Il faut garder à l’esprit que la Tunisie est une république et qu’il appartient à chaque Tunisien de la nourrir d’idées, d’ingéniosité et de projets.
Par Karim Jaffel
Comment va la Tunisie? Question facile et réponse difficile. Trop d’injonctions diluées impactent le futur comme le présent. Les agressions à Sejnane, à Douz et à Jendouba font passer les bookings de l’été aux divers de l’actualité. Démocratie et élections sont aussi déclassées en priorité par des questions de prix et de soucis.
Question économie, les starting-blocks sont calés sur une Europe au bord de la récession, une économie mondiale qui vacille et un taux de croissance pour 2011 de -1,8%.
Malgré le chiffre optimiste de +4,8%1 de croissance du premier trimestre, les quatre premiers mois de l’année 2012 comparés à 20112 montrent qu’une bonne proportion de la population active a le moral affecté avec des exportations en baisse dans les industries mécaniques et électriques de -4,1% et dans celles du cuir, de la chaussure et l’habillement de -22,4%.
La machine du discrédit est en marche
La dépréciation du dinar face à l’euro a eu un effet positif sur les entrées touristiques. Mais, associée à l’augmentation du coût des crédits avec un Tmm à 3,72% et à l’approvisionnement massif du marché en produits importés (augmentation des importations de +13,4 %), le résultat est immédiat sur les prix à la consommation qui enregistrent à fin avril 2012 une inflation de +5,7%.
A cette réalité, une autre dimension: les repères ont bougé depuis le 14 janvier. Le modèle tunisien cité comme exemple par l’Unicef et beaucoup de pays connait une euthanasie par la machine du discrédit. Elle défriche à la volée chiffres supposés maquillés et indicateurs prétendus erronés. Avec le temps, elle s’est même perfectionnée en utilisant avec méthodologie ancrages et sous modalités. La précarité dans les régions, l’instrumentalisation de la femme, de la religion et des libertés d’expression sapent scientifiquement les motivations de chacun en écorchant dans le vif les valeurs de sécurité, d’appartenance, d’estime de soi et d’accomplissement.
Sept mesures pour passer à travers les orages
A ce solfège abrasif sur les motivations, de virtuoses musiciens ont imaginé quelques couplets constructifs pour se prémunir du pire et surmonter la crise. Dans un récent livre3 sur les comportements de survie, Jacques Attali écrit que les nations, comme les individus ou les entreprises, naissent et meurent, bien qu’elles semblent territorialement inamovibles. Une nation se défait quand elle n’a plus les moyens militaires ou la volonté de se défendre; quand elle est envahie par d’autres; quand ceux qui la peuplent cessent de trouver un intérêt à vivre ensemble; quand une crise économique l’emporte; ou quand elle n’est plus dans le sens de l’histoire [Ndlr].
Pour survivre face aux crises, l’auteur propose sept mesures pour passer à travers les orages. Nous reprenons brièvement dans ce qui suit, la partie qui concerne les nations :
L’estime de soi d’une nation se voit par le comportement de ses institutions, de son administration et de son environnement propre, à commencer par le premier lieu d’accueil des étrangers à savoir les ports, les aéroports, les gares et les transports en communs.
La valorisation du temps pour une nation est la pleine conscience de son Histoire et la préservation de son patrimoine.
L’ubiquité pour une nation suppose son ouverture aux cultures et aux pensées des autres.
La résilience pour une nation se mesure par la capacité de sa police et de son armée.
L’empathie pour une nation se mesure à l’intelligence de ses relations et à sa stratégie d’alliance.
L’esprit révolutionnaire pour une nation est sa capacité de changer les règles admises par la communauté internationale.
La créativité pour une nation est sa capacité d’innover. Un exemple: les Pays-Bas au XVIIe siècle, petit pays d’un million et demi d’habitants, en manque de terre agricole et dépourvu de richesses naturelles, se hisse au rang des puissances économiques dominantes, en innovant dans l’industrie des colorants et dans les techniques de fret maritime.
Quel chef d’orchestre va assurer la coordination?
L’Inde est aujourd’hui un des pays qui a réussi à réunir au mieux ces critères et serait selon l’auteur cité, avec l’Europe et les Etat Unis, bien préparé à dépasser des crises majeures. Par conséquent, se mettre à gagner en intensité sur ces critères demande nécessairement une préparation mais aussi une coordination dans la gestion des ressources.
Et là, un hic ! Standard and Poor’s estime que le chef d’orchestre au statut d’élu au suffrage universel, en place depuis décembre 2011, n’est pas en mesure de redresser suffisamment l’économie4 [Ndlr]. Si l’empathie fait déjà défaut en bridant les possibilités de la Tunisie à sortir sur le marché financier international, qui sera donc le coordinateur en chef qui fixera la feuille de route?
Est-ce une «troïka» (coalition tripartite au pouvoir) relookée ou remodelée au niveau central? Seraient-ce les syndicats qui endosseront une responsabilité fédérale? Seraient-ce les associations et la société civile qui trouveront des solutions à l’emploi et au pouvoir d’achat?
Quoi qu’il en soit, le chacun pour soi et Dieu pour tous est une option à écarter!
Alors que faire? Attendre comme d’habitude et laisser nos gouvernants s’enquérir de notre quiétude… A écouter les dernières déclarations des officiels, je crains ici qu’on n’en vienne à reproduire l’expérience de Zimbardo: l’histoire des étudiants qui se sont amusés à jouer les uns aux prisonniers et les autres aux gardiens. Après quelques jours, l’expérience a tourné au cauchemar avec les matons qui devenaient de plus en plus sadiques et les détenus de plus en plus soumis.
L’exercice du pouvoir est très certainement difficile. Seulement à voir le Japon subir en 2011 un tsunami, un tremblement de terre et un accident nucléaire avec près de 21.000 disparus et 215.000 personnes déplacées, je me pose des questions sur nos capacités à passer la barre des pays en développement… en relevant tout de même que nos amis japonais n’ont aucun soucis avec les questions d’identité, de discipline, d’organisation ou de respect mutuel.
Nourrir la république d’idées, d’ingéniosité et de projets
Au lendemain du 14 janvier 2011, l’ennemi de la Tunisie s’appelait Anarchie. Il se nomme aujourd’hui Anesthésie! Attendre du nouveau, attendre des infos, attendre les prochaines élections, attendre sans prévention, sans préparation, sans aller au devant… tel un esprit anesthésié. S’oublier et rester dans ce flou ne cultive ni estime, ni empathie, ni résilience, ni créativité... Attendre autrui et oublier ses propres capacités cultive la dépendance et la peur.
A mon avis, pour se réveiller, il faut garder à l’esprit que la Tunisie est une république qu’il appartient à chacun de la nourrir d’idées, d’ingéniosité et de projets. Rien ne sert d’attendre d’autrui ce que l’on peut réaliser par soi même. Il faut cultiver notre jardin disait Voltaire. Il faut cultiver la République tel un jardin avec à l’esprit la conscience de séparer les choses qui ne dépendent pas de nous et celles qui dépendent de nous.
Ne plus attendre d’autrui, commencer à apprendre, se mettre en mouvement et réaliser ce qu’on peut soi-même réaliser, est un pas vers la liberté, un pas vers l’autonomie [la vraie], un pas qui donne exemple concret à ceux qui en ont besoin et pose quelques pierres à l’édifice Nation Tunisie.
Le dictionnaire du XXIIe siècle décrira-t-il la Tunisie comme une puissance? Très certainement… si nous citoyens, jardiniers de la république retrouverions ce plaisir à labourer ensemble et à avancer avec respect. Vaste chantier! Mais comme le dirait Mac Mahon, allons-y doucement… nous sommes pressés.
Le blog de l’auteur. http://karimjaffel.blogspot.com/
Notes :
1) Institut national de la statistique, Tunisie, mai 2012.
2) Conjoncture économique et financière nationale, Bct, mai 2012.
3) Jacques Attali, ‘‘Sept leçons de vie’’, mai 2010.
4) Tustex.com, mai 2012.
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