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Fondement théorique et impact économique de la décision de la BCT d’augmenter le TMM

Et si la BCT avait une panoplie d’instruments pour atteindre le même objectif de réduction de la masse monétaire en circulation sans avoir à augmenter le TMM et sans courir le risque de pénaliser la timide reprise économique qui se dessine à l’horizon ?

Par Dr Sadok Zerelli *

Partout dans le monde, la première responsabilité de tout Institut d’Emission, tel que la Banque centrale de Tunisie (BCT), est d’assurer le financement de l’économie à travers la mise à disposition des agents économiques (consommateurs et producteurs) ainsi que de l’Etat des moyens de paiements (masse monétaire) suffisants pour assurer les transactions économiques sans pour cela engendrer d’inflation ou handicaper l’investissement et la croissance économique.

Pour cela, elle intervient quotidiennement sur le marché monétaire pour refinancer les banques commerciales en leur rachetant leurs titres de créances (injection monétaire) ou en leur cédant des bons du trésor ou d’autres actifs financiers (éponge monétaire).

Pour les économistes monétaristes (à leur tête Irvin Fischer, économiste américain du début du XXe siècle), dont la théorie domine aujourd’hui la pensée et la politique économique internationales, en particulier au niveau du Fonds monétaire international (FMI), il existe une relation mécanique qui lit le niveau général des prix à la masse monétaire en circulation. Cette relation est exprimée par l’équation quantitative suivante (connue sous le nom d’«équation de Cambridge») :

M×V = P×Y

Où:

: le volume de la production (PIB)

P : le niveau général des prix

: la masse monétaire en circulation (au sens de M3, c’est-à-dire incluant non seulement les billets en circulation (monnaie fiduciaire – qui ne repense qu’une très faible part de la masse monétaire en circulation –) mais aussi l’ensemble des écritures bancaires (monnaie scripturale) mobilisables par chèques ou virements bancaires, ainsi que certains titres financiers à plus ou moins court terme (effets de commerces, bons du trésor, bons de caisse, Sicav, Sicaf etc.).

: la vitesse de circulation de la monnaie (nombre de transactions effectuées). Pour les partisans de cette théorie quantitative de la monnaie, V est fixe à court terme et la production Y est indépendante de la quantité de monnaie en circulation

Milton Friedman, chef de file de l’école monétariste, résume ainsi la théorie quantitative de la monnaie : «L’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire en ce sens qu’elle est et qu’elle ne peut être générée que par une augmentation de la quantité de monnaie plus rapide que celle de la production».

En adoptant une politique monétaire très restrictive et en augmentant à trois reprises en moins de deux ans le TMM, dont la dernière de 100 points d’un seul coup, la BCT espère réduire l’accroissement de la masse monétaire en circulation en dissuadant les consommateurs et les producteurs de demander des crédits et les banques commerciales d’en accorder, dans l’espoir de réduire l’accroissement du niveau général des prix (inflation), conformément à la théorie quantitative de la monnaie et à l’équation de Cambridge précisément.

Compte tenu de la politique qu’il mène depuis qu’il est à la tête de la BCT, il est clair que le gouverneur de la BCT, Marouane El Abassi, et les membres de son conseil d’administration qui ont approuvé cette décision, sont des économistes monétariste convaincus qu’il est possible de piloter l’économie et de lutter contre l’inflation par les seuls instruments monétaires, ce que contestent les économistes keynésiens (dommage qu’il y en ait aucun parmi eux, ne serait-ce que pour porter la contradiction). Pour ces derniers, au contraire, une hausse de la quantité de monnaie peut avoir un effet direct sur l’économie et le volume de production, car les agents économiques ayant plus d’argent en leur possession, ils vont le dépenser ou l’investir, ce qui entraînera une hausse de la demande et de la production (c’est-à-dire du PIB) et une baisse du chômage. Inversement, une contraction de la masse monétaire, telle que recherchée par la décision d’accroissement du TMM, entraînera une baisse de la demande et donc de la production (récession) et donc davantage de chômage.

Au-delà de ce débat entre économistes monétaristes et keynésiens qui dure depuis un demi-siècle, il est permis de douter de l’efficacité de cette politique monétaire ne serait ce que pour les raisons suivantes:

1. Une baisse relative de la masse monétaire et des moyens de paiement en circulation entraînera une baisse de la consommation et de l’investissement, ce qui réduira le niveau de la demande globale et donc de la production globale Y, ce qui risque d’enclencher une récession économique.

2. Il est permis de douter du bon fonctionnement de l’équation quantitative de la monnaie pour réduire l’inflation, car les agents économiques sont souvent victimes d’une «illusion nominale», ce qui signifie qu’ils perçoivent mal les effets de l’inflation sur leur pouvoir d’achat, en particulier pour les biens de consommation courante dont les prix peuvent continuer à augmenter pour d’autres raisons non monétaires: rareté, dysfonctionnement des circuits de distribution, etc.

3. Le taux d’inflation global est la résultante de trois sources ou types d’inflation: l’inflation par la demande due au déséquilibre entre l’offre et la demande sur le marché d’un bien ou d’un service; l’inflation par les coûts due à l’accroissement des coûts de production supportés par les entreprises (matières premières, salaires, coûts de financement etc.) ; et l’inflation importée due au différentiel d’inflation entre les pays partenaires et surtout à la dépréciation de la monnaie locale par rapport aux devises.

Il est clair que, même dans l’hypothèse la plus favorable où l’équation de Cambridge fonctionne correctement dans le contexte économique tunisien, la décision de la BCT d’augmenter le TMM de 100 points vise à rendre les crédits à la consommation et à l’investissement plus chers et donc à combattre la première source d’inflation : celle par la demande. Un tel succès, si succès il y aura, serait plus que contrecarré par l’autre source d’inflation, celle par les coûts, car les entreprises ne manqueront pas de répercuter sur leur prix de vente l’enchérissement de leurs coûts de financement qui viennent s’ajouter aux augmentations salariales substantielles dans le secteur public et privé arrachés récemment par l’Union générale tunisienne du travail (UGTT).

Par contre, cette décision n’aura aucun effet sur l’inflation importée qui constitue la première source d’inflation en Tunisie compte tenu du volume des importations, du déficit de la balance commerciale de la forte dépréciation de la monnaie nationale, le dinar.

4. Un autre effet pervers de cette décision est qu’elle va alourdir le coût de financement du déficit budgétaire supporté par l’Etat et encourager ainsi les banques commerciales à utiliser leurs liquidés pour acquérir plutôt des bons du trésor, qui sont des actifs non-productifs sans risque, plutôt qu’à fiancer des investissements qui sont productifs mais à risque.

5. Même si les fondements théoriques de la décision de la BCT, à savoir l’équation quantitative de la monnaie, sont corrects, celle-ci dispose d’une panoplie d’instruments pour atteindre le même objectif de réduction de la masse monétaire en circulation sans avoir à augmenter le TMM et sans courir le risque de pénaliser la timide reprise économique qui se dessine à l’horizon. Parmi les plus importants et les plus efficaces de ces instruments, citons au moins trois:

a. le taux de réserve obligatoire que les banques sont tenues de respecter sur chaque dépôt reçu. Une légère augmentation de quelques points de celui-ci aura, à travers le coefficient multiplicateur des crédits (égal à l’inverse du taux de réserve obligatoire), un impact très important sur le pouvoir de création monétaire des banques et donc sur le volume de la masse monétaire en circulation;

b. le taux d’encadrement des crédits qui oblige les banques à respecter une certaine distribution de leur portefeuille de créances entre les différents secteurs d’activité économique et donc de favoriser certains considérés comme essentiels à la croissance économique et à l’emploi (agriculture, BTP etc.) au détriment d’autres (commerce, import export-import etc.);

c. la politique d’open market qui permet à la BCT d’intervenir chaque jour sur le marché monétaire pour éponger ou injecter des liquidés à travers l’achat ou la cession aux banques commerciales de titres de créances divers tout en contrôlant le volume des liquidités dont elles disposent et leur pouvoir de création monétaire.

Dans les pays anglo-saxons qui sont passés maîtres dans l’art de maîtriser l’inflation et qui y ont largement réussi, l’open market est considéré comme l’instrument privilégié d’intervention des banques centrales qui n’interviennent que rarement sur le taux directeur. Lorsqu’elles le font, c’est par petits paliers de 25 points ou de 50 points au maximum pour permettre aux opérateurs économiques d’adapter leur comportement , car le but recherché n’est pas de les pénaliser ou de les punir, mais d’orienter leur comportement vers ce qu’elles considèrent comme un meilleur équilibre des marchés financiers et une meilleure maîtrise de l’inflation.

En tout cas, il ne fait pas de doutes que l’open market est une technique d’intervention de loin plus souple et plus efficace qu’une décision administrative prise sans étude d’impact préalable ni concertation avec le Gouvernant (de l’aveu même du Gouverneur). Le prétexte d’« indépendance » de la BCT avancé par le Gouverneur n’est pas recevable car la BCT tout comme l’ensemble du système bancaire sont au service de l’économie nationale et sont donc tenus d’appliquer une politique monétaire compatible avec la politique économique générale décidée le Gouvernement. Il en est de même de l’argument qui consiste à dire que « sans cette augmentation du TMM, l’inflation serait à deux chiffres » car personne ne peut lire dans l’avenir et un tel argument non prouvé n’a aucune valeur scientifique.

La conclusion à tirer de cette analyse est que, tant par son bien fondé théorique (l’équation de Cambridge qui ne fait pas l’objet d’unanimité parmi les économistes), que par son ampleur (une augmentation de 100 points d’un seul coup, ce qui constitue un véritable « coup de massu » pour le ménages et les entreprises qui sont endettés auprès du système bancaire), que par son impact récessionniste sur une conjoncture qui l’est déjà assez (chômage massif, stagnation de l’investissement, à peine 2% de croissance annuelle alors que le plupart des pays africains font facilement du 5% ou 6% de croissance par an etc.), la décision de la BCT d’augmenter le TMM de 100 points est à revoir.

Le chef du gouvernement Youssef Chahed, et, selon la Constitution même, premier responsable de la politique économique mise en en œuvre et des décisions prises par tous les membres de son gouvernements, BCT comprise, est appelé à intervenir rapidement pour annuler cette décision ou prendre des mesures pour en limiter au maximum la portée. Il a déjà démontré, en limogeant le ministre de l’Energie et certains gouverneurs qui ont commis de graves erreurs de décisions, que lorsque les intérêts supérieurs de la nation sont menacés (et c’est vraiment le cas sur le plan économique avec cette décision), il a assez de courage politique et d’esprit patriotique pour le faire en faisant prévaloir la bonne gouvernance du pays avant toute considération politique ou personnelle.

* Ancien enseignant de théorie monétaire à IHEC-Carthage.

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