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Après l’attentat de Sousse: Lettre ouverte aux Tunisiens et aux Européens

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Si les Européens n’aident pas à sécuriser la frontière de la Tunisie avec la Libye, ils payeront beaucoup demain pour sécuriser celles de l’Europe.

Par Francis Ghilès*

La Tunisie se trouve aujourd’hui dans une situation périlleuse. Trois secteurs clés de son économie – les phosphates, l’énergie et le tourisme –, voient leurs revenus chuter, une situation qui est porteur d’instabilité.

La crise économique, sociale et sécuritaire a laquelle sont confrontés les dirigeants exige tout d’abord une prise de consciente de la gravité de la situation. Rien ne sert de blâmer l’étranger si on ne remet pas de l’ordre dans sa propre maison. En décrétant l’urgence , le chef de l’Etat prend la mesure de la gravité de la situation.

De graves dysfonctionnements sécuritaires

Après l’attentat du Musée du Bardo, le 18 mars dernier, il est pour le moins étonnant que des mesures sécuritaires beaucoup plus strictes n’aient été prises autour des hôtels de la côte, sachant que ceux-ci constituent des cibles de choix pour d’éventuels terroristes. Rappelons aussi qu’un homme avait tenté de se faire exploser sur une plage de Sousse, en 2013, sans commettre de dégâts, sauf à lui même.

Les hôteliers sont-ils inconscients? Les ministères du Tourisme et de l’Intérieur ont ils fait leur travail? Rien ne sert d’embarquer des personnalités françaises dans une campagne de communication dans le métro parisien pour encourager les Français à visiter la Tunisie si en même temps le gouvernement ne prend pas les mesures nécessaires pour assurer la sécurité de ces mêmes visiteurs.

Rien ne sert d’affirmer, comme le chef de l’Etat l’a fait, que la Tunisie a bien les choses en main: on a eu la preuve du contraire. Pourquoi ne pas reconnaitre que la Tunisie n’a pas les choses en main et qu’elle a besoin de toute l’aide sécuritaire que peuvent apporter l’Europe, les Etats Unis et l’Algérie? «Nous sommes tous Bardo» se retourne contre ses promoteurs et devient un slogan vide.

Le dysfonctionnement du gouvernement est si grave que de nombreux observateurs, tant Tunisiens qu’étrangers, se demandent s’il y a un pilote à bord. Le gouvernement donne l’impression de naviguer à vue et sans timonier. A tout le moins devrait-il améliorer la manière avec laquelle il communique avec les Tunisiens.

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Le président Caïd Essebsi invité du dernier sommet du G7 à Berlin.

Pour un gouvernement de guerre

Le chef du gouvernement, Habib Essid est un homme intègre et travailleur mais tient-il en main l’équipe gouvernementale? A-t-il le charisme nécessaire pour parler au peuple, lui redonner espoir, le faire rêver, conditions clés pour mener à bien les difficiles réformes dont le pays ne pourra pas faire l’économie?

Le président de la république, Béji Caid Essebsi, a certes restauré la dignité de l’Etat, compromise par la démagogie de son prédécesseur, mais, comme l’ont exprimé de nombreuses voix, il déçoit même des membres du parti qu’il a créé, Nidaa Tunes.

Ne serait-il donc pas grand temps de nommer un gouvernement de guerre, avec un nombre restreint de ministres et mené par un homme qui serait un vrai chef?

La nouvelle constitution accorde au Premier ministre – et pas au président, des pouvoirs exécutifs bien plus importants que par le passé. La Tunisie joue son avenir dans les mois à venir. Sans pilote expérimenté à bord, sans pilote politique, le navire de l’Etat prendra eau de toute part.

Une économie au bord de l’asphyxie

La saison touristique est d’ores et déjà perdue. Les images du massacre de Sousse tournant en boucle auront raison de toute campagne de publicité en Europe pour encourager à visiter la Tunisie. Les mesures visant à alléger le poids des charges fiscales sur le secteur ne riment à rien. Ceux qui ont construits des hôtels ne sont souvent que des spéculateurs qui ne rembourseront pas les énormes dettes qu’ils ont contractées auprès des banques. Est-ce politiquement judicieux de continuer à socialiser les pertes du secteur touristique alors que ses bénéfices ont, pendant des décennies, été privatisés?

Est-ce le message que le gouvernement souhaite envoyer à des régions pauvres qui n’ont guère profité de la richesse générée dans les villes côtières? Peut-on vraiment combattre l’extrémisme sans faire de gestes très forts vis-à-vis des millions de Tunisiens humbles qui vivent à Jendouba, au Kef, à Siliana, à Metlaoui et ailleurs, dans la Tunisie dite profonde?

La campagne qui, depuis un mois, vise à salir la réputation et l’intégrité du secteur de l’énergie doit être combattue avec la plus extrême rigueur. Détruire un secteur essentiel que des dizaines de cadres compétents et intègres ont mis cinquante ans à construire constitue un crime économique (l’expression n’est pas trop forte) contre le peuple tunisien. Le nombre de nouveaux forages a chuté de 19 à 4 depuis 2010.

Si on y ajoute la baisse des royalties prélevées sur le gaz algérien qui transite vers l’Italie par le gazoduc Transmed (l’Italie a réduit ses achats de gaz algérien de moitié depuis 2011), cela explique que la production de gaz et de pétrole domestiques n’assure plus que la moitié des besoins énergétiques du pays. Avec un prix du baril qui a chuté de moitié depuis neuf mois, la Tunisie aura le plus grand mal assurer son indépendance énergétique. L’ENI, un des partenaires traditionnel de la Tunisie, a quitté le pays. Le nationalisme démagogique de la campagne ‘‘Winnou El-Pétrole’’ doit être combattue au plus haut niveau de l’Etat.

La Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG) et le Groupe chimique tunisien (GCT) connaissent une situation dramatique. Le nationalisme de nombreux députés et celui de l’UGTT est respectable. Mais où la Tunisie trouvera-t-elle les ressources financières nécessaires pour relancer la production de phosphates et d’engrais si ce n’est en s’adossant à un grand groupe privé international ? Les réalités économiques sont dures mais la survie de ces deux compagnes est peut-être à ce prix. Il n’existe guère d’autre solution qui puisse aider une région pauvre et longtemps délaissée du pouvoir central, celle de Redeyef et Metlaoui, à renaitre.

Caid-Essebsi-et-Hollande-au-G7

Caïd Essebsi et Hollande au G7: la France doit reconnaitre sa responsabilité dans le chaos libyen dont la Tunisie paye les frais.

La part de responsabilité de l’étranger

L’étranger a aussi sa part de responsabilité dans la crise que traverse la Tunisie. Pendant longtemps, la Banque mondiale et les instances de l’Union européenne nous ont régalés de leur analyse à propos de «la Tunisie, élève économique modèle».

Nombre de diplomates étrangers et de spécialistes du développement économique ont finis par croire leur propre conte de fée – vu de Hammamet et La Marsa, c’était crédible, mais ces «amis de la Tunisie» ne savaient pas où se trouvait Kasserine, Gaâfour et Douz sur la carte.

Pour ma modeste part, ayant couru l’arrière-pays tunisien pendant deux décennies, pour le compte du ‘‘Financial Times’’ et de la BBC de 1975 a 1995, j’avais bien conscience qu’à Tunis et Sousse, trop de Tunisiens considéraient leurs compatriotes de l’intérieur comme des «aroubis» (bédouins) peu dignes d’intérêt. Certains étaient bien plus à l’aise à Paris Rive Gauche qu’à Mides ou Tamerza. La Banque Mondiale a, dans un rapport récent, «mangé son chapeau». Certains Européens seraient bien avisés d’en faire de même.

Le choc en retour de la gestion calamiteuse des conséquences de l’intervention occidentale en Libye, voici quatre ans, continue de faire des vagues qui ne se ressemblent guère. L’incapacité des Etats-Unis, mais plus encore de la France et du Royaume Uni, qui ont pris l’initiative de renverser l’ancien dictateur libyen, a tout faire pour reconstruire une armée libyenne digne de ce nom et leur indifférence quand au sort des dépôts d’armes de Mouammar Kadhafi après la mort de celui-ci ont eu pour conséquence désastreuse d’inonder le nord-ouest de l’Afrique de matériel militaire moderne et dangereux.

Un peu plus d’un an après l’effondrement du régime libyen, la France se trouva contrainte d’intervenir pour sauver le régime malien et l’Algérie dut faire face à un assaut sans précédent contre un de ses champs de gaz, In Amenas, à sa frontière est avec la Libye. L’intervention brutale des forces de sécurité algériennes a permis d’éviter que ce champ de gaz ne soit transformé en boule de feu.

Au printemps de 2011, Béji Caid Essebsi, qui était alors Premier ministre du gouvernement intérimaire formé en après la fuite de l’ex-président Ben Ali, le 14 janvier 2011, donna l’accord de son gouvernement aux trois pays mentionnés qui le pressaient de leur laisser acheminer des armes à ceux qui combattaient l’ancien dictateur libyen. Cette décision, somme toute logique dès lors que Kadhafi avait clamé sa haine du «printemps tunisien», n’était guère exempte, à terme, de certains dangers.

De nombreuses armes arrivèrent ainsi en Tunisie en 2011 et 2012 de Libye, où elles tombèrent vite entre les mains de jihadistes. Les gouvernements qui dominèrent la scène politique tunisienne en 2012 et 2013 se montrèrent sans doute trop tolérants vis-à-vis des salafistes, tenants d’un islamisme politique pur et dur. L’argument avancé – il était préférable que ces militants opèrent à ciel ouvert car cela permettrait de les convaincre des vertus de la démocratie, n’était guère convaincant. La tentative des salafistes de mettre le feu à l’ambassade des Etats Unis, en septembre 2012, fut suivie de l’assassinat de deux dirigeants de la gauche tunisienne. Ajouté aux 3000 Tunisiens partis combattre en Syrie, l’aveuglement du gouvernement de l’époque eut de graves conséquences. Un mauvais génie s’était échappé de la bouteille.
Cependant, et quelles que soient les erreurs tunisiennes, c’est bien la politique de l’Union européenne et des Etats-Unis qui est la principale responsable de l’insécurité croissante dans la région. Faut-il rappeler que la Tunisie a accueilli plus d’un million de réfugiés libyens en en 2011-2012 sans que l’UE aide beaucoup? Que l’Algérie a accordé plus d’aide financière à la Tunisie en 2011 que l’Europe?

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L’auteur de l’attentat de Sousse (28 morts parmi les touristes européens) s’est entraîné en Libye.

L’aide attendue des Européens et Américains

Depuis trois ans, les armées tunisiennes et algériennes travaillent ensemble pour sécuriser la frontière entre les deux pays mais la tâche est rude. Des membres des forces de sécurité tunisiennes sont régulièrement tués et depuis l’attentat contre le Musée du Bardo, en mars dernier, les cibles sont devenues civiles – de préférence des touristes étrangers.

La tuerie de Sousse a accru le danger d’une métastase du cancer libyen en Tunisie. Elle devrait sonner le rappel aux gouvernements européens qui se sont montrés incapables, le mois dernier, de se mettre d’accord sur une politique commune face à la vague montante des clandestins africains qui, depuis six mois, affluent de Libye sur les côtes italiennes. Au-delà d’une promesse d’armes à la Tunisie – qui n’a guère les moyens par les temps qui courent d’acheter beaucoup de matériel militaire sophistiqué, que fait l’Europe?

Elle fait de grandes déclarations. A force d’annoncer que l’on fait la guerre au terrorisme – une abstraction s’il en fut, à force de parler comme George W. Bush hier et Manuel Valls aujourd’hui, de conflits de civilisations, on en vient à oublier l’essentiel.

Les dirigeants européens pourraient utilement remplacer ce «karakouz» (théâtre d’ombre) version moderne par un engagement plus concret – celui de prendre en charge tous les coûts de sécurisation de la frontière tuniso-libyenne pendant cinq ans. Ceci exigerait, entre autres, une coopération accrue entre l’UE, l’Algérie et la Tunisie. Les Etats-Unis sont, semble-il, plus engagés sur cette voie que l’UE et ont certainement été plus généreux pour ce qui est de dons d’armes à une armée tunisienne sous équipée. La gestion calamiteuse de l’après Kadhafi par les puissances occidentales, notamment la France qui a, faut-il le rappeler, été le fer de lance de l’opération contre la Libye de Kadhafi, a puissamment aidé à déstabiliser la Tunisie alors que celle-ci s’engageait sur la route longue et incertaine de la construction d’un Etat démocratique.

C’est aux Tunisiens et aux occidentaux, européens américains de prendre leurs responsabilités. Aux premiers d’éviter des excès de nationalisme et de reconnaitre certaines défaillances sécuritaires, faiblesses économiques et dysfonctionnements dans l’organisation de l’Etat; aux seconds d’admettre une responsabilité morale et politique pour les conséquences néfastes, en Tunisie, de leur gestion du dossier libyen.

Si la gangrène libyenne devait gagner la Tunisie, l’Algérie voisine serait déstabilisée et par ricochet le Maroc. Si tel devait être le cas, l’aide que l’UE n’avait pas su accorder pour sécuriser la frontière tuniso-libyenne apparaitrait comme de la menue monnaie en comparaison des moyens en hommes et en argent qu’il faudra débourser pour assurer la sécurité de l’Italie, de l’Espagne, de la France et au-delà, des 28 pays de l’UE.

* Senior Research Fellow – CIDOB, Barcelone.

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