Nos confrères français se sont attardés sur l’affaire des yachts volés à Bonifacio et retrouvés à Sidi Bou Saïd, ainsi que sur les manœuvres procédurières qui ont permis aux deux receleurs, Moez et Imed Trabelsi, d’échapper à la justice française. Récit…


Lors de son audition, le 24 mai 2006, en tant que témoin, Jean-Baptiste Andreani, l’ancien policier devenu enquêteur des assurances Generali, indique d’abord s’être rendu à Sidi Bou Saïd à la demande de la compagnie, le 15 mai 2006, en se faisant passer pour un touriste.

Un «port protégé par la famille présidentielle»
«A mon arrivée, se souvient l’enquêteur privé, j’ai été pris en charge par notre correspondant, le commissaire d’avarie. Je ne le connaissais pas avant cette rencontre. Au cours de notre transport au port de Sidi Bou Saïd, ce dernier m’a mis en garde sur les dangers encourus car le bateau se trouvait dans un port protégé par la famille présidentielle».
Après avoir authentifié le Beru Ma, le détective dit avoir informé par téléphone Generali ainsi que le propriétaire, Bruno Roger, patron de la banque Lazare, ami de Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, alors respectivement président et ministre de l’Intérieur. «Le lundi soir 15 mai 2006, tard, vers 21 h 30-22 heures, j’ai reçu un appel sur mon portable du commandant de gendarmerie en poste à l’ambassade de France, à Tunis. Il m’a demandé où se trouvait le bateau et m’a sollicité pour le conduire sur le lieu d’accostage. Ce commandant avait été contacté par la direction de la gendarmerie qui elle-même avait été contactée par M. Sarkozy, et ce à la demande du propriétaire, M. Roger», assure Andreani.
«De ce que j’ai pu en savoir, M. Roger est une relation de M. Sarkozy. Sur ce vol de bateau, j’ai été contacté directement à deux ou trois reprises par M. Guéant, directeur de cabinet de M. Sarkozy ainsi que par le major général de gendarmerie Nauroy», ajoute le détective.
Quel que soit le niveau d’intervention de l’Elysée et de Carthage dans le processus de l’enquête, on constatera cependant que quelques semaines après sa découverte dans le port de Sidi Bou Saïd, le Beru Ma est rapatrié en France et rendu à son propriétaire.

Interpol-Tunis refuse d’extrader les deux suspects
Malgré les interférences, la justice française continue de faire son travail, mais, du côté tunisien, on renâcle. Alors que le filet se resserre autour d’Imed et Moez Trabelsi, le magistrat français Jean-Baptiste Risson tente de lancer un mandat d’arrêt international contre les deux suspects. Mais en mai 2007, Interpol-Tunis refuse d’extrader ces derniers et, s’appuyant sur un cafouillage de procédure, un juge-tunisien décide de classer l’affaire.
Dès lors, les relations vont se détériorer entre M. Risson et le parquet français. Le premier multiplie les moyens procéduraux pour faire interpeller les deux neveux de Ben Ali tandis que le second, sur instruction de l’ambassade de France, alors dirigée par Serge Degallaix, contraint le magistrat à prendre en compte les exigences des avocats des deux suspects, qui nient les faits.
Tout en s’étonnant qu’Interpol et la justice tunisienne n’aient pas été saisis pour les délits les plus graves, comme cela aurait pourtant dû se produire, le juge Risson se rend en Tunisie, en mai 2008, accompagné du procureur d’Ajaccio, José Thorel, afin d’interroger les frères Trabelsi, les mettre en examen pour complicité de vols aggravés, délit passible en France d’une peine de quinze ans de prison, et les placer sous contrôle judiciaire.
L’opération s’est déroulée quinze jours seulement après la visite d’Etat à Tunis du président Sarkozy, le 28 avril 2008. Au cours de cette visite, l’absence de Leïla Ben Ali aux cérémonies officielles a été fortement remarquée. Officiellement, elle était en deuil à la suite du décès, peu de temps auparavant, de sa mère. En réalité, elle était très remontée contre son époux auquel elle reprochait de ne pas avoir fait suffisamment pour voler au secours d’Imed Trabelsi, en tout cas pas autant qu’il avait fait, une quinzaine d’années plus tôt, pour éviter à son frère Moncef Ben Ali la prison en France pour une sombre affaire de trafic de drogue.

La justice tunisienne essaie de sauver les apparences
C’est finalement un magistrat tunisien qui, deux semaines après la visite de Sarkozy, met les deux suspects en examen pour «complicité de vol en bande organisée» dans le cadre de la commission rogatoire internationale française. Il les laisse cependant en liberté.
Lors de leur audition, Moez et Imed Trabelsi nient catégoriquement toute responsabilité dans les vols, expliquant qu’on leur avait bien proposé d’acheter les yachts mais qu’ils n’avaient pas donné suite. Des explications qui, aux yeux du juge Risson, sont «insuffisantes pour contrebalancer l’ensemble des éléments à charge retenus à leur encontre».
Dans son édition du 19 août 2009, ‘‘Le Canard enchaîné’’ publie un passage révélateur de la déposition de l’un des 9 membres de la bande des voleurs. Dans sa déposition du 31 juillet 2009 signée par le juge Risson, Cédric Sermand révèle que c’est Moez Trablesi qui «avait passé commande d’un bateau» via deux intermédiaires tunisiens, Azzedine Kelaiaia et Amar Kechad. Kelaiaia s’est borné à expliquer qu’il avait entendu dire que les yachts étaient destinés aux Trabelsi. Etant de nationalité tunisienne, il a, on l’imagine, beaucoup plus à craindre.

‘‘Comment ça, ce n’est pas possible? Tu sais à qui tu parles ?’’
Du fait des intempéries, le yacht accoste à Bizerte, où Moez Trabelsi l’attend. «Il est monté pour le visiter, mais comme il y avait beaucoup de monde et qu’il était tard, il l’a visité très rapidement», se souvient Sermand. Sur le procès-verbal, l’un des skippers arrêté révèle notamment qu’«avec Trabelsi, nous avons évité les contrôles [...] Un douanier a posé une main sur mon sac. Trabelsi l’a repoussé en lui parlant arabe, et son chef est arrivé en s’excusant».
Au cours d’un autre interrogatoire, le 6 mars 2007, Sermand raconte en détail l’entrée du Beru Maria dans le port de Sidi Bou Saïd. «Lorsque nous sommes arrivés en Tunisie, se souvient-t-il, il y avait beaucoup de gens qui semblaient nous attendre. Le bateau a plu à Imed Trabelsi, et celui-ci m’a dit qu’il allait le garder et qu’il fallait aller faire les papiers à la douane. Au début, le douanier a dit à Imed Trabelsi que ce n’était pas possible. Imed Trabelsi a dit au douanier: ‘‘Comment ça, ce n’est pas possible? Tu sais à qui tu parles ?’’ Imed Trabelsi a fait pression et, au final, le douanier a accepté de faire les papiers contre le paiement de la taxe de luxe et une somme d’argent qu’il versait au noir au douanier.»
Tandis que des hommes de main des Trabelsi s’affairent sur le yacht afin de le «maquiller», un événement inattendu se produit. «Nous sommes repartis en direction de la douane centrale pour faire établir les vrais ‘‘faux papiers tunisiens’’. C’est à ce moment-là qu’Azzedine Kelaiaia a reçu un coup de fil lui disant qu’il fallait faire repartir le bateau. En effet, il m’a dit que j’avais volé le bateau du banquier (de) Jacques Chirac et que Nicolas Sarkozy avait appelé pour savoir où était le bateau.»

Imed fracasse un radar et tape le policier avec
Présent aux côtés de Sermand au moment de la livraison du Beru Ma, Olivier Buffe, également mis en examen dans la procédure, déclare de son côté: «Je confirme bien l’épisode dans la voiture où Azzedine Kelaiaia a dit à Cédric Sermand qu’on avait volé le bateau du banquier (de) Jacques Chirac et que Nicolas Sarkozy avait appelé pour savoir où était le bateau.»
Sermand raconte aussi au juge Launois, qui sera remplacé début 2007 par son collègue Risson, qu’il avait pris place dans la BMW de Moez, juste après avoir convoyé le Blue Dolphin IV à Bizerte. La bande doit se rendre de Bizerte à Tunis. «En route, il y avait un contrôle radar que nous avons passé à plus de 200 km/h. Trabelsi a freiné brusquement puis a fait marche arrière (…). Il est sorti de voiture, a pris le radar et l’a fracassé contre la voiture de la police, tapant même le policier avec. Le deuxième policier était très peureux et s’inclinait respectueusement devant Trabelsi mais il a pris une gifle. Trabelsi leur a crié dessus et puis nous sommes partis.»
«Imed et Moez Trabelsi étant domiciliés en Tunisie et les faits qui leur sont reprochés ayant été commis hors du territoire national [français, ndla] (…), il a paru plus simple au parquet de demander une disjonction des faits; les deux hommes devraient être juges dans un délai raisonnable en Tunisie.»
C’est par cette déclaration sans appel que, le 8 août 2009, le procureur général de Bastia Paul Michel envoie valser l’ordonnance de renvoi signée, le 31 juillet 2009, par le juge Risson, et qui visait l’ensemble de la bande, y compris les deux neveux de Ben Ali. Le magistrat indique avoir transmis le dossier des frères Trabelsi à la Tunisie. En effet, en vertu d’une convention signée entre la France et la Tunisie en 1972, tous deux pourraient être jugés dans leur pays.
C’est ainsi que le 30 septembre 2009, au terme d’une journée d’audience marquée par l’absence de Imed et Moez Trabelsi, les principaux membres de la bande de voleurs des yachts sont condamnés à des peines de 1 à 2 ans de prison ferme.
Dans une déclaration diffusée dans l’émission ‘‘Sept à huit’’ sur ‘‘TF1’’, le 27 septembre 2009, trois jours avant le procès, Imed Trabelsi, bien à l’abri en Tunisie, s’offre le luxe de clamer son innocence, en lisant un texte qui lui avait été préparé d’avance, les yeux braqués sur un téléscripteur.
Il sera arrêté le 14 janvier 2011, le soir même de la fuite de sa protectrice: Leïla Trabelsi, épouse Ben Ali.

Imed Bahri

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