Les personnes qui ne sont pas au niveau des défis auxquels fait face le pays, et ils sont malheureusement nombreux au sein de l’Etat, bloquant la transition politique et le processus de réforme, n’ont qu’à partir!
Par Mohsen Kalboussi*
La Tunisie vit actuellement une période difficile, marquée surtout par une perte de confiance dans les détenteurs du pouvoir et la majorité parlementaire. Sur le plan politique, nous avons assisté ces dernières semaines à un rapprochement entre les différentes factions de gauche qui ont désormais fondé le Front Populaire, l’émergence de Nida Tounes qui se propose comme alternative à la troïka régnante et autour duquel les avis sont partagés.
Les dossiers pendants
1- La corruption: le malaise des Tunisiens vient surtout du fait que «rien n’a bougé» ou presque sur le terrain, malgré les déclarations parfois houleuses des représentants des partis au pouvoir.
Clairement, les dossiers de la corruption de l’ancienne élite régnante n’ont pas progressé, et on sent clairement l’absence de toute tendance à dynamiser ce dossier ou au moins à l’instruire. Il est impensable de croire que seulement ceux qui ont été arrêtés ou sont en cours de jugement sont les seuls à avoir commis des crimes envers ce peuple.
Sans aller dans le sens d’une chasse aux sorcières ou de règlements de compte, l’on se sent sidéré par le fait que nombreux responsables maintenus dans leurs fonctions ou désignés dans des postes de responsabilité viennent des premiers rangs de l’ancien parti au pouvoir!
L’on se demande également si les dossiers instruits par l’ancien gouvernement (sous le gouvernement Béji Caïd Essebsi) ont été suivis par le gouvernement actuel ou pas, car les anciens ministres, ou certains parmi eux, ont déclaré avoir fait un travail de fourmis à la recherche des abus commis envers les personnes et les biens publics.
La police revient à ses pratiques violentes d'antan copie
Ces questions fâchent, car ou ils nous ont menti (sous la pression), ou que les autorités actuelles n’ont pas tenu compte du travail de l’ancienne équipe, donc du temps, de l’argent et de l’énergie perdus pour les Tunisiens, sans qu’aucun compte rendu n’ait été fait à la société!
Si nous nous tenons au gouvernement issu des élections du 23 octobre dernier, et sur le plan sectoriel, on se rend compte de la faiblesse du rendement dans ce dossier. Brûlant, mais aussi rassurant, dans le sens où il permet aux Tunisiens de connaître les mécanismes par lesquels la société a été mise sous contrôle, du moins sous le règne de Zaba.
Si on poserait la question autrement: combien, par secteur d’activité, ou par région, de dossiers de corruption ont été instruits, quels en sont les responsables et quelles sont les mesures qui ont été prises à leur encontre?
La justice transitionnelle a été un espoir pour que les Tunisiens assistent à la mise en route d’un mécanisme qui permet de reconnaître les victimes de la dictature et les faits qu’elles ont subies pendant une période ou une autre de l’histoire contemporaine du pays. Le modèle de fonctionnement des structures mises en place par le gouvernement actuel, et surtout la réorientation du fonctionnement de ces structures dont le premier objectif serait de trouver une solution à l’indemnisation des prisonniers politiques d’obédience islamiste (les seuls à avoir réclamé des réparations financières de leur période d’emprisonnement) a semé le doute quant à la volonté des autorités à vouloir mettre fin au système d’asservissement de nos concitoyens par le régime dominé par le Rcd, ex-parti au pouvoir.
Dans el même cadre, ajoutons les dossiers des martyrs tombés dans les mouvements ayant précédé (et suivi) le 14 janvier 2011. Nombreux points d’ombre demeurent pendants et bien d’interrogations brûlantes n’ont pas encore reçu de réponse convaincante.
Manifestation de diplômé chômeurs en Tunisie.
C’est notre droit de savoir qui a fait quoi, et quels sont les rôles joués par les principaux acteurs en place. Il est également du droit de la société de punir tous ceux qui ont osé tuer des personnes dont le seul délit a été de manifester son refus de l’ordre établi à l’époque.
Les abus de toute sorte: il est notoire que la torture a sévi en Tunisie et a été adoptée comme mode de gouvernement, notamment en relation avec les ennemis politiques – de tous bords – du parti au pouvoir. Le nombre de militants politiques torturés ou ayant subi des mauvais traitements est innombrable, ce qui a poussé les gens à se taire ou à s’acheter une forme d’immunité en adhérant au parti au pouvoir. La torture a amené dans certains cas au décès de nombreuses personnes, dont certaines n’avaient commis que des délits de droit commun! Cela est arrivé parce que les tortionnaires se sont acquis une impunité, quels que soient les crimes commis. L’extorsion des aveux ne se passait que par le biais de la force, et la police ne recourait qu’à ce moyen des décennies durant. Elle n’a, par conséquent, pas développé ses façons de travailler.
Si le parti dominant la coalition au pouvoir, en l’occurrence Ennahdha, ne veut pas poursuivre les tortionnaires qui ont abusé de ses militants, cela lui revient de plein droit, mais la société a le droit de demander des comptes aux tortionnaires, au moins pour que ce qu’ils avaient pratiqué et rendu banal dans le passé ne se répètera jamais, et que chacun sache qu’il est appelé à rendre compte de ses actes s’il abuse des pouvoirs qui lui sont confiés.
S’il est actuellement clair que le traitement de ce dossier n’aura pas lieu sous cette investiture, on pourrait douter que cela arriverait un jour, à moins qu’une forte demande sociale remette les pendules à l’heure et exigerait des autorités l’ouverture de ce dossier.
Clairement, les forces de police devraient être expurgées des éléments connus pour leurs pratiques illégales, surtout que certaines sont d’une gravité extrême. La mort d’un de nos concitoyens sous la torture en 2012 et le viol d’une jeune fille par des policiers témoignent de la continuation de pratiques que nous avons cru à jamais bannies en Tunisie!
Les réformes sectorielles : il ne fait aucun doute que les différents secteurs d’activité ont besoin d’être réformés, au moins pour être au niveau des standards mondiaux ou européens. Certains secteurs ont plus besoin que les autres de mutations, même profondes; leur réforme est plus qu’urgente. Citons les cas de l’enseignement général, de l’enseignement supérieur et de la recherche. C’est également le cas du système de santé publique qui devrait être plus efficient et plus proche de nos concitoyens. L’égalité des chances devant la maladie et la mort est une urgence à laquelle les autorités se doivent de répondre.
Le besoin de réformes est issu du fait que le modèle économique adopté –l’ultralibéralisme – a conduit le pays à l’échec, et nous ne pouvons nous en sortir que par la révision de bon nombre de choix stratégiques qui continuent malheureusement à être suivis et appliqués à la lettre.
On peut ajouter aux secteurs cités précédemment ceux des transports, de l’agriculture, de l’industrie, du commerce, de l’énergie, de l’environnement…
Les institutions de contrôle : la mise en place de telles structures fait défaut de l’esprit de nombreux partis politiques. Les discussions ont surtout focalisé sur les instances de la magistrature, des élections et des médias, en raison du caractère brûlant de leur mise en place et du refus des autorités de voir émerger des structures en dehors de leur contrôle.
Le portrait de Ben Laden brandi par des extrémists religieux à Tunis, en seprembre 2012.
Une démocratie digne de ce nom ne peut perdurer que si des institutions de contrôle sont mises en place, afin de parer aux abus de gestion notamment des biens publics. Si certaines de ces structures existent, leurs prérogatives devraient être renforcées et que soient mis à leur disposition les moyens humains et matériels nécessaires à leur bon fonctionnement.
Un gros besoin de compétences techniques
Si la Tunisie a de quoi se sentir fière, c’est d’avoir longtemps investi dans son capital humain. Elle dispose de suffisamment de compétences capables de mener à bon port les réformes nécessaires demandées par nos concitoyens.
Les autorités actuelles ont mis en place un gouvernement qui mise plus sur le caractère politique des premiers responsables, alors que bien de missions ont besoin de compétences techniques pour être mises en route. De part le rendement de nombreuses administrations, il paraît clairement que, dans l’exécutif national, bien de personnes ne sont pas à la hauteur des missions qui leurs ont été confiées.
Il est clair que le qualificatif de «technocrate» est perçu sous un angle péjoratif, mais la Tunisie a besoin de l’apport de ces cadres, surtout s’ils sont connus par leur probité et compétence.
Il est du devoir de toute autorité politique de faire appel désormais aux compétences nationales pour initier des réformes profondes des différents secteurs d’activités, afin de les assainir des mauvaises pratiques et les rendre plus performants. Si les politiques ont un rôle à jouer, c’est bien de faciliter la mission de ces aptitudes et d’inciter cette volonté de changement en faveur du pays.
Il va sans rappeler que l’intérêt de la Tunisie doit primer devant toute considération partisane et que nous ne pouvons pas nous offrir le luxe de perdre encore du temps dans des choix qui ont déjà prouvé leur échec et sont profondément rejetés par la société. La grandeur d’un homme politique vient de sa lucidité et de son audace à initier des changements profonds en faveur de son peuple, et non à comploter derrière son dos, pour des desseins pour le moins récusables et contestable…
Les personnes qui ne sont pas au niveau des défis auxquels fait face le pays n’ont qu’un seul conseil à suivre: partez, sans regret !
* Universitaire.
Articles du même auteur dans Kapitalis:
La Tunisie ou la chronique des occasions perdues!
L’environnement, parent pauvre de la Tunisie nouvelle?
Une plante envahissante empoisonne les terres tunisiennes
Gouvernement et société civile en Tunisie: un dialogue des sourds?