Liberté, droits de l’homme, égalité, justice, démocratie, modernité, conservatisme, changement, élite… Paradigmes et concepts à reconsidérer pour un projet de société en Tunisie.
Par Lamjed Bensedrine*
Quels facteurs ou mécanismes déterminent le système politique?
Quels sont les mécanismes et les déterminants qui conditionnent l’émergence d’un système politique assurant une authentique équité, et l’exercice des libertés qui permettent l’accomplissement de l’humanité de chaque citoyen?
Sommes-nous animés de l’indispensable volonté d’analyser les distorsions en matière de justice ou de liberté observées dans les démocraties érigées en modèle, et d’en révéler les processus historiques d’émergence, les mécanismes intimes de fonctionnement et l’idéologie sous-jacente qui les animent?
Si le système de valeur est à la base de l’édification de tout Etat, l’ordre hiérarchique de ces valeurs n’est-il pas déterminant dans la configuration du système politico-économique?
Si la démocratie implique le contrôle et l’exercice du pouvoir par le peuple, l’architecture institutionnelle et l’équilibre des pouvoirs tant vantés sont-ils en mesure d’assurer, ou de pérenniser cet exercice?
La finalité du futur Etat, réclamé par notre peuple, est d’assurer les conditions de vie, de développement et d’action autorisant l’expression de toutes les richesses et leur jouissance, sans exclusion, ni injustice.
Lorsqu’on examine l’architecture des régimes démocratiques, on observe que les différentes juridictions sont placées, d’une manière ou d’une autre, sous l’autorité du pouvoir exécutif. Or, aucune démocratie ne vaut si la justice, qui est «le fondement de toute construction» (Ibn Khaldoun), n’est pas au cœur du système de gouvernance, non en tant qu’opérateur de régulation, soumis à l’influence du pouvoir exécutif, mais comme pouvoir supra-exécutif, maintenant l’ensemble du système sous le contrôle effectif des lois, à fortiori, à l’égard des détenteurs de pouvoirs financiers, politiques, médiatique ou administratifs.
Ceci nous oblige à repenser l’ensemble du schéma traditionnel d’organisation de l’Etat; la plus haute autorité de l’Etat ne serait plus détenu par le pouvoir exécutif, mais par un collège de juristes élu(e)s, dont le seul pouvoir serait de veiller au respect des lois constitutionnelles, de prononcer la validité d’une élection et de contrôler la probité de tous les responsables; avec des prérogatives leur permettant d’exiger des explications (en cours de mandat), voire de solliciter la justice pour interpeller tout responsable quel que soit son rang dans l’Etat ou l’administration, pour enquêter sur tous les aspects de sa conduite des affaires de l’Etat, ou toute atteinte à sa souveraineté (tout citoyen étant en droit de solliciter cette instance, selon des conditions qu’il reste à définir).
La tyrannie ou le despotisme, comme toutes autres formes de déviances, procèdent de l’absence de mécanismes de contrôle et de sanctions efficients (échappant à toutes influences de l’exécutif5) qui en inhibent l’expression.
Outre cette instance de veille sur l’exercice des pouvoirs, il faut souligner que le mécanisme qui demeure le plus efficient pour nous prémunir de toutes formes de tyrannie, est représenté par le système de valeurs que chaque être humain est censé porter en lui, et qui lui confère un niveau de conscience et de réactivité, face à toutes injustices, ou despotisme.
Ce mécanisme, à l’instar du système immunitaire dont dispose tout être biologique, ne peut être remplacé par un mécanisme de protection extrinsèque (représentés par la police et la justice); l’un est de nature fondamentale et décisive, l’autre ne peut être que complémentaire et limité par son impact.
Le système policier et judiciaire ne peut en aucune manière se substituer à cette conscience individuelle qui se déploie, par extension, en conscience collective et qui fait d’une collectivité, une nation civilisée («Inna el omamou akhlakon; law dhahabat akhlakouhom,dhahabou»).
Ce mécanisme, culturellement déterminé, ne peut être efficient que si les individus qui composent une société portent intrinsèquement ce système immunitaire (d’où le rôle de l’éducation et de la religion6 qui est le levier le plus puissant; à condition d’approfondir et de restaurer les valeurs et les principes qui en sont l’essence et non la réduire à de simples rites à caractère plus coutumier, que spirituels).
Acteurs du changement et conditions d’émergence des élites
Permettre l’émergence d’un modèle de société auquel aspire notre peuple nous oblige à nous interroger au sujet de l’élite sur laquelle devra s’appuyer le pays, pour réaliser son rêve de voir émerger un projet de société à la hauteur de ses aspirations.
Qui choisit ou détermine l’élite qui sera aux commandes de l’Etat et des différents corps de métier?
La jeunesse révolutionnaire issue des zones défavorisées peut-elle être exclue de l’élite alors qu’elle s’est révélée aussi pertinente qu’ingénieuse?
Quels sont les mécanismes d’émergences des élites aujourd’hui?
Quelles sont les règles qui sous-tendent leur accession et leur consécration en tant que telles?
En d’autres termes, selon quel processus et par le truchement de quelles autorités «produit-on» les élites?
Sur la base de quels critères de discrimination sont-ils sélectionnés? Le diplôme est-il suffisamment discriminant?
Il est clairement établi que, sans un terroir susceptible de permettre l’émergence d’une vraie élite qui ne fasse l’objet d’aucune discrimination régionale socio-économique (ou de quelque autre nature que ce soit), on ne peut voir de développement réel dans notre pays, malgré l’alphabétisation relativement généralisée qu’il connait.
C’est pourquoi, la question fondamentale, qui est au cœur de tout projet de société et qui doit être notre préoccupation majeure, est celle de l’éducation et de la formation.
La profonde dégradation de l’éducation, durant les dernières décennies, nous oblige à repenser tout le système éducatif.
Ceci ne peut se faire sans rétablir l’ordre inversé des priorités, en terme de financement et de valorisation (l’enseignement primaire étant la priorité, puisque élaborant le socle de l’architecture mentale du citoyen, l’enseignement secondaire étant censé en édifier les piliers...) et en redéfinissant le but, la méthodologie et le contenu de la formation, qui doit veiller à l’émergence d’un citoyen qui pense et non qui sait; sur la base de la maitrise de sa mémoire culturelle singulière, lui permettant une réelle ouverture à l’ensemble des civilisations humaines; avec, pour finalité, un être capable de devenir un acteur de sa propre humanité, doté de capacité discriminatoire de l’information délivrée, et en mesure d’accéder au savoir pertinent; et non un cerveau réceptacle d’un savoir, dont la pertinence est autant limitée par sa temporalité, que par son contenu.
Argent, médias et politique
Dans le même ordre de questionnement, nous sommes en droit de nous interroger sur le rôle des médias dans la manipulation de l’opinion publique; de quelle manière s’exerce l’interaction entres pouvoirs, médias et opinion publique?
Qui détermine le paysage médiatique et à quelle puissance obéit-il?
L’argent, ce Dieu des temps modernes a investi et travesti tous les espaces publics et médiatiques dans les démocraties citées comme référence; derrière l’apparente diversité des médias à grande diffusion se cache une poignée de propriétaires qui conditionnent l’opinion au gré de leurs intérêts, réduisant l’échiquier politique à un jeu d’influence, où la course au pouvoir est essentiellement déterminée par le capital financier investi.
Est-ce ce modèle, où le débat d’idée est marginalisé et pollué par l’argent, qu’il faudrait reproduire dans notre pays?
Tant qu’on autorisera l’interférence de l’argent dans le jeu politique, le champ médiatique ou tout autre domaine à caractère stratégique, on ne pourra qu’assister aux dérives les plus néfastes à la vie d’une collectivité, ou d’une nation.
A propos des libertés
A présent, examinons cette nébuleuse qui entoure une notion qui semble fondée sur une évidence: la revendication de libertés, et le cortège de non-sens qui l’accompagne: qu’est-ce qu’une liberté?
Qu’est-ce qui la légitime et autorise son expression, par-delà les déclarations ou fantasmes, des uns et des autres?
J’ai souvent eu à soutenir l’idée que toute dynamique de pensée, d’action, d’organisation ou d’édification ne pouvait être que conditionnée par le repère souvent implicite qui la détermine; que le rapport à ce repère n’est pas d’ordre dialectique, mais hiérarchique.
C’est, en fait, le repère qui conditionne la dynamique de réflexion; que ce repère soit intégré dans le cursus scolaire ou extrascolaire, qu’il relève d’un fondement culturel, philosophique, religieux, ou toute autre forme de mémoire inscrite (par quelques artefacts, ou modalités que ce soit) dans nos cerveaux.
Examinez la moindre pensée ou réflexion sous cet angle, et vous découvrirez le déterminant référentiel qui la conditionne, souvent à l’insu de son auteur.
C’est d’ailleurs de cette vérité que procède les manipulations et les conditionnements intellectuels, qui ont fait des médias un instrument qualifié de «4e pouvoir», dans un monde, où l’image inonde tous les espaces, et sollicite davantage l’émotion, que la raison.
Par ailleurs, une des réalités souvent scotomisées dans le discours sur l’exercice des libertés dans les démocraties concerne le processus de conditionnement des esprits par le système éducatif et culturel qui rend le jeu démocratique, en grande partie, biaisé.
Cette donnée, très souvent occultée, pose le problème du degré d’autonomie de pensée du citoyen en fonction du modèle éducatif qu’il a subi; outre l’épineuse question des moyens en possession de l’ensemble des citoyens pour élaborer un choix réellement éclairé et qui pose le problème de l’accessibilité à l’information pertinente, les obligeant à déléguer leur volonté à des spécialistes de la question, dont le choix est fait par l’exécutif, ou par les pouvoirs qui financent tel ou tel type de discipline scientifique, ou technique.
Comment prétendre à l’exercice de la liberté de choix du citoyen, alors que cette liberté est conditionnée voire déterminée par d’autres instances ou pouvoirs (plus ou moins identifiés) et que chacun reconnait implicitement en s’adonnant à sa campagne électorale?
Sans une pensée rationnelle et cohérente (qui n’est la propriété exclusive d’aucune civilisation) qui tende vers l’universalité, non par une auto-proclamation ou par la force, mais par sa capacité à respecter et préserver le lien à l’autre et à toutes formes de vie, aucune construction ne sera viable.
Si l’on examine l’état des libertés sous la récente dictature, on notera que certaines libertés n’étaient nullement affectées du temps de Ben Ali; toutes les libertés d’accès aux loisirs, divertissements, y compris l’accès aux drogues illicites (distribuées par ses propres gendres) étaient permises; les libertés qui étaient sévèrement verrouillées concernaient le champs de la pensée (avec une quasi interdiction de toutes publications ou réunions non supervisées par la police politique) et la liberté de parole, où la moindre critique des dérives mafieuses ou viles étaient vécues et sanctionnées comme criminelles.
La question des libertés se pose en des termes qui réclament un peu plus de précision: quelles libertés fondamentales sont impératives à l’échelle individuelle ou collective, et quelles restrictions peut-on, ou doit-on, y apporter?
La liberté fondamentale sur laquelle on ne doit transiger dans la future constitution et qui, par sa spoliation, a déterminé les régressions et le délabrement de nos sociétés arabo-musulmanes, concerne la liberté de pensée, d’expression, et de réunion.
Aucune restriction ne peut y être opposée (en dehors de l’usage de la violence sous toutes ses formes) sans risquer d’affecter la vitalité d’une nation; aucun argument à sa restriction ne peut être retenu.
* Président de l’association Afeq Al-Mouwatana.
Notes:
5- Ce modèle de gouvernance existe chez chaque être humain: tout ce qui touche à la vitalité (le système végétatif) est hors de contrôle de «l'exécutif» que représente notre volonté consciente.
6- Cela exige un travail de dépouillement et de dépoussiérage de notre culture, afin de faire revivre les valeurs musulmanes, qui ont été ensevelies sous les décombres d’une multitude de pensées et de coutumes qui affectent ces valeurs et les rendent inopérantes, en tant que repères déterminants de la cohérence de nos pensées, de nos choix et de nos actions. Ce qui parait regrettable et stérile de la part des défenseurs de la modernité, c’est d’observer l’hystérie collective qui s’est emparée d’eux pour réduire au silence un prédicateur, au lieu de lui opposer une réflexion, dans le cadre du débat d’idée (dont tous les pays musulmans ne peuvent faire l’économie) pour une renaissance de la pensée arabo-musulmane, afin de la libérer de ses égarements et de ses raideurs intellectuelles.
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Pour une relecture critique du modèle démocratique moderniste tunisien (1/5)
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