Dénoncer le viol commis et se mettre sous les feux de l’actualité est une révolution dans la révolution. Et le mérite de la société civile, en soutenant la jeune femme violée par des policiers, est d’avoir porté le débat dans l’espace public alors même que la chose n’était pas évidente et encore moins gagnée d’avance.
Par Mohsen Dridi*
Le ‘‘Parisien’’, quotidien français important s’il en est, en date du 6 octobre, consacre sa «Une», sur une demi-page, avec pour titre «violée et persécutée en Tunisie, la femme qui bouleverse le monde témoigne», sujet qu’il développe sur ses pages 2 et 3. Cela mérite d’être relevé puisque devenue «affaire d’Etat» en Tunisie même et qui a pris depuis une dimension qui dépasse maintenant les frontières du pays.
Une justice ou «certains agistrats» aux ordres
Instrumentalisation, diront à coup sûr les défenseurs zélés, toujours les mêmes, du pouvoir en Tunisie. Peut-être! Mais on le sait maintenant, ces défenseurs là répètent la même rengaine depuis un an. Ils peuvent continuer à faire l’autruche comme bon leur semble et si ça les amuse, ils ne peuvent plus nier l’évidence: il y a bien eu viol de la part de certains policiers et il semble bien qu’il y a persécution de la victime qu’une certaine «justice» – ou plutôt que certains magistrats – toujours aux ordres, voudrait salir. Une magistrature qui a oublié qu’une révolution est passée par-là, mais qui visiblement n’en a pas encore tiré les conclusions nécessaires. Et un ministère qui va jusqu’à invoquer, cyniquement sans même sourcilier, «l’indépendance de la justice» pour justifier l’injustifiable.
L’honneur et le courage de cette jeune femme et de son compagnon est d’avoir osé dire et dévoiler publiquement ce qui, «d’ordinaire», était, jusqu’à la révolution, et même après, considéré comme «tabou». Et doublement tabou: dénoncer le viol subi et dénoncer le ou les policiers qui l’ont commis.
Porter le débat dans l’espace public
Dénoncer les policiers et/ou l’administration n’est plus un tabou en Tunisie depuis la révolution. C’est même devenu un «sport» national avec, certes, ses dérives parfois, mais c’est un acquis incontestable. Par contre, dénoncer le viol commis et se mettre sous les feux de l’actualité est une révolution dans la révolution. Et le mérite de la société civile, en soutenant la victime, est d’avoir porté le débat dans l’espace public alors même que la chose n’était pas évidente et encore moins gagnée d’avance.
Pas évidente ni gagnée d’avance pour deux raisons: la première, la moins difficile à vrai dire, est l’attitude du pouvoir et notamment d’Ennahdha, parti islamiste au pouvoir, et de ses partisans qui pouvait voir là une occasion de stigmatiser et pointer du doigt toutes celles qui refusent d’appliquer (d’abdiquer) les bonnes règles dévolues à la place des femmes dans une société musulmane. D’où la quasi mise en scène de l’accusation de «atteinte aux bonnes mœurs» contre la victime et son audition par un juge d’instruction. D’où, par conséquent, le caractère hautement symbolique de cette bataille tant sur le plan judiciaire que politique.
Manifestation en soutien à une jeune femme violée par des policiers, le 29 septembre 2012 à Tunis.
La seconde, à caractère sociétal et culturel, semble bien plus ardue et demandera des efforts autrement plus importants. Et les propos que rapporte le journal ‘‘Le Parisien’’ dans une interview avec la victime et son compagnon révèle crûment les difficultés dans ce combat. Pour en avoir parlé autour d’eux, avec leurs amis, sans pour autant dire qu’il s’agissait de leur propre histoire, ce qui est à retenir des remarques de ces proches et amis se résume en substance à «mais que faisait une fille, à une heure pareille, avec un garçon?». Sous-entendu si elle a été violée c’est qu’elle l’a bien cherché !
Je dois dire que ce genre de remarques ne m’étonne pas du tout. Cela en dit cependant long sur l’état d’esprit qui règne dans le pays dès lors qu’il s’agit de mœurs et de la place de la femme dans la société.
Et cela ne relève pas de la seule responsabilité d’Ennahdha – qui, bien sûr, voit cela d’un très bon œil puisque cela va dans le sens qu’il souhaite –, mais j’ai tendance à penser que c’est l’inverse qui est sans doute vrai, ou plutôt en inversant les données du problème: Ennahdha, mouvement conservateur, est arrivé au pouvoir en 2011, de même d’ailleurs que les salafistes, ont le vent en poupe depuis, ayant les uns comme les autres trouvé le terrain largement balisé idéologiquement et ce depuis longtemps par les contenus à messages obscurantistes diffusés à longueur d’émissions par les centaines de chaînes paraboliques financées par les Saoudiens et les Qataris.
En clair, c’est le conservatisme bien ancré chez les Tunisiens qui expliquerait le vote pour Ennahdha et non l’inverse. Le vote identitaire et conservateur des Tunisien-nes à l’étranger en faveur d’Ennahdha en est une illustration1 même si d’autres facteurs n’ayant rien à voir avec la Tunisie interviennent également.
Bref le fruit était presque mûr qui demandait juste à être cueilli.
Une jeunesse humiliée et brimée
Mais sans doute également récoltons-nous là le résultat de décennies de marginalisation et de paupérisation de cette jeunesse, masculine surtout, diplômée ou non, mais cependant humiliée et brimée de ne pas trouver de travail, de logement, de rester sous la tutelle de leurs familles jusqu’à un âge reculé, de ne pouvoir évidemment se marier2… faisant parfois porter sur les femmes et sur le prétendu «trop de droits» qu’elles avaient les difficultés de la situation. Une jeunesse à qui il ne restait, finalement, que la «harga» (migration clandestine) vers l’Europe3 comme seule issue. Ou la révolution !
Qu’à cela ne tienne, les deux se sont produites : La révolution et la harga!
Des femmes manifestent devant le Palais de justice de Tunis le jour du procès de la jeune femme violée par des policiers.
Raccourci rapide sans doute, mais je crois, pour ma part, qu’il révèle néanmoins la dure réalité culturelle en particulier pour tout ce qui touche aux mœurs, et dans laquelle baigne une grande partie de la population et surtout de la jeunesse du pays.
Il faut ici le dire très clairement: ce comportement est d’abord et avant tout le fait des hommes – de certains certes – dans leurs relations avec les femmes. Dans la famille, dans le couple, dans la rue et dans les différents lieux de l’espace public qui leur sont quasiment interdit… Bref, c’est un comportement masculin qui sonne, un peu, comme une revanche à posteriori.
* Militant associatif tunisien en France.
Notes :
1- Même s’il faut relativiser les chiffres. Ainsi si Ennahdha a obtenu 36% des votants, elle n’a totalisée que 21% des inscrits volontaires et seulement 11% des électeurs potentiels.
2- Selon le sociologue Belaïd Ouled Abdallah, 40 ans est l’âge de mariage et que la Tunisie se classe au 4ème rang mondial pour les divorces. Selon un sondage de Onfp, 67% jeunes interrogés expliquent le retard de l’âge du mariage par les «facteurs économiques». Le coût élevé du mariage est cité en premier lieu avec 34%. Le chômage vient en deuxième position (22%) suivi par la difficulté de trouver un logement avec 19%. (cf. ‘‘Femmes-Tunisie’’, juin, 2012).
3- Selon un rapport sur la jeunesse publié en 2007, nous avons les chiffres suivants: «environ 41% des jeunes âgés de 15 à 19 ans désirent émigrer et 15% sont prêts à le faire dans la clandestinité. La tentation serait plus forte chez les garçons (52,7%), les chômeurs (55%) ainsi que chez les jeunes issus des régions défavorisées, en particulier du nord-ouest où plus d’un jeune sur quatre rêve de franchir illicitement les frontières» (cf. ‘‘La Presse’’, 06/02/2011)
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