La gauche tunisienne a une histoire et une mémoire. Il lui manque une projection dans l’avenir, un projet sociétal alternatif, une expression politique, une identité culturelle, ainsi bien sûr qu’une structuration.
Par Mohsen Dridi*
L’idée d’appeler à la constitution d’un large front républicain en Tunisie répond incontestablement à une exigence du moment. D’ailleurs tout semble indiquer que, dans la perspective des prochaines élections, l’on s’oriente inexorablement vers des regroupements qui vont modifier l’échiquier politique et électoral tunisien.
Mais cependant il faudra prendre garde de toute tentation qui conduirait à un regroupement ou un ralliement fondé uniquement sur la peur et la crainte des islamistes, fussent-elles, cette peur et cette crainte, des plus légitimes.
La volonté hégémonique d’Ennahdha
Il est vrai que de plus en plus nombreux sont ceux et celles qui s’interrogent, y compris parmi les électeurs d’Ennahdha. Crainte de voir la Tunisie s’éloigner des aspirations de la révolution? Crainte que le pays ne s’enlise peu à peu dans une interminable guerre idéologique1 qui, tout compte fait, parait dérisoire au regard des vraies urgences et des enjeux du moment et qui n’a eu, à ce jour, pour seul résultat tangible que d’occuper le terrain médiatique et mettre à mal l’unité de la société? Crainte des Tunisien(-ne)s de se voir, de ce fait, imposer un autre mode de vie et des rapports sociaux et humains qui leurs sont totalement étrangers et contraire à leur «vivre ensemble» et même leur islam?…
Ces Tunisien(ne)s en sont donc aujourd’hui à s’interroger. Le risque, à mes yeux, et le résultat immédiats d’une telle inquiétude serait une désaffection de plus en plus grande de la population vis-à-vis de la chose publique et politique et qui, du même coup, donnerait lieu à une abstention encore plus massive lors des prochaines élections.
Ce serait, pour le coup et encore une fois, un signe grave porté à l’esprit de la révolution et, malheureusement, une victoire, certes provisoire, du camp de la contre-révolution. Et dans ce camp nous retrouvons, pêle-mêle, ensemble ou alternativement selon les situations, les miliciens du mouvement Ennahdha qui n’hésitent pas à recourir à la violence, les groupes salafistes et notamment les jihadistes mais également les restes des sbires de l’ancien régime et les petits voyous et hommes de main à la solde de la pègre.
Au point que certains Tunisien(ne)s, par lassitude, n’hésitent plus à dire «qu’avant c’était mieux» et que de là à regretter l’ancien régime il n’y a qu’un pas. Il faut dire que le laxisme de l’Etat et de l’exécutif contribue largement à la diffusion de cet état d’esprit. Et l’approche de la date fatidique du 23 octobre et la polémique autour de la légitimité n’est pas pour rassurer les esprits, loin s’en faut!2
En effet chacun constate quotidiennement combien la volonté hégémonique et les tentatives de mainmise d’Ennahdha sur tous les rouages de l’Etat a instauré un climat inquiétant et pas seulement pour les libertés ou la démocratie naissante. Plus grave, sont ces signes perceptibles d’une fascisation rampante, sous le prétexte fallacieux aux relents populistes «nous sommes la majorité, le peuple c’est nous!» et annonciateurs peut-être de l’avènement, demain, d’une dictature d’un type nouveau3. Et le climat de violence des dernières semaines dans le pays ne fait que confirmer ces craintes et renforcer le sentiment d’inquiétude.
L’horizon indépassable du bourguibisme
«Sans moi ce sera le chaos!»: Tel est, semble-t-il, le message d’Ennahdha – qui nous sort périodiquement l’épouvantail salafiste laissant planer le doute et le danger d'une possible «somalisation» du pays si… les Tunisien(ne)s choisissaient une autre alternative aux prochaines échéances, danger que seule Ennahdha, avec un pouvoir fort, ayant de larges prérogatives et, de préférence, sans réels contre-pouvoir, pourrait contenir.
Outre cette tentation hégémonique (ou à cause d’elle), Ennahdha et ses alliés ont visiblement sous-estimé l’ampleur de la tâche, les difficultés qui les attendaient et du coup négligé la responsabilité qui leur incombait à leur arrivée au pouvoir. Et, en se positionnant d’entrée de jeu dans une attitude hautaine comme si nous étions dans une situation ordinaire, la troïka au pouvoir et surtout Ennahdha n’ont fait que figer les choses et le débat.
L’autre camp au sein de l’Anc, jouant le vis à vis – minorité contre majorité – et se complaisant d’emblée dans une attitude d’opposition, n’en porte pas moins une part de responsabilité morale. Mais c’est aux membres de la troïka qu’incombe la responsabilité principale pour avoir simplement oublié que le pays était dans une phase transitoire et qu’il revenait d’abord aux vainqueurs de ces premières élections démocratiques de créer et favoriser les conditions les meilleures pour que s’instaure le consensus qui, faut-il le rappeler, a caractérisé, avec certes des hauts et des bas mais néanmoins de façon satisfaisante, la période pré-électorale.
Interrogation des Tunisien(ne)s donc! Du coup, et à défaut d’alternatives suffisamment crédibles et convaincantes, nombres de Tunisien(ne)s ne voient, aujourd’hui, d’autres choix que de remettre leurs destins entres les mains du mouvement Nida Tounès, lequel, à leurs yeux, constitue le plus solide rempart face aux prétentions d’Ennahdha et ses progénitures les groupes salafistes. Et parmi ces Tunisien(ne)s, y compris même parmi les élu(e)s, certains vont jusqu’à déserter leurs formations politiques d’origine pour rallier ce mouvement attrape-tout. Voilà qu’à leur tour les formations «centristes» (Al-Joumhouri, Al-Massar…) annoncent non seulement leur fusion prochaine mais s’orientent également vers la constitution d’un front électoral avec Nida Tounès.
Est-ce à dire qu’en Tunisie, le constitutionnalisme (le destour) et le bourguibisme constituent notre horizon indépassable? Et, du coup, allons-nous passer de la version hard du Bourguibisme que fut le régime de Ben-Ali à une version plus… light avec Nidaa-Tounès et les formations «centristes»?
Et aux yeux de nombreux Tunisien(ne)s, cette version light est de loin plus acceptable que l’avenir sombrement inconnu que nous proposent Ennahdha ou ses rejetons salafistes.
Un ralliement par défaut en fait, et non une adhésion à un programme, faute d’une alternative qui nous aiderai à sortir de ce tunnel dans lequel nous a entraîné – tant par incompétence, manque de vision, que calculs politiciens – la troïka actuellement au pouvoir et dont on a du mal à en distinguer l’issue. Faute d’alternative?
L’idée d’un appel à la constitution d’un large front républicain et d’une plate-forme électorale est donc importante et indispensable pour au moins deux raisons:
- la première, conjoncturelle mais cependant importante, est directement liée à la prochaine échéance électorale;
- la seconde, plus fondamentale car existentielle, est liée aux dangers et aux tentatives qui pèsent sur l’existence même de la Tunisie en tant qu’entité, sur son intégrité territoriale, son histoire, ses institutions…
Pour une gauche progressiste sociale et citoyenne
Mais, pour ce faire et pour que le pays ne se retrouve dans une situation où domine une bipolarisation conservatrice, une condition indispensable à mes yeux: la gauche progressiste doit créer les conditions de son regroupement et se donner les moyens de se poser comme une alternative crédible et en tout cas comme un acteur représentatif de catégories et de secteurs non négligeables de la société. Car la gauche a une histoire et une mémoire. Il lui manque peut-être une projection dans l’avenir, un projet sociétal alternatif, une expression politique, une identité culturelle, ainsi bien sûr qu’une structuration.
Les différentes formations et expressions de la gauche ne sauraient donc se contenter et se satisfaire d’une simple alliance conjoncturelle et électoraliste entre les mouvements et partis politiques constitués. Ce type d’alliance est nécessaire et indispensable mais insuffisant! Insuffisant car il risque, à terme et à la première difficulté venue, de devoir faire face à de nombreux problèmes en raison notamment de sa diversité idéologique.
Il y a lieu, à mon humble avis – qui plus est après la révolution et si l’on veut donner tout son sens à ce grand bouleversement – de favoriser un processus d’innovation dans la manière de faire de la politique. Non seulement dans les choix des thématiques et de leurs contenus (économie, social, environnement, sociétal, art et culture …) mais également dans la manière de les traiter, dans leur traduction pratique et jusque même dans l’organisation.
Et, à l’évidence, les partis et les formations politiques qui se réclament de la gauche – je pense, entres autres, aux mouvements qui ont fait un pas important en se regroupant au sein du Front populaire – ne sont pas, à eux seuls, représentatifs des militant(e)s actifs sur le terrain et encore moins des gens et catégories sociales qui, potentiellement, pourraient s’y reconnaître et adhérer à une plate-forme et un projet alternatif pour le pays4. D’où la nécessité d’imaginer un regroupement beaucoup plus large entres d’une part les partis politiques constitués dans – et en dehors – ce front populaire et de l’autre les nombreux secteurs de la société civile ainsi que les divers comités mobilisés localement sur les questions de la vie quotidienne (comité de quartiers, diplômés chômeurs, syndicalistes et militant-es des mouvements grévistes, femmes, artistes…).
La société civile, le mouvement associatif, les mouvements citoyen(ne)s sont davantage en mesure de capter de militant(e)s car plus en adéquation et en phase avec les préoccupations des Tunisien(ne)s au quotidien. La proximité s’avère un facteur essentiel voire déterminant. Et c’est, à mes yeux, la convergence entre les uns et les autres, sous des formes à inventer, qui peut donner une vitalité et une impulsion à une alternative de gauche de progrès laquelle apporterait, pour sa part, un supplément d’âme et une identité à cet ensemble divers dans ses préoccupations et terrains d’action.
Cette gauche donc, dans toute sa diversité, pourrait enclencher un processus de rassemblement de toutes ces forces et énergies mais en s’affranchissant de certaines pratiques d’appareils – qui risquent d’être un handicap – tout en favorisant le travail en réseaux, de manière horizontale et transversale.
A suivre…
Notes :
1- Ennahdha devra assumer la responsabilité historique d’avoir introduit la question de la charia dans le débat politique faisant croire par-là que l’islam était en danger en Tunisie. Chacun sait pourtant, et les responsables d’Ennahda les premiers, qu’il n’en est rien ! Argument pour le moins fallacieux. L’objectif réel de cette stratégie est bien évidemment d’ordre politique donc tout ce qu’il y a de plus séculier et profane, puisqu’il s’agit purement et simplement d’arriver au pouvoir. Chercher à arriver au pouvoir est une chose normale dans une démocratie. Mais tout est fait comme si Ennahda voulait cacher cette vérité d’abord à ses … partisans et ses alliés salafistes ! A trop jouer avec le feu - qui plus est avec des choses aussi essentielles que la foi et les convictions profondes des gens mais également en portant atteinte à un point tel à leurs habitus, traditions et façon de « vivre ensemble » dans le pays, les apprentis sorciers ont soulevé le couvercle de la boîte de pandore et, peut-être, inauguré, à leur corps défendant, un processus de rejet sinon de l’islam en tout cas de son instrumentalisation par les tenants de l’islamisme politique. L’histoire nous le dira.
2- Le 23 octobre nous dit-on est une date fatidique. La légitimité de l’ANC prend fin selon les uns le 23 octobre 2012 comme le stipule l’accord moral signé alors que pour d’autres elle ne prendra fin qu’à la rédaction finale de la constitution. Pour ma part j’estime que ces deux positions, qui peuvent avoir des arguments par ailleurs valables sur le plan formel, pêchent néanmoins par le fait qu’elles ne prennent pas en compte un élément essentiel : le consensus nécessaire, indispensable et incontournable dans la phase transitoire qui plus est au regard de la situation générale dans le pays. De plus j’ai tendance à penser que la phase transitoire ne prendra vraiment fin qu’avec la mise en place de toutes les institutions qui fondent et organisent la séparation des pouvoirs dans un Etat de droit et qui lui permettront alors de fonctionner normalement. Ce qui signifie que même après les prochaines élections et quels qu’en soient les résultas et les vainqueurs le recours au consensus gardera toute sa pertinence dès lors qu’il s’agira des fondamentaux de la république et de l’état de droit. Certes il faut éviter le vide institutionnel et montrer que l’on est attaché au droit mais cela ne doit pas être un prétexte pour prolonger indéfiniment la phase de transition actuelle.
3- Petit, mais indispensable, rappel tout de même : Ennahda et ses partisans sont arrivés au pouvoir à l’issue des élections d’octobre 2011 mais on sait qu’ils étaient, en tant qu’expression politique et en tant que militants organisés, absents de la révolution en Tunisie qu’ils n’ont rejoint que plus tard. Ainsi la légitimité électorale s’est donc substituée à la légitimité révolutionnaire mais ne l’a pas, pour autant, remplacé. Les acteurs ayant changé, qu’en est-il maintenant des objectifs ou aspirations exprimés lors de la révolution ? La question est encore d’actualité une année après les élections.
4- N’oublions pas que près de la moitié des électeurs potentiels n’ont pas voté en octobre 2011 et que plus de 1,5 million de ceux qui ont voté se sont portés sur des listes non-représentées au sein de l’ANC actuelle. C’est dire le potentiel existant.
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