ou autres fautes… L’âge du service militaire est de 18 ans et cette obligation ne concerne ni les étrangers ni les juifs tunisiens.
La constitution du 1er juin 1959 ne consacre à l’armée que les 3 articles: 45, 46 et 49, très concis, qui stipulent que c’est le président de la république qui nomme aux emplois militaires ; il est le commandant suprême des forces armées et lui revient aussi la déclaration de la guerre après approbation de l’Assemblée nationale.
Durant les 23 ans de son règne, Ben Ali traite sévèrement les officiers de l’armée tunisienne et leurs familles et ordonne à ses services de sécurité de les talonner là où ils se trouvent. Il aurait fallu attendre le 14 Janvier pour que les militaires réagissent librement et honorent la patrie et le peuple.
L'armée tunisienne fleurie par les citoyens
Pourquoi institutionnaliser le rôle de l’armée ?
Comme dans presque tous les Etats du monde, la constitution est la référence des textes législatifs de la nation, elle est l’épine dorsale de l’Etat, et l’armée, en sa qualité de gardien fidèle de ce temple, qui est l’Etat, se doit d’y être présente.
C’est inadmissible de ne pas reconnaître à cette armée, bien qu’elle soit une «grande muette», dans le préambule de la constitution, son rôle de sauveur de la nation ; et de ne pas inclure dans le corps même du texte, un dispositif permanent, adapté à toutes formes possibles de gouvernements, qui réglemente ses interventions au futur.
L’armée nationale a pu sauver le pays grâce à l’intelligence et à la présence d’esprit de ses chefs et aussi grâce au sentiment patriotique bien ancré dans les cœurs des militaires, les enfants du peuple. Elle travaille sans cesse dans le silence et a servi le pays là où certains contingents sécuritaires appropriés ont fait défaut et se sont comportés de manières préjudiciables à la sécurité de l’Etat.
L’Etat tunisien n’a pas le choix. Il ne pourrait compter que sur ses forces armées populaires pour défendre sa souveraineté, les acquis du peuple et ceux de la révolution. L’armée tunisienne, avec ses possibilités d’attaques ou de contre-attaque modestes, reste une armée républicaine capable d’agir et de réussir des missions de combats ponctuelles et des missions de sûreté de longue durée. C’est l’avis d’anciens et actuels généraux et officiers supérieurs tunisiens qui ont le mérite et l’honneur d’avoir préparé cette armée si brillante ; et c’est aussi l’impression des hauts commandements occidentaux ou onusiens de maintien de la paix qui ont côtoyé nos unités de combat sur le terrain.
Malgré la prestation exemplaire de notre armée, quelques personnalités politiques civiles actuelles exècrent les militaires et n’aiment pas les écouter. Ils rejettent encore l’idée de déléguer à l’armée nationale le rôle constitutionnel de regard sur le gouvernement et de sauvegarde de l’Etat futur !
Cette attitude est, non seulement impopulaire, mais elle reflète une culture antimilitariste gratuite, entretenue durant plus d’un demi-siècle par les anciens régimes et par la nouvelle bureaucratie civile.
Le 17 janvier 2011, l'armée tunisienne arrête un civil en possession d'armes
Depuis le début de la révolution, l’armée tunisienne a été en permanence «au four et au moulin», et sans le concours de cette dernière, on n’imaginait pas une seconde une Tunisie sauvée du bourbier dans lequel sont enfoncés d’autres pays.
Parmi les grandes réalisations de notre armée depuis le 14 Janvier, on peut citer dans l’ordre des faits : le refus de tirer sur les manifestants, le soutien de la révolution du peuple, la sécurité dans le pays à la suite de fuite de milliers de détenus des prisons civiles, la réticence d’agents de sécurité de rejoindre leurs postes, l’accueil des dizaines de milliers de réfugiés venant de Libye, la surveillance et la défense du territoire contre des intrusions venant du sud depuis le début de la crise libyenne, le soutien logistique de l’épreuve du baccalauréat, la garde de toutes les installations sensibles, la sécurité et le soutien logistique de la campagne électorale et les élections du 23 octobre 2011 et enfin la mobilisation des unités militaires pour le secours et la protection de la population sinistrée à la suite des inondations. Bref, sans notre armée, la Tunisie serait encore paralysée et au point mort.
La Turquie, un pays musulman comme la Tunisie et avec qui il y a plus d’un point en commun, serait l’exemple à suivre, dans ce qui suit uniquement : elle a institutionnalisé le rôle de ses forces armées depuis plus de trois décennies ; et si elle change de cap et que son armée, à la fin de 2011, est invitée respectueusement à cesser d’intervenir dans les affaires politiques du pays c’est parce que le gouvernement Erdoğan est le 59e gouvernement de la république turque depuis 1923 et que la démocratie est bien ancrée dans la société turque, ce qui est différent dans notre pays qui vit le provisoire.
La Tunisie pourrait attendre au moins deux décennies pour assimiler les valeurs de la démocratie et atteindre le niveau de maturité politique à l’occidentale.
Consolider cet esprit républicain de l’armée
Rien ne garantit que dans le futur la Tunisie ne se retrouverait plus dans une situation de crise ; l’armée ne devrait plus intervenir, in extremis. Il faudrait donner à l’armée tunisienne plus de prérogatives juridiques dans le but d’agir systématiquement dans l’intérêt de l’Etat et de défendre les valeurs de la démocratie en Tunisie, en cas de menaces.
Ce dont on en a peur c’est de la politisation l’armée pendant les temps de flottement et que cette dernière servirait comme moyen de répression du peuple, alors qu’elle l’avait protégé spontanément du temps de Ben Ali.
Les détails de la conception et de la formulation du texte relatif au rôle constitutionnel de l’armée feraient l’objet de réunions ultérieures, ce qui urge pour le moment c’est d’abord l’accord de principe de créer une commission chargée de la défense et de la sécurité au sein même de la Constituante, qui sera composée en partie de militaires et chargée de la préparation du texte en question. Cette commission est à notre connaissance inexistante alors que, dans d’autres pays, elle figure parmi les plus importantes.
De toute manière, il ne devrait plus y avoir de secrets car les stratégies et études de défense des pays développés font partie depuis longtemps des matières enseignées et débattues dans les universités alors qu’en Tunisie, des officiers retraités se portent volontaires, bénévoles, en tant qu’expert en défense, maitrisant la géostratégie du pays et on n’est pas sûr d’être écouté !
Aussi serait-il prudent et opportun d’institutionnaliser le rôle de l’armée et que des dispositions juridiques soient prévues dans la constitution en vue de se prémunir contre les menaces intérieures ou extérieures et de consolider l’esprit républicain dans les forces militaires tunisiennes.
* Colonel retraité.
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