Zawahiri, Abou Iyadh et Belmokhtar sont-ils en Libye, en train de comploter en vue d'établir un califat qui s'étendrait de la Libye à l'Algérie en passant par la Tunisie? Rien n'est moins sûr...
Par Habib Sayah*
Une rumeur de plus en plus partagée sur les médias sociaux tunisiens fait état de la présence d'Abou Iyadh, de Mokhtar Belmokhtar et de Ayman Zawahiri en Libye. D'après la source – qui est évidemment «sûre» et «proche du dossier» –, le Docteur Zawahiri, qui est le numéro 1 du commandement central d'Al-Qaïda serait en train de comploter avec Abou Iyadh, le leader d'Ansar Charia en Tunisie, et Mokhtar Belmokhtar alias ''Le Borgne'', auteur de l'attaque d'In Amenas, en vue d'établir un califat qui s'étendrait de la Libye à l'Algérie en passant par la Tunisie.
Comme toutes les rumeurs, cette histoire se base sur quelques réalités: Abou Iyadh se trouve effectivement en Libye d'après les informations les plus récentes et même très probablement dans la région de Benghazi ou de Derna, toutes deux marquées par une présence massive de ses alliés d'Ansar Charia en Libye, et Belmokhtar s'est réfugié en Libye, suite aux opérations françaises menée au Mali où il combattait auprès du Mujao.
Mais voici quelques raisons pour lesquelles cette rumeur n'est pas crédible :
1/ La source :
L'une des principales sources de la rumeur est un article écrit à Tunis par un certain Habib Lassoued (poète et journaliste), publié par l'obscur site web ''Afrigatenews.net'', créé il y a 5 mois, et qui a bénéficié d'un pic de trafic exceptionnel le jour de la publication de la rumeur. L'article a été partagé par plus de 2000 personnes et la rumeur a été relayée par de nombreux médias.
Une autre source importante est cet extrait d'une émission de la chaîne de télévision égyptienne Al-Balad, diffusée le même jour, le 18 avril 2014 (Vidéo).
Les deux médias ne citent aucune source substantielle pour appuyer leurs allégations, mais simplement des sources anonymes qui seraient liées aux services de renseignement égyptiens.
2/ Un califat trans-maghrébin? Oui, mais comment?
D'après la rumeur, dans sa version la plus commune, le projet des trois leaders jihadistes viserait à établir un califat trans-maghrébin qui s'étendrait de la Cyrénaïque à l'Atlas. L'idée est en effet au coeur du projet jihadiste maghrébin qui ne reconnait ni l'Etat-nation ni les frontières, considérées comme un diktat de Sykes-Picot visant à diviser la Oumma islamique.
Le hic est que la rumeur insiste sur l'imminence de l'avènement du califat maghrébin, à tel point que Ayman Zawahiri se serait déplacé pour superviser le projet.
Premièrement, les leaders jihadistes de la région sont les premiers à estimer que les conditions politiques pour l'établissement d'un émirat islamique dans la région ne sont pas réunies, bien que le «printemps arabe» ait marqué le début d'une ère favorable à la préparation d'un tel projet. Il faut savoir qu'au sein de la mouvance d'Al-Qaïda, la décision d'établir un Etat islamique n'est jamais prise à la légère et fait l'objet de discussions houleuses.
Si le califat est, en effet, l'objectif stratégique ultime du programme jihadiste, les nombreux ouvrages de doctrine et de stratégie jihadistes considèrent que l'établissement de l'Etat ne peut qu'être le fruit d'un long processus se composant de plusieurs étapes.
A titre d'exemple, dans son cours pratique sur la guérilla traduit en anglais par Norman Cigar (''Al-Qa'ida's Doctrine for Insurgency: 'Abd al-'Aziz al-Muqrin's A Practical Course for Guerrilla Warfare'', Potomac Books, 2009), le stratège jihadiste saoudien Abd Al-Aziz Al-Muqrin définit la création du califat comme un objectif de long terme et expose une stratégie politico-militaire se déroulant en trois phases, largement inspirée par la théorie de la «guerre révolutionnaire prolongée» de Mao Tsé-Toung.
D'autres ouvrages de doctrine jihadiste présentent des visions similaires de la guerre jihadiste révolutionnaire, à quelques nuances près. Leur point commun : ces stratégies reposent essentiellement sur l'acquisition progressive du soutien de la population afin de réunir les ressources et la masse critique nécessaires pour annihiler l'Etat, qualifié de «taghout» (tyran).
En ce moment même, la déclaration prématurée de la création de l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) a contribué à la rupture entre cette organisation et Al-Qaïda dont les leaders ont débattu, par pamphlets et fatwas interposés, de la validité du projet: pour les plus influents d'entre eux, Abu Qatada Al-Filistini, Abu Muhammad Al-Maqdisi, Abu Basir Al-Tartusi, l'EIIL ne doit pas être reconnu en tant qu'Etat islamique. Certains, au sein d'Al-Qaïda considèrent même les leaders de l'EIIL comme des mécréants.
On pourrait s'attarder sur la stratégie insurrectionnelle et militaire des mouvements jihadistes, mais en somme : l'établissement d'un califat obéit à certaines règles et ne peut se réaliser qu'après avoir enclenché de nombreuses étapes; et les leaders jihadistes en sont conscients.
Deuxièmement, les choix géostratégiques que relate la rumeur sont extrêmement douteux. En effet, selon la rumeur les trois jihadistes installés à Benghazi (ou à Derna, selon les versions), en Cyrénaïque, à l'est de la Libye, envisageraient de prendre d'assaut Tripoli et, de là, conquérir la Tunisie en commençant par le Sud, puis d'absorber l'Algérie. Or, en réalité, les jihadistes ne contrôlent même pas la Cyrénaïque. Ils y sont, certes, très influents et des organisations telles qu'Ansar Charia en Libye parviennent à dicter leur volonté aux autorités locales de certaines villes (ex: imposition du hijab dans les écoles de Derna). Ansar Charia en Libye est même régulièrement la cible d'attaques menées par différentes milices rivales, ainsi que par l'unité d'élite de l'armée Al-Sa'iqa qui lui a infligé des pertes considérables à Benghazi. Ansar Charia en Libye, très consciente de la nécessité d'obtenir l'adhésion populaire, a renoncé à établir des tribunaux islamiques dans la région, à la lumière de l'hostilité de la population à ce projet.
Néanmoins, l'organisation résiste en attaquant systématiquement juges et policiers, empêchant ainsi la justice étatique de fonctionner, et ce afin de rendre plus pressant le besoin d'une justice islamique. Il est également à noter qu'à Benghazi, Ansar Charia en Libye s'est retirée temporairement de la ville suite à des manifestations d'hostilité de la part de la population...
En résumé, les jihadistes libyens n'ont pas suffisamment consolidé leur position dans leurs fiefs de Cyrénaïque pour se permettre de conquérir l'ouest libyen, encore moins pour s'aventurer aussi loin qu'en Tunisie et en Algérie.
De plus, malgré un environnement permissif et anarchique, la Libye n'est pas la région idéale pour établir un émirat solide : le pouvoir y est trop fragmenté et les ressources humaines et en armes sont trop dispersées – entre des centaines d'organisations rivales (tribus, milices, unités de l'armée, partis, groupes ethniques) – pour que quelque faction que ce soit puisse véritablement éliminer ses rivales et exercer un contrôle effectif sur un large territoire, pour le moment du moins.
3/ La place du Borgne dans l'équation
La présence de Belmokhtar dans les zones urbaines et côtières de Cyrénaïque est une hypothèse discutable : après les pertes encourues au Mali, Belmokhtar s'est réfugié dans la région désertique du Fezzan, le quart sud-ouest de la Libye. Il a peu de raisons de quitter le confort saharien de cette région poreuse, cette zone de non-droit à partir de laquelle il peut mener impunément les activités de contrebande qui permettent de financer son organisation. Belmokhtar, ce nomade surnommé ''Marlboro'', ne semble pas être du genre à s'installer quelque part, encore moins dans une ville.
Autre élément douteux : l'idée d'une collaboration trop étroite entre Belmokhtar et Al-Qaïda. En effet, si le Borgne était auparavant l'un des commandants d'Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi, ou Qa'idatul-Jihad fil Maghrib al Islami), il en a été expulsé par l'émir de l'organisation Abu Mus'ab Abdelwadoud alias Abdelmalek Droukdel. La raison : en plus de ne pas remplir les objectifs assignés par sa hiérarchie et de ne pas envoyer régulièrement sa comptabilité à Droukdel (true story!), Belmokhtar employait au Mali des méthodes extrêmes susceptibles d'aliéner le soutien de la population et contraires aux directives d'Ayman Zawahiri en personne (qui proscrivent notamment la destruction de mausolées, et toute forme de violence gratuite envers des civils). Aqmi et les troupes de Belmokhtar se sont donc scindées et le Borgne a créé sa propre organisation ''Les Signataires par le Sang''.
Certes, depuis, de l'eau a coulé sous les ponts et les organisations rivales ont mis de l'eau dans leur vin : Aqmi et Belmokhtar ont continué de collaborer au Mali, et le Borgne aurait donné sa «bay'a» (prêté serment d'allégeance) à Zawahiri.
Néanmoins, Belmokhtar demeure aux yeux d'Al-Qaïda un électron libre peu orthodoxe et peu fiable; un rival susceptible de saper les efforts et la stratégie d'Al-Qaïda dans la région... un ami encombrant que l'on préfère tout de même garder de son côté afin d'éviter qu'il fasse trop de dégâts – Belmokhtar est également utile en raison de ses activités de contrebande et de prises d'otages lucratives, mais Al-Qaïda l'a fréquemment soupçonné de détourner les bénéfices de ces opérations plutôt que de les verser dans la caisse commune (d'où la controverse sur la comptabilité).
En résumé, on ne peut pas exclure une forte synergie entre le groupe de Belmokhtar, Ansar Charia et Al-Qaïda, mais cela reste un scénario peu probable à l'heure actuelle.
4/ Zawahiri s'est-il envolé pour Tripoli?
Le médecin égyptien, qui a accédé à la direction centrale d'Al-Qaïda suite à la mort d'Oussama Ben Laden en 2011, se trouve selon plusieurs informations concordantes près de la très poreuse Ligne Durand (la frontière qui sépare l'Afghanistan du Pakistan). Il est très probablement caché du côté pakistanais de la frontière: dans les zones tribales du Waziristan ou du Khyber Pakhtunkhwa.
Dans une récente déclaration, le Dr. Zawahiri a indiqué que sa décision (il s'agissait d'une déclaration relative au conflit entre l'EIIL et Al-Qaïda, en Syrie) avait été prise après consultation des «ulémas du Khorassan, ici». Le Khorassan, qui désigne aujourd'hui une province de l'Iran actuel, est en réalité une référence à la région du Grand Khorassan qui comprend notamment l'Afghanistan actuel et les régions pachtounes du nord-ouest pakistanais.
Selon certaines informations, Zawahiri bénéficierait de la complicité et de la couverture de certains éléments de l'armée pakistanaise ainsi que de l'ISI, les services secrets du Pakistan, comme ce fût le cas pour Ben Laden qui avait trouvé refuge dans la ville militaire d'Abottabad.
A la lumière de ces informations, Zawahiri – qui a l'habitude de coordonner les activités d'Al-Qaïda à distance – n'a aucune raison de quitter la région Afghanistan-Pakistan où il bénéficie d'une certaine sécurité, au profit d'une Libye moins accueillante où les forces spéciales américaines ont pu sans la moindre peine capturer une autre figure importante d'Al-Qaïda Abu Anas Allibi.
La version selon laquelle Zawahiri aurait été transporté d'Afghanistan vers la Libye dans un avion privé affrété par le Qatar sur instructions américaines est encore moins vraisemblable et se passe de commentaires...
* Chevening Scholar au Department of War Studies (Département des études de la guerre) de King's College London, directeur de l'Institut Kheireddine et contributeur régulier aux travaux de think-tanks étrangers, notamment le Washington Institute for Near East Policy.
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