Commentaire de l'article de Ahmed Ben Mustapha publié hier par Kapitalis ''La Tunisie doit résister aux diktats de l'Union européenne''.
Par Fathi B'Chir*
L'analyse est pertinente et l'interpellation justifiée. L'erreur tunisienne est sans doute de s'engager dans des négociations alors que les orientations stratégiques n'ont pas été définies, faute, depuis 3 ans, d'une autorité assurée capable de donner une direction précise à la marche du pays. Une direction tournée vers les défis de fond (développement, emploi, création d'un environnement favorable à l'activité des entreprises et cohésion sociale).
Les deux gouvernements, Jebali et Larayedh, ont été plus préoccupés par le souci d'être «légitimée» politiquement par l'Europe et lui ont cédé sur des aspects essentiels en contrepartie d'une hypothétique «visibilité» sans consistance.
Aleca, Open Sky, mobilité... Tout était conçu à l'emporte-pièce, les diplomates faisant de leur mieux faute d'une orientation gouvernementale précise.
Pour une ouverture maîtrisée
On nous fait valoir un improbable impact positif: sans doute mais plus sous l'angle commercial et plus nord vers le sud que vu sous l'angle de développement spécifique de notre économie.
Peut-on imaginer les assurances ou les services financiers résister longtemps à une concurrence européenne? Si nous devons être juste la remorque de l'Union européenne (UE), oui mais...
Les Marocains, plus engagés que nous, réfléchissent beaucoup et se demandent s'ils n'ont pas été trop loin. Leurs entreprises, surtout des services et des médicaments (propriété intellectuelle), renâclent et demandent de longs délais d'adaptation.
Bien sûr, la fermeture n'est pas non plus la solution. Il faut s'ouvrir mais avec une diversification maitrisée et dans des secteurs qui contribuent à donner de la consistance à nos entreprises.
Avec l'Europe, le problème n'est plus dans le détail. Il est global et sans visée stratégique – comme l'a déclaré si l'ancien Premier ministre tunisien Rachid Sfar dans ses réponses à mes questions et publiées dans l'agence Europe – la relation restera déséquilibrée, mal équilibrée.
Si la Tunisie, le Maroc et ensuite l'Algérie devenaient totalement démocratiques, ouverts à leurs sociétés civiles, respectueux de tous les droits de l'Homme, des femmes, des LGBT, des confessions, des races, avec des réformes abouties de leurs administrations, de leurs codes douaniers, dans la transparence, sans corruption, etc., et en plus ouvraient totalement leurs marchés industriels, agricoles et des services, que gagneraient-ils en bout de course: RIEN!!! Et pas un euro de plus. Plutôt, un accord de mobilité, un accord Open Sky et un contingent à droit zéro pour les tomates? Autant dire pas grand-chose. L'UE nous propose de la monnaie de singe en contrepartie de tout ce qu'elle exige.
Les Maghrébins en rangs dispersés
Un gouvernement stabilisé, assuré d'une durabilité et électoralement légitime aurait mieux cerné les intérêts du pays. Il aurait sans doute décidé, comme vient de le faire le Maroc, plus engagé que la Tunisie dans les «abandons de souveraineté» à une Europe consciente de la faible capacité de négociation de ses interlocuteurs, d'observer une «pause de réflexion». Mais l'utile serait que cette réflexion soit maghrébine. Car, malgré les différences, nous sommes embarqués sur le même bateau. Sans avoir l'illusion de parvenir à une position commune, nous nous serions donnés, tous les trois du Maghreb central, une occasion de nous informer mutuellement, de nous concerter et d'en tirer chacun profit.
Le moment est propice d'affirmer la communauté de problèmes et de solutions entre Maghrébins.
A observer: les priorités fixées pour les 5 prochaines années, pour la prochaine Commission européenne, nous concernent directement en Méditerranée et au Maghreb: énergie, migrations et bien sûr la bonne tenue de l'économie (emploi, correction des grands équilibres, monnaie, etc.), un marché qui est le principal débouché de nos pays et notre premier fournisseur. Il n'y manque que l'agriculture.
Mais il nous faut aussi mieux appréhender l'Europe et sa réalité. Ni «machin» effrayant ni corne d'abondance. C'est tout simplement une mécanique trop perfectionnée sans doute pour nos capacités de négociations, confortant le sentiment de diktat subi par nos pays. Elle est aussi un enseignement pour nous Maghrébins, pour apprendre à gérer ce qui nous sépare.
Voir comment l'UE, malgré sa diversité, malgré les disparités, malgré parfois les rapports contradictoires entre les économies des 28, parvient à se coordonner non pas parfaitement mais au mieux, le plus loin possible. C'est en temps qu'une leçon pour nous Maghrébins, le rappel de notre devoir impérieux de commencer de nous concerter, de recherche des amorces de complémentarité. L'œuvre ne peut se concevoir qu'à longue haleine, petit pas après petits pas et le plus dur est de commencer le premier pas.
On a souvent l'impression en lisant les journaux – et les commentateurs au sud de la Méditerranée se délectent à relayer ce tableau quelque peu distordu – que l'Europe n'est que crise. En réalité, elle est une prodigieuse machine à négocier permanente. Et il n'y a pas qu'entre Etats. Au sein même des institutions, chaque jour, chaque heure, une ou de multiples négociations se déroulent, inlassablement.
Désordre et perte d'énergie? Non, plutôt recherche permanente, quasi obsessionnelle, de l'équilibre dans toute négociation. Cette force face à des équipes de négociateurs moins aguerris de pays tiers ressemble souvent à un exercice de diktat. Il faut le savoir et bien se préparer avant de se présenter face à une telle «broyeuse». D'où, répétons-le, le nécessaire devoir y aller de façon coordonnée entre Maghrébins. Aucun autre choix n'est permis.
* Journaliste tunisien basé à Bruxelles.
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