Le parti islamiste, qui assimile ses locaux à des mosquées et l’adhésion à ses idées à une «entrée au paradis», continuera de promettre le paradis pour faire oublier les promesses mirobolantes qu’il a faites aux plus démunis.
Par Salah Oueslati*
Depuis le révolution, la plupart des observateurs font quasiment la même lecture du clivage qui traverse la société tunisienne: modernistes vs islamistes. Toutes les querelles politiques tournent autour de ces deux supposés blocs qui s’affrontent sur la scène politique pour se maintenir au pouvoir ou pour le conquérir. Et pourtant, une lecture plus approfondie nous permettrait non seulement de mieux cerner les tensions qui agitent le pays, mais aussi de mieux analyser les rapports de force entre les différentes parties politiques.
Des étudiantes niqabées à la faculté de Manouba: plus musulmans que moi, tu meurs!
La sociopolitique du salafisme
Prenons l’exemple des Salafistes, si l’on analyse la sociologie des membres des différents groupes qui se proclament de cette, ou plutôt, de ces mouvances, on se rend compte que l’écrasante majorité appartient à une population très démunie, pauvre, marginalisée, exploitée, opprimée, méprisée, habitant les quartiers les plus délabrés des grandes villes ou les régions et les contrées les plus délaissées du pays.
Ce sont les sans-grades et les laissés-pour-compte qui, en joignant les rangs des groupes religieux radicaux, croient avoir trouvé un sens à leur vie et un espoir pour une vie meilleure. Une population qui, depuis des décennies, n’a jamais goûté au fruit du soi-disant progrès économique et social tant vanté à l’époque de l’ex-dictateur. Frustrée qu’elle est par une société de consommation à outrance à laquelle elle n’a eu aucune chance d’accéder, elle a toujours associé, à tort ou à raison, les riches à l’ancien régime. Dès lors, exécrer l’ancien régime et ses supposés alliés se traduit tout naturellement par une adhésion massive aux thèses des groupes dits islamistes.
Deux Tunisie se toisent et ne dialoguent pas.
Ces dizaines de milliers de Tunisiens, animés par les mêmes sentiments de marginalisation et de désespoir, ont rapidement été bernés par le discours démagogique nahdhaoui qui leur promettait une répartition équitable des richesses du pays et des jours meilleurs pour eux et pour leurs enfants.
Très rapidement, cette population a eu le sentiment d’avoir retrouvé «sa dignité» et l’illusion de pouvoir contrôler sa vie et d’avoir pour la première fois la possibilité de se faire entendre par ceux qui gouvernent le pays. Cette sorte de sous-prolétariat, sans conscience politique aucune, a permis à Ennahdha, sous la façade d’organisations caritatives offrant des aides de toutes sortes, de constituer une masse qui lui est dévouée. Une sorte de force d’appoint à ses adversaires progressistes et modernistes. Dans le même temps, les islamistes ont réussi à associer ces derniers aux élites corrompues de l’ancien régime et de coller de façon habile à Hamma Hammami, porte parole du Parti ouvrier tunisien (Pot) et à ses partisans l’étiquette de communistes athées, un handicap qui s’est avéré dévastateur sur le plan électoral.
La religion pour masquer les enjeux sociaux
Manifestation de femmes inquiètes de perdre leurs acquis sociaux (Ph. Afp).
La rhétorique religieuse n’a fait que masquer un véritable clivage de classe qui traverse la société tunisienne. L’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi n’était-elle pas motivée par un sentiment d’injustice sociale? La mobilisation qui s’est faite suite à cet événement ne s’est-elle pas faite sur cette même base? Comment se fait-il que du jour au lendemain les revendications pour lesquelles tant de sacrifices ont été faits changent de nature? Le seul mérite des islamistes est en effet d’avoir réussi à redéfinir les enjeux et de les placer dans le cadre qui leur est le plus favorables, en l’occurrence le terrain moral et religieux.
Il serait bien évidemment réducteur de nier ou de sous-estimer l’existence de véritables courants islamistes dans la société tunisienne. Cependant, ces derniers ont toujours été minoritaires et malgré leur succès électoral, ils ne représentent qu’environ 18% de la population en âge de voter. L’ironie de l’histoire fait que ce sont les enfants des sans-grades, originaires de Sidi Bouzid, de Sbeitla, de Kasserine, de Gafsa, de Metlaoui, Thala et bien d’autres régions oubliées de l’intérieur du pays qui ont fait la révolution et qui ont payé le plus lourd tribut en termes de vies humaines pour chasser l’ex-dictateur du pouvoir. Mais ce sont les leaders nahdhaouis, qui n’ont fait que prendre le train de la révolution en marche, qui en récoltent les fruits.
Manifestation de niqabées tunisiennes pour revendiquer le droit de... porter le niqab.
L’autre paradoxe est qu’aujourd’hui la bataille pour le pouvoir est essentiellement engagée entre deux élites: d’un côté, celle des Nahdhaouis généralement issue de la classe moyenne et de la petite bourgeoisie, et de l’autre, celle de Nida Tounes, parti fondé récemment par l’ex-Premier ministre Béji Caïd Essebsi, généralement issue de la classe moyenne supérieure, de l’ancienne grande bourgeoisie et des nouveaux riches.
Maintenant que les islamistes sont confrontés à la réalité du pouvoir, quels intérêts ont-ils à mettre l’accent sur les véritables enjeux que le pays doit confronter: le chômage, la précarité, la pauvreté, les inégalités, les disparités régionales, etc.
N’est-il pas beaucoup plus porteur en terme électoral de continuer à mettre en avant les (non) enjeux à caractère religieux et de renforcer le (non) clivage moral pour éviter de répondre aux souffrances de ceux grâce à qui ils ont accédé au pouvoir?
Tunisiennes pour une Tunisie libre et laïque.
Parlant de la religion catholique, Albert Jacquard écrit: «L’évocation d’un paradis à gagner en acceptant les misères du monde présent a été une véritable drogue évitant la révolte des exploités». Il est fort à parier qu’une fois installée solidement au pouvoir, Ennahdha adoptera la même stratégie pour faire oublier les promesses mirobolantes qu’elle a faites aux plus démunis. Ce même parti n’a t-il pas assimilé ses locaux à des mosquées et l’adhésion à ses idées à une «entrée au paradis»?
*Maître de conférences, France.
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