Le Premier ministre Mehdi Jomaa est attendu à Bruxelles, le 20 juin, pour entamer la négociation avec l'Union européenne d'un accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca). Attention, danger!
Par Mohamed Chawki Abid*
Si on regarde l'histoire de l'économie mondiale, aucun pays n'est devenu riche sans passer par une phase d'industrialisation, en dehors des quelques pétromonarchies du golfe arabe.
En outre, les pays riches le sont devenus parce que, pendant des décennies, voire des siècles, ils ont protégé et subventionné leurs industries naissantes, en multipliant barrières douanières et exonérations fiscales.
En Amérique du Sud et en Asie du Sud-est, les investisseurs privés et les responsables politiques ont rejeté, depuis la fin du 20e siècle le consensus des IBW, pour mettre en œuvre des stratégies de valorisation des ressources naturelles et d'intégration économique.
La précarité du système de libre échange
La zone de libre-échange Union européenne-Tunisie est marquée par un déséquilibre cruel, tant en terme de population (420 millions contre 11 millions) qu'en terme de pouvoir d'achat (30.000 $/ha contre 5.000 $/ha).
D'après l'Institut tunisien des études stratégiques (Ites), durant une période de 15 ans (1996 et 2010), le démantèlement tarifaire sur la marchandise européenne a causé des pertes en ressources fiscales estimées entre 18 et 24 milliards TND, soit un manque à gagner moyen de 1,4 Md TND ou 3% du PIB. En outre, cet accord avec l'UE n'a pas contribué au développement économique en Tunisie. Bien au contraire, la part des industries manufacturières dans la formation du PIB a baissé de 5 points entre 1990 et 2013, au profit du secteur de la grande distribution. Comme l'employabilité dans l'industrie est nettement plus forte que celle dans la distribution, il en résulte un parallélisme tendanciel entre le développement du libre-échange et l'évolution du chômage des diplômés.
Depuis quelques années, les pays fondateurs du libre-échange (USA + UE) s'ingénient à ériger des «mécanismes subtiles» pour endiguer le flux de marchandises et capitaux étrangères, particulièrement sud-est asiatiques: critères normatifs, anti-dumping, patriotisme économique... Ceci confirme la précarité du système.
Ne pouvons-nous pas saisir cet échec potentiel pour remettre en cause les accords dévastateurs de notre économie?
Quand Ben Ali commençait à pâtir d'un risque d'infiltration de l'ouest de l'intégrisme ainsi que d'un mécontentement des intellectuels (1991-1993), il a cherché à être soutenu par un bloc politico-économique, et s'est alors jeté entre les bras de François Mitterrand pour lui vendre l'idée du rempart contre l'islamisme naissant (en Algérie).
Les leaders européens ont alors accepté de le soutenir moyennant la mise en œuvre d'un planning de levée de barrières administratives et douanières face aux marchandises européennes. Ce fut alors l'Accord d'association signé en 1995 et l'établissement progressif de la zone de libre-échange (1995-2008), qui a certes donné du tonus à de grandes entreprises industrielles (appartenant à des groupes solides financièrement et cautionnés bancairement), mais a causé la torture de moult PMI privées et entreprises publiques toutes vendues à la casse (Sofomeca, Socomena, Tabrid, Siter, Sogitex, Tismok, CMT, MMB, Fouledh, Stia, Stip...).
20 ans de libéralisme suicidaire
Si le régime Ben Ali s'est activé depuis ses premières années à déverrouiller les mécanismes de protection administrative de notre industrie, et, à partir de 1993, à démanteler les barrières tarifaires face aux tsunamis de produits UE et chinois, tous les gouvernements transitoires post-révolution n'ont pas remis en cause le libéralisme suicidaire et n'ont pas osé faire le bilan de 20 ans d'ouverture de notre marché et de dé-protection de notre industrie. Bien au contraire, ils se sont évertués à consolider les accords établis par la dictature, arguant une obligation d'honorer nos engagements vis-à-vis de l'OMC et des «Amis de la Tunisie» quelles que soient les conséquences préjudiciables subies tant sur le plan économique que sur le plan social.
Pourtant les accords prévoyaient des clauses d'atténuation ou de sauvegarde (voire de déchéance) en cas de dérapage de l'écart des flux par rapport au référentiel prospectif, surtout quand il s'agit d'un pays ayant traversé des circonstances atténuantes: révolution populaire + processus de démocratisation, deux phases structurelles non sans conséquences sur les fondamentaux socio-économiques de la Tunisie.
Pire encore, le code des hydrocarbures, brillant par ses failles historiques non réparées, demeure en vigueur, alors que le Destour de Ben Ali a été aboli depuis le 15/01/2011. A ce titre, les multinationales pétrolières continuent de se couvrir par les contrats de concession d'extraction d'hydrocarbures historiques, tout en jouissant des souplesses et des indulgences consignées. D'ailleurs, la Cour des Comptes n'a pas hésité de tirer les sonnettes d'alarme et d'attirer l'attention du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif en vue d'urgentes réparations; mais en vain.
Aujourd'hui, les casseroles s'accumulent: aggravation de la dépendance alimentaire et énergétique, gel de l'investissement de création de projets industriels, accentuation de la précarité des PMI avec fermeture d'usines, aggravation du chômage des diplômés, persistance de la récession économique, amplification du déficit de la balance commerciale, recours au surendettement pour boucher les trous de la balance des paiements, etc.
Tous les gouvernants qui se sont succédés ont répété la même chanson: «Nous avons tout intérêt à respecter nos engagements. Sinon nous savons bien que les aides financières nous seront coupées et les marchés d'exportations nous seront fermés». Terrible! C'est l'organisation de la grande braderie des intérêts nationaux.
C'est le sacrifice de nos PME-PMI et de nos richesses naturelles. C'est la poursuite de la destruction de notre industrie, de nos services publics et des marchés publics ouverts au pied de biche, jusqu'à la livraison en pâture de nos données personnelles et de nos vies intimes aux mastodontes pour nous surveiller et en faire commerce.
C'est notre souveraineté sacrifiée sur l'autel du libre-échangisme capitaliste, dont on n'a vu jusque-là que l'allongement des tristes files de chômeurs et de travailleurs précarisés.
La politique de l'autruche continue de régner, et les négociations se poursuivent avec l'UE pour intégrer le soi-disant «statut avancé» et pour massacrer notre agriculture, déjà en détresse depuis des années.
Des accords inéquitables
Parallèlement, des voix se sont levées pour dénoncer les accords inéquitables, qui conduiront à hypothéquer l'avenir de plusieurs générations et d'anéantir tout effort visant à faire de la Tunisie une société de stabilité et de prospérité.
N'est-il pas grand temps de lancer un débat sur le bilan de 20 ans de libre-échangisme?
Où préfère-t-on continuer à observer au quotidien les suicides socioéconomiques?
A l'instar des pays du sud méditerranéen, la Tunisie est considérée comme pays émergent compte tenu de l'abondance de ses ressources naturelles et de la qualification de sa population active. Ce potentiel est perçu par nos «partenaires» comme une opportunité à saisir pour alimenter leur croissance et rester dans la course pour l'hégémonie mondiale.
Pour inciter la Tunisie à ratifier cet accord, l'UE avait mis en place un programme de mise à niveau de nos entreprises à hauteur de 180 millions d'Euro en vue de les aider à conquérir le marché européen dans la métallurgie, le textile, la construction mécanique, les industries électriques et électroniques, le cuir et la chaussure, l'agro-alimentaire, le tourisme, et le BTP.
Cependant, et dehors de textile et des industries mécaniques et électriques (IME), on s'est vite rendu compte qu'il s'agissait de secteurs dans lesquels notre pays ne dispose d'aucun atout pour s'imposer sur le marché domestique ou prendre des parts de marché en Europe compte tenu des contraintes de capacité et des barrières non-tarifaires.
L'expérience montre que l'accord ZLE avec l'UE n'a pas permis d'enrayer le déséquilibre commercial avec les principaux pays, bien au contraire. Avec le démantèlement tarifaire sur les produits de liste III et surtout de la liste IV, le déficit commercial avec l'UE s'est creusé d'une année à l'autre. En outre, la baisse des recettes douanières a mis en difficulté les finances publiques et a acculé le Trésor à augmenter la pression fiscale et l'Etat à recourir au surendettement extérieur.
L'histoire nous enseigne qu'aucun pays n'est arrivé à l'émergence industrielle grâce au libre échangisme.
Comme le montrent la crise des pays du Sud de l'Europe face à la locomotive allemande ainsi que l'incapacité de la Tunisie à tirer profit de la mondialisation, le libre-échange a pour conséquence la soumission des Etats les plus faibles au diktat des nations les plus avancées. Un entêtement de notre part serait impardonnable face au verdict de l'histoire, car il anéantirait les acquis des quatre premières décennies ainsi que les sacrifices de nos martyrs.
L'expérience historique montre également que pour passer de la pauvreté de masse à l'émergence économique, les pays avancés ont mis en œuvre des politiques volontaristes destinées à promouvoir les industries naissantes, qu'il s'agisse de l'Europe, des Etats Unis, du Japon ou des dragons asiatiques. Ces politiques ont un double volet: d'une part, un minimum de protection du marché domestique tout en organisant un environnement favorable à l'investissement et une compétition vigoureuse entre les entreprises et, d'autre part, la promotion des industries de valorisation des richesses naturelles et des activités exportatrices à haute valeur ajoutée, et ce, moyennant une stratégie conquérante appuyée par des incitations idoines.
Afin d'obtenir les résultats escomptés, ces pays ont souvent mis en place des dispositifs visant à assurer la cohérence des politiques économiques, sociales et structurelles avec les objectifs à atteindre qu'il s'agisse des instruments d'infrastructure, de financement, de fiscalité, de formation, d'employabilité, etc...
Avant la révolution industrielle américaine, les Etats-Unis avaient rejeté avec force les propositions britanniques visant à instaurer le libre-échange entre les deux pays. Aujourd'hui, et bien qu'ils soient les prescripteurs du libre-échangisme, les Etats Unis et l'UE s'ingénient à mettre en œuvre des mécanismes technico-économiques visant la protection de leurs secteurs de production (industrie, agriculture et services) contre la marchandise chinoise et sud-est asiatique, et ce, par la mise en place d'une batterie de dispositifs protectionnistes réputés «soft»: anti-dumping, normalisation, anti-OPA, anti trust, patriotisme économique...
L'Aleca pour quoi faire ?
En revanche, la Tunisie continue à être «plus royaliste que les rois» en se conformant scrupuleusement au «libéralisme sauvage» sans même oser enclencher les mesures de sauvegarde en raison du dérapage de la balance commerciale (pour l'importation des biens de consommation superflus) et du dérapage de la balance des paiements (pour le transfert des dividendes à l'adresse des IDE onshore).
Alors, la Tunisie serait-elle mieux armée pour tirer profit du libre-échange avec le plus grand bloc économique du monde?
Pouvons-nous continuer à sacrifier l'avenir et l'ensemble de l'économie nationale pour protéger les intérêts des IDE sans valeur ajoutée significative, soit de sous-traitance basique, soit d'extraction de richesses naturelles exportées à l'état brut?
Ce qui est admis avec évidence, c'est que nous n'avons pas le droit de transformer durablement la Tunisie en une armée de consommateurs au bénéfice des entreprises européennes et au détriment de celles opérant dans le rectangle national.
Aujourd'hui, l'examen de la structure du PIB révèle un effet de ciseaux préoccupant: une tendance baissière du secteur des industries manufacturières (17% du PIB en 2013 contre 22% en 1990) au profit du secteur commercial (12% du PIB en 2013 contre 9,5% en 1990) et celui des télécommunications (4,3% du PIB contre 1,2% en 1990), étant souligné qu'environ 60% des profits télécoms sont actuellement transférés à l'étranger.
A présent, le gouvernement technocrate s'active à entamer un cycle de pourparlers avec l'UE en vue de négocier l'établissement d'un accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca), donnant à la Tunisie un statut privilégié, qui intègre: l'amélioration de l'attractivité de la Tunisie à l'IDE, la libéralisation des échanges des services et des produits agricoles, l'assouplissement de la législation tunisienne sur les marchés publics, la formalisation du commerce de l'électricité verte, ainsi que la lutte anti-contrefaçon.
Avant d'envisager de négocier avec l'UE cet Aleca, il est impératif de faire le bilan de 20 ans libre-échange, et de réformer notre politique économique (agricole, industrielle, extractive et énergétique). Les conséquences positives seront à consolider et les incidences négatives devront être atténuées via des dispositifs judicieux en respect avec les conventions de l'OMC.
Une analyse approfondie gagnerait à être effectuée avec la plus grande rigueur, qui devrait s'articuler autour de deux axes :
- impact de l'ouverture commerciale sur l'économie (croissance, exportation, grands équilibres) ;
- impact de l'ouverture commerciale sur le développement social, notamment sur l'emploi.
Au terme de cette étude, il se dégagera une batterie de faiblesses et de menaces, qui permettra d'aboutir à une stratégie de réparation et de rattrapage.
* Ingénieur économiste.
Nota: La ZLE UE-Tunisie est marquée par un libre-échange déséquilibré (420 M² x 30.000 $/ha contre 11 M² x 5.000 $/ha).
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