Que peut faire Amel Karboul, nouvelle ministre du Tourisme, en l'espace d'un an, face à un secteur structurellement en crise et qui a accumulé les défaillances sans qu'une ébauche sérieuse de solution n'ait été envisagée par les pouvoirs publics?
Par Rachid Merdassi
Une nouvelle ministre vient d'être désignée à la tête d'un secteur structurellement malade et qui demeure néanmoins une des clés principales de l'économie nationale de par l'importance des enjeux qu'il représente en termes d'emplois directs et indirects (400.000) qui impactent la vie d'environ un cinquième des Tunisiens, de recettes en devises (3,5 milliards de dinars) soit 7% du PIB qui contribuent à concurrence de 60% à la couverture du déficit de la balance commerciale, dans un pays dépourvu de grandes richesses, et qui a si grandement besoin pour s'équiper et se développer.
Atout durable du développement de par ses effets induits, l'impact direct du tourisme sur la quasi totalité des secteurs de l'économie nationale n'est plus à démontrer: bâtiment, industrie, agriculture, artisanat, transport aérien et terrestre, santé, etc.
Le tourisme a prouvé de par le monde qu'il est la première industrie créatrice d'emplois et celle qui résiste le mieux aux crises ce qui a conduit à son adoption par la plupart des pays de la planète, y compris par les pays les plus riches.
Cet engouement est illustré par le nombre de membres affiliés à l'Organisation mondiale du tourisme (OMT) qui, à son entrée en fonction en 1975, ne comptait que 66 membres dont la Tunisie, contre 154 aujourd'hui. C'est dire les défis posés à notre pays par l'arrivée sur la scène de nouvelles destinations à l'appétit vorace, en termes de compétitivité, agressivité marketing et gain de parts de marché.
Pour les pays en voie de développement tels que la Tunisie, l'Egypte, la Turquie, la Thaïlande ou le Maroc, le tourisme s'est révélé cette panacée miracle contre ce mal endémique appelé chômage.
Le tourisme a éclipsé, en un temps record, des secteurs économiques traditionnels, pour devenir un des moteurs principaux de la croissance et du développement, grâce à sa capacité de création intensive d'emplois en plus de sa rentabilité immédiate.
Amel Karboul et Radhouane Ben Salah, président de la Fédération tunisienne des hôteliers.
En un mot, le tourisme a été cette révolution pacifique globalisée à laquelle des gouvernements et des millions de personnes, à travers le monde, doivent, en grande partie, leur développement économique et social, l'élévation notoire de leur niveau de vie et accès de leurs populations à la civilisation des loisirs.
Un secteur qui s'essouffle
Le tourisme a été, et depuis sa création, le précurseur et acteur incontournable de ce dialogue des civilisations dont le monde d'aujourd'hui a si cruellement besoin et le visage avenant d'une mondialisation avant la mondialisation.
Pour revenir à la Tunisie, notre sujet, cette image idyllique d'un secteur qui a connu des décennies de gloire et de dynamisme a fini par s'éroder et s'essouffler faute de vision cohérente du long terme et d'adaptation aux mutations et motivations nouvelles de la demande internationale.
L'amateurisme et l'aventurisme décisionnels de responsables politiques, sans aucune technicité ni compétence dans le domaine, soumis de surcroit aux influences d'un secteur privé aux intérêts conflictuels et antagonistes, ont fait le reste.
Cette situation a été en grande partie à l'origine de la stagnation pour ne pas dire déclin du secteur et de la relégation de notre pays, depuis les années 90, de la première à la cinquième place en Afrique et Monde arabe, loin derrière l'Afrique du Sud, l'Egypte, le Maroc et Dubaï.
Le tableau comparatif ci-dessous de l'année 2010, relatif aux ratios et performances de la Tunisie par rapport a ses concurrents méditerranéens directs indique l'ampleur du décrochage enregistré par la destination et du retard à combler, accéléré par la chute cumulée des entrées européennes depuis 2001, soit environ un million de clients perdus et non encore récupérés, dont 500.000 Allemands.
Aucune explication rationnelle et convaincante n'a encore été donnée pour justifier cette situation et les tentatives de regain de nos parts du marché européen n'ont abouti à peu de choses malgré les milliards injectés en publicité d'image et soutien financier aux TO.
La stagnation, pour ne pas dire régression de la Tunisie sur un marché européen en expansion constante demeure une énigme eu égard à l'expansion soutenue et consolidée ces dernières années de la Turquie, de l'Egypte et du Maroc, dont les taux de croissance respectifs ont été le double de la moyenne mondiale.
Il n'est pas étonnant, par conséquent, que ces destinations, grisées par leurs succès constants, affichent des objectifs de croissance à l'horizon 2020 qui font pâlir d'envie: Turquie (50 millions de touristes), Egypte (30 millions) et Maroc (20 millions).
Que faire pour sortir de la crise?
Que peut faire Mme la ministre, en l'espace d'une année, face à un secteur structurellement en crise et qui a accumulé les défaillances sans qu'aucune ébauche sérieuse et radicale de solution n'ait été envisagée par les pouvoirs publics, en grande partie responsables de cet état de déliquescence?
Une simple comparaison avec les législations de la concurrence en matière d'investissements touristiques et normes de construction, fait comprendre l'origine et vraies raisons de l'endettement qui accable une grande partie de nos hôteliers et la quasi impossibilité de remboursement de leurs échéanciers bancaires eu égard à l'inadéquation entre le cout d'investissement, les conditions de remboursement et les contraintes d'un positionnement d'image et de commercialisation handicapant pour la rentabilité.
Sur ce point, la Tunisie est devenue, hélas et au fil des ans, la destination la moins chère, un positionnement commercial qu'elle partage avec la Turquie, avec la différence que les hôteliers turcs remboursent leurs crédits bancaires sur 25 ans, soit le double de ce qui est requis de nos compatriotes.
Cet handicap structurel ne peut être jugulé que par une réforme courageuse et volontariste de la politique des crédits et fiscalité qui résorberait à terme la dette, éviterait la cession de notre patrimoine hôtelier aux compagnies étrangères et permettrait à nos hôteliers de disposer des mêmes conditions de réussite que la concurrence.
Les normes et coûts de construction gagneraient aussi a être révisés car comment expliquer que nos coûts soient supérieurs à ceux de la concurrence méditerranéenne y compris l'Espagne et la France pour des hôtels de même catégorie et de même vocation destinés au tourisme de masse?
Cette contrainte a découragé les grands TO européens d'investir en Tunisie, nous préférant des destinations comme l'Espagne, la Turquie, l'Egypte ou Chypre.
Aussi et réalisme oblige, il serait illusoire de s'attendre à des miracles de la part de cette nouvelle ministre qui serait bien avisée de ne pas trop s'éparpiller face à des problèmes structurels qui ne relèvent pas de sa seule compétence.
Les réformes urgentes
Toutefois, son dynamisme, son indépendance d'esprit et son expérience professionnelle européenne peuvent lui servir pour introduire certaines réformes éminemment urgentes et qui pourraient engendrer un impact immédiat sur l'image, rassurer les tours opérateurs et dynamiser un tant soit peu la commercialisation de la destination pour l'arrière-saison 2014 et l'année 2015, sachant que les contrats pour l'année 2014 ont été déjà signés en 2013:
- revoir l'approche fragmentaire en matière de campagnes de publicité nationale de positionnement image et produit, trop souvent confiées à des agences de publicité mal briefées sur notre stratégie de communication et de marketing en plus de leur méconnaissance totale du produit et de ses spécificités. Une campagne centralisée, à l'instar de celle de la Turquie ou de l'Egypte, avec un message écrit et visuel fédérateur, conçue par de grands professionnels est à même d'engendrer cet impact fort recherché et susceptible de relancer la Tunisie, particulièrement en ce moment.
Elle permettrait également des économies d'échelle en termes de frais de production et de tarifs medias;
- soutenir selon une stratégie nationale, assortie d'objectifs commerciaux et de mesures volontaristes exceptionnelles, les TO tunisiens implantés sur les marchés européens, seuls capables de prendre des risques et qui sont incontournables vu l'extrême concentration du marché européen entre les mains de deux géants qui considèrent la Tunisie comme étant une destination marginale et non stratégique dans leurs programmes et ce depuis des années;
- impliquer les compagnies aériennes Tunisair, Nouvelair et Syphax Airlines dans cet élan national par l'octroi, et à titre exceptionnel, pour les années 2014 et 2015 de tarifs sièges au prix coûtant aux TO tunisiens à la condition qu'ils doublent voire triplent leurs ventes;
- élaborer une stratégie commerciale avec ces TO orientée vers le développement de la basse saison qui constituait naguère 40 à 45% des entrées touristiques et seulement 28% actuellement. Cette stratégie est éminemment importante pour la rentabilité du secteur et pour la diversification de l'image du produit et de la destination, eu égard à la valeur ajoutée culturelle, de golf, de thalassothérapie, etc. Un écart de 200 dinars au moins caractérise la recette de l'hiver par rapport à celle de l'été, représentée par les excursions au sud tunisien et Sahara, golf et thalassothérapie;
- last but not least, réformer l'administration et particulièrement les départements stratégiques du marketing et de la communication, responsables de la conception et de l'exécution des stratégies d'image, notoriété et commercialisation de la destination Tunisie, car seule la qualité et la compétitivité des ressources humaines peuvent faire des miracles et faire la différence entre les destinations touristiques.
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