Fadhel Jaïbi, homme de théâtre, mais aussi patron d’une maison de production, revendique le beurre de son statut : le devoir logistique et financier de l’Etat à l’égard des titans de la culture ! Il n’en revendique pas moins la figure du contestataire absolu –  «l’artiste est par définition contestataire», affirme-t-il .Mais L’autorité publique lui pardonne tout...



L’autorité publique accorde à Jaïbi des subventions, une «dé-censure» de son œuvre ‘‘Khamsoun’’. L’autorité publique met à sa disposition une salle de théâtre (ce qu’il ne fait pas aux autres et ce que Fadhel Jaïbi justifie par l’unique excellence et précellence de sa production !). L’autorité publique lui pardonne tout et le traite bien au regard de ce qui pourrait arriver à d’autres contestataires!
Pourquoi ? Eh bien, nous supposons que l’autorité publique ne trouve aucune subversion réelle dans l’œuvre jaïbienne : son théâtre reprend les fondements explicites (désormais classiques) de la modernité: liberté, république, primauté du droit, figure de l’individu souverain, rationalisme, société civile, égalité, mixité, émancipation féminine, corps libre, liberté de conscience, un homme une voix, démocratie, justice sociale… Il n’y a rien de moins que l’idéologie officielle dans sa phase discursive ou simplement déclaratoire. Même la brillantissime ‘‘Khamsoun’’ (au sens spectaculaire) ne remet pas en cause cela. Elle montre l’écart entre textes et vécu. Elle le montre comme cela se fait chez Taoufik Jebali dans ‘‘Klem ellil’’, voire dans certains bravissimes sketches de Lamine Nahdi… Elle le montre crûment mais prise dans sa globalité, l’œuvre (brillantissime on y insiste) ne démontre rien, ni les limites morales et politiques de ce fossé (entre les lois et la réalité) ni son bien-fondé historique.
Nous ne pouvons nous empêcher ici de souligner la conception «actualiste»[2] de l’histoire tunisienne comme produit fini, une conception, qui traverse ‘‘Khamsoun’’ de bout en bout. Où le processus d’évolution ne montre que son stade final : sans nœuds factuels ou symboliques, sans antécédents ni paternité. Où les gauchos n’évoluent pas du perspectivisme au parlementarisme (comme cela leur est réellement arrivé avec «tajdid»[3]) et où l’islamisme ressemble à une boîte de conserve sans date de mise au marché ni péremption. L’histoire de ‘‘Khamsoun’’ se déploie d’emblée sur deux blocs idéologiques figés, comme deux rocs, sans la généalogie et sans les fissures des eaux, en un mot sans l’évolution des idées dans le temps ! (remarquons au passage que le courant nationaliste est purement et simplement exclu de la fable !)…
Cependant, nos ‘‘Khamsoun’’ ne sont rien d’autre que le cumul des «îchroun», «thalathoun», «arbaoun» avant de devenir une cinquantaine d’année… Avant de se résumer, le texte était une histoire sans les vicissitudes de laquelle rien ne transparaît du dilemme définitif, rien ne  s’impose au spectateur de l’insoutenable «match» final de doctrines aussi barbue l’une que l’autre (la détestable régression islamiste et le stalinisme qui n’a pas le courage de dire son nom, le vrai)!
Or la première des attentes de plusieurs ne fut rien d’autre que cela : comment en est-on arrivé là. Comment et pourquoi !
Alors, alors ?! Alors, rien ! ‘‘Khamsoun’’ montre, elle ne fait pas autre chose : de l’embrigadement islamiste à la torture en garde à vue. Or, montrer n’est toujours pas contester, montrer c’est bien montrer et ça n’est démontrer quoi que ce soit. Montrer est voyeur et cathartique. Ça permet de se jouer et de la victime et du bourreau à la fois, d’être sur deux chaises, l’un et l’autre, omnipotent, sans engagement et sans inclination. Sans pour ni contre. Le pied absolu, une conscience intemporelle, les délices d’une existence exempte de jugement à subir ou à tenir. Une position d’ange, sous prétexte d’objectivité. Lors même que contester c’est bien contester une partie ou l’autre ou les deux à la fois, mais c’est contester pour de bon en se salissant les mains, en disant ce que l’on pense, sinon avec ses tripes, du moins comme hypothèse subtile et au minimum équiprobable avec d’autres!
D’où ça vient alors l’illusion contestataire dans cette savoureuse monstration désengagée! De quel engagement nous parle «Si» Fadhel, en l’absence assumée (dans toutes leurs interviews, et l’auteur et le réalisateur insistent sur la neutralité de ‘‘Khamsoun’’) du moindre engagement. Nous ne disons pas qu’il faille contester ou que l’exercice artistique soit un acte de contestation, ce «surmoi» réaliste, cette obligation d’engagement, ça n’est surtout pas notre idée, loin s’en faut. Ce sont les idées de Jaïbi, confrontées à elles-mêmes. C’est sa théorie de l’intellectuel, c’est aussi ce qu’il dit depuis toujours de sa pratique théâtrale «un artiste libre n’arrête jamais de contester» et pas seulement en dehors de son théâtre dans une démarche citoyenne, mais aussi et surtout sur les planches conçues par notre homme de théâtre comme une tribune : «La contestation est inhérente à l’acte artistique de la même façon que l’acte artistique est indissociable à l’acte de citoyenneté, et nous sommes citoyens avant d’être artistes. Contester c’est remettre en question un corps saint et en sursis de maladie, c’est aussi relever des anomalies. Un corps social, c’est pareil; une cité, un pays, des Institutions, des lois… tout cela doit être passé au crible tous les jours… Contester, n’est pas détruire, c’est interroger ! Nous sommes conscients et fiers de la responsabilité qui est la nôtre. Il n’est pas donné à tout le monde de monter sur une tribune et de s’adresser à son prochain. Le théâtre est un art extrêmement redoutable parce qu’il implique une prise de parole et une audience et on ne peut pas se permettre de prendre une parole sans en mesurer les conséquences»[4].
Tout est dit, nous n’inventons rien. Tout Jaïbi est là. Mais face à ‘‘Khamsoun’’, contester ne nous a pas sauté aux yeux, ni ne s’imposa comme intuition, encore moins comme aboutissement. A la décharge des auteurs, le récit fut neutre, et pour tout dire nous l’aimons plutôt ainsi! Sans contestes et sans contestation.

Jamel Heni


[2] Sans évoquer les différentes étapes de l’évolution d’un phénomène, donnant l’impression qu’il est donné d’emblée, sans racines ni attaches.
[3] Héritier du Parti communiste tunisien.

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Fadhel Jaïbi : L’incontesté contestataire (3-3)