Mohsen Dridi, militant associatif tunisien en France, réagit ici à l’article de Samir Bouzidi, directeur du webzine ‘‘00216mag.com’’, «Comment le Rcd a dominé les Tunisiens en Europe», publié par Kapitalis.


L’ayant lu attentivement, je rends hommage à M. Bouzidi de nous avoir permis de pénétrer à l’intérieur d’un système – jusque là opaque pour le commun des mortels – pour en mieux en saisir les mécanismes.
Je me rends compte également à quel point M. Bouzidi semble bien connaître les péripéties et les méthodes mis en place par ce système ainsi que la mainmise du Rcd, non seulement sur les structures jusque là présentées comme étant au service des Tunisiens à l’étranger (les amicales, Rtf …), mais également sur les institutions de représentation de la Tunisie (consulats, services consulaires…). Une véritable mine d’informations sur les méthodes du Rcd dont l’objectif était ni plus ni moins de contrôler les Tunisiens à l’étranger. Mais mon étonnement provient non pas tant de ces révélations – lesquelles étaient, somme toute, connues et dénoncées depuis toujours par les associations autonomes d’immigrés tunisiens en France comme dans d’autres pays. Non, mon étonnement provient de ce que ces révélations soient dévoilées seulement maintenant. Il est vrai que le contexte y est pour beaucoup et la révolution tunisienne donne des ailes à beaucoup de monde et des prises de position pour le moins curieuses et inattendues. Mais il vaut mieux tard que jamais.

Le monde glauque du Rcd et de ses officines
Par ailleurs, je me dois néanmoins de préciser une chose. Tout au long de la lecture cette tribune je ne pouvais m’empêcher de ressentir un certain malaise, malgré l’intérêt de ces révélations. En effet M. Bouzidi nous décrit un monde dans lequel, personnellement, je ne me reconnais pas du tout. Un monde différent de celui que j’ai connu, côtoyé des décennies durant en France.
Oui, j’ai peut-être oublié de préciser que je vis en France depuis le début des années 1970 et, comme de très nombreux compatriotes, je ne me reconnais pas dans ce monde glauque décrit dans l’article cité.
Je profite de cette tribune pour rappeler à M. Bouzidi que la communauté tunisienne en France, du moins une bonne partie de celle-ci, et tout particulièrement les Tunisiens et les Tunisiennes qui défendent les droits de l’homme, ont toujours refusé la mainmise du Rcd, comme avant lui celle du Parti socialiste destourien (Psd), sur les services consulaires et sur les amicales. Que dès 1974 s’est constituée la première association autonome qui a regroupé des Tunisiens, association qui continue, aujourd’hui encore à agir en tant que Fédération des Tunisiens pour une citoyenneté des deux rives (Ftcr). Et que, depuis, d’autres associations démocratiques, dans toutes les régions de
France et dans d’autres pays, se sont à leur tour constituées, comme, par exemple, l’Association des Tunisiens en France (Atf).

Agir au sein même de la société française
Ces associations avaient, il est vrai, cette particularité d’agir dans le sein même de la société française, à partir des réalités de cette société mais au plus près des Tunisiens, dans les quartiers populaires … Que leurs actions, en relation étroite avec les associations de la société civile française, avec les syndicats, avec les mouvements de défense des immigrés d’autres nationalités (Marocains, Algériens, Turques, Sub-sahariens, Européens…), étaient de répondre, en priorité, aux problèmes concrets et immédiats des gens (sans-papiers, logements, racisme, travail …). Et les militants et les démocrates tunisiens comme les associations de tunisiens étaient pleinement impliqués dans le combat pour l’égalité des droits entre Français et immigrés. Mieux encore: ce combat a été mené (et continue d’être mené) sur le terrain de la citoyenneté (comme, par exemple, sur la question du droit de vote des étrangers participant ainsi dans d’importants débats de société) mais également, il convient de le souligner, dans la sensibilisation de l’opinion française sur les questions internationales et tout particulièrement pour ce qui nous concerne à propos de la question palestinienne. Et je dois dire que des décennies d’efforts commencent aujourd’hui à porter leurs fruits dans la bataille de l’opinion.
Mais que ces efforts n’ont pas été de tout repos, loin de là. De nombreux militants ont en payé un lourd tribut: expulsions du territoire, emprisonnement, retrait de papiers… Et même parfois malheureusement quelques uns ont payés de leur vie cet engagement. Il faut le savoir. Et dans tous ces combats les «amicales» dont parle M. Bouzidi étaient, pour le moins, totalement absentes.

Dénoncer les atteintes aux droits de l’homme
Et justement concernant les associations autonomes d’immigrés tunisiens comme pour de nombreux démocrates, outre ces multiples terrains d’engagement, nous avions à cœur de dénoncer les atteintes aux droits de l’homme en Tunisie et leur corolaire la mainmise du pouvoir politique (Psd ou Rcd) sur les consulats et la «collusion avec les services de l’Etat» comme le signale M. Bouzidi dans sa tribune. Les associations dénonçaient tout particulièrement le rôle des amicales destouriennes qui avaient pour tâche, par le contrôle policier, d’empêcher les immigrés tunisiens non seulement d’aller librement vers les associations de leurs choix, mais plus grave de les dissuader de participer à toutes actions publiques sous le fallacieux «argument» que c’était de la politique.
Comme si faire de la politique relevait du crime. Bien sûr, M. Bouzidi ne manque pas de parler, dans sa tribune, du désarroi de certains consuls «de ne pouvoir soutenir telle association indépendante qui œuvre positivement au rayonnement de la communauté et/ou de la Tunisie».

Les associations courroies de transmission n’ont plus cours
Peu importe de quelle association parle M. Bouzidi, mais il est intéressant de le signaler, car il est clair que de nombreuses bonnes volontés, qui ont un tant soit peu cru dans le discours officiel, ont tôt fait de se rendre à l’évidence. Et pour cause, la vie associative est, par principe, une école pour le vivre ensemble et pour la démocratie et, pour ce faire, elle ne peut se concevoir et être que dans un rôle de contre-pouvoir. Les associations, courroies de transmission, comme pouvaient l’être et le sont probablement encore les amicales comme le Rtf, n’ont plus cours de nos jours. Et après la révolution tunisienne, cela n’est plus permis.
Un dernier point encore, car M. Bouzidi, après avoir dévoilé tout le système de domination du Rcd sur ces structures à l’étranger, termine sa tribune par une note optimiste. Il se place d’emblée de l’intérieur du système qu’il dénonçait auparavant et appelle à le réformer (sic). «En démocrate convaincu, nous pensons que le Rtf a droit d’existence au même titre que tout parti républicain. Néanmoins, il doit désormais apprendre à compter strictement sur ses propres ressources, etc.». M. Bouzidi me semble pour le moins baigner dans la confusion la plus totale. Considère-t-il le Rtf, à l’image du Rcd, comme un parti politique qu’il affuble au passage du qualificatif «républicain»? Soit, mais alors, quel rapport avec le mouvement associatif en France ? Car un peu plus loin, il poursuit: «Il serait particulièrement salutaire d’apurer puis redynamiser le réseau des amicales, en encourageant l’adhésion de profils nouveaux (jeunes et apolitiques…). Ce réseau fort de plus de 150 cellules est un actif puissant qu’il faut savoir préserver».
M. Bouzidi semble cependant oublier deux choses essentielles. En tout premier lieu, nous sommes en France (ou dans un autre pays d’accueil ou résident des Tunisiens) et toutes les associations relèvent avant tout de la loi 1901. Elles ne dépendent pas de la volonté et encore moins de la stratégie de mainmise de mouvements politiques tunisiens ni même de l’Etat Tunisien.
La loi 1901 sur les associations a ses règles. C’est, il faut le dire, une des lois les plus libérales en la matière. Et créer une association dépend avant tout du libre choix de citoyens ou d’étrangers vivant en France de vouloir se regrouper en association.
Ensuite, je rappellerai cette évidence qui, au passage, semble avoir échappé à M. Bouzidi : la révolution tunisienne est en train de modifier les lois, les institutions mais également, il faut l’espérer, les comportements et les pratiques qui avaient cours avant. Et l’une des réformes qu’attendent justement les Tunisiens à l’étranger concerne les structures et institutions de représentation. Et que ces structures de représentation ne peuvent faire l’impasse sur la reconnaissance préalable des associations autonomes des Tunisiens à l’étranger. Lesquelles ont des propositions et des revendications à formuler qui touchent de nombreuses questions. Et tout doit être mis à plat dans le cadre d’un contrat de partenariat véritable, sans toutefois que cela enlève la dimension de contre-pouvoir que doivent jalousement conserver les associations.

Dissolution de toutes les structures de contrôle des Tunisiens
Enfin il ne faut pas oublier que les associations d’immigrés tunisiens, comme l’ensemble des démocrates tunisiens en France, ont formulé une demande urgente: la dissolution de toutes les structures de contrôle des Tunisiens et notamment de vider les consulats des responsables Rcdistes et de restituer les propriétés de l’État tunisien comme l’immeuble situé au 36 rue Botzaris à Paris pour en faire la maison des associations autonomes et démocratiques de l’immigration tunisienne en France.
Par ailleurs, je rappelle que les associations entendent lancer dans les jours qui viennent une grande consultation des Tunisiens à l’étranger en organisant des «assises pour formuler un cahier de doléances» qui sera présenté au gouvernement transitoire en temps voulu.
C’est dire que la conception de M. Bouzidi est en décalage complet avec la démarche démocratique des associations de l’immigration tunisienne.

Mohsen Dridi est militant associatif, Saint-Denis  (France)