Les vrais vainqueurs des législatives tunisiennes du 26 octobre 2014 sont les gros pontes de la haute finance internationale et leurs pions locaux, barbus ou pas.
Par Seif Ben Kheder*
Durant son histoire 11 fois millénaire, l'exception tunisienne a toujours fait parler d'elle. Tantôt en bien, tantôt en mal. Souvent, cette exception se définie par le caractère tolérant et ouvert de l'esprit du Tunisien. Même si le sens de ces deux adjectifs se perd lors d'une période de guerre ou de conflits majeurs.
Il est donc nécessaire de déterminer la nature du cadre historique avant de vanter une quelconque caractéristique d'ordre comportemental.
Dans cette période dite de transition, qui a marqué notre pays par de grands bouleversements politiques et socio-économiques, on a pu constater, sans ambigüité aucune, l'ampleur des conflits interrégionales,
intergénérationnelles et inter-idéologiques, qui ont frappé la société avec beaucoup de violence, où le sang avait coulé à flot et les cadavres s'étaient vus jetés sur tous les reliefs.
La tolérance et l'ouverture s'étaient retirées de la scène sans prévenir. Ce n'est pas que le Tunisien l'était artificiellement, mais c'était plutôt la nature des évènements qui rendait ces termes insensés et contreproductifs.
En effet, être tolérant face au terrorisme, à l'intégrisme, à l'ingérence, ou encore être ouvert au plan d'austérité, au surendettement, au pillage des ressources, à l'appauvrissement des travailleurs, est aussi ridicule de le dire que de l'être.
Malgré tout, le peuple s'est défendu courageusement et avec les moyens dont il disposait. Mais l'absence de structure porteuse de ses espoirs et ses ambitions l'a exposé à l'embrigadement des deux formations dominantes de la droite affairiste et sans scrupule.
Pourtant, les voix appelant à d'autres alternatives ne manquaient pas. Seulement, le relais avait fait défaut et la machine, sous des deux protagonistes, avait tout balayé sur son passage.
Le Tunisien lambda s'est retrouvé, au bout de trois années de lutte, face à un choix crucial, celui de voter la peste ou le choléra. Hélas, au lendemain des élections législatives du 26 octobre 2014, il s'avère de plus en plus clair qu'il aura les deux à la fois.
Ghannouchi (Ennahdha) et Caïd Essebsi (Nida Tounes): la coalition islamo-libérale est-elle en marche?
L'argument historique :
Ce n'était pas imprévisible. La relation d'ennemis-partenaires qui reliait les deux clans ne datait pas d'aujourd'hui et leurs affinités de fond dépassent largement leurs différences de façade.
L'histoire de ce couple a commencé à la fin des années 70. Les Destouriens de Bourguiba voyaient en l'entité islamiste un rempart contre l'avancée de la gauche estudiantine et l'influence de sa composante intellectuelle sur l'opinion publique, alors que le parti-Etat entamait sa mutation vers l'économie de marché.
Le caractère hégémonique de la vision intégriste du régime concordait parfaitement avec la nouvelle dictature instaurée par le palais de Carthage. Ben Ali a rajouté un troisième rôle, celui de l'ennemi de l'Etat moderne et de la société tout entière, l'alibi parfait qui justifiait son Etat policier, corrompu et sanguinaire. Mais sans pour autant les exterminer. Il a bien veillé à ce que les grosses têtes quittent le territoire sains et saufs et que les condamnations à mort par pendaison de ceux qui ont été arrêtés ne soient pas exécutées.
On a d'ailleurs étonné de voir ces criminels de l'islam politique sortir indemnes de leurs trous après la chute du régime de Ben Ali, le 14 janvier 2011. Ils se sont même transformés de rats en ministres.
Le cadre politique actuel :
Venu alors le troisième âge de cette vie de couple. Dès le départ, les deux vieux amants annoncent les fiançailles. Béji Caïd Essebsi promet la coupole du Bardo à Rached Ghannouchi. En contrepartie, ce dernier lui promet Carthage. Les choses ne se sont pas déroulées comme prévu. Ghannouchi était séduit par un bédouin qui lui ressemble plus : Moncef Marzouki. La rupture a duré un an. Ghannouchi ne trouve plus son compte avec le bédouin rebelle. Caïd Essebsi le sait et, cette fois-ci, il ne sortira plus avec son ex sans sa famille qui l'a réuni par un simple appel.
Le 23 octobre 2012, Nida Tounes vole au secours d'Ennahdha et la sauve d'une fin prématurée correspondant à la fin du mandat d'un an alloué à l'Assemblée constituante. Dès lors, l'extraconjugal impose son règne jusqu'en août 2013, où le peuple a eu marre des bâtards conçus de ce couple. Caïd Essebsi prend alors l'avion pour une nuit de noces parisienne avec son compagnon de toujours, de la fin de ses jours, loin des embrouilles entre puristes.
Ghannouchi apprécie et fait sa première preuve de reconnaissance et de bonne foi. Caïd Essebsi est sur les nuages. Il va même jusqu'à louer le patriotisme de son «amant», sa détermination dans la lutte antiterrorisme et son sauvetage de la Tunisie, en lui évitant le scénario de l'Egypte. Personne ne savait qu'on était sous sa volonté. C'était le secret de la «love story» conformément aux standards de la télé-réalité.
L'acte du mariage, surnommé «constitution» fut alors signé et l'extraconjugal n'aura plus lieu d'être, du moins publiquement.
La nouvelle donne législative :
Nous arrivons enfin aux élections législatives du 26 octobre 2014, qui représentent le premier viol collectif de la meilleure constitution du monde. Leur avancement par rapport à la présidentielle fait tomber à l'eau tout le chapitre X, relatif aux dispositions transitoires.
Nous-nous trouvons dans une situation de vide constitutionnel total. Une période de non-droit, susceptible de durer plusieurs mois et tributaire du seul consensus entre les deux vainqueurs et leurs figurants. Ils feront la loi. La loi d'anéantir l'opposition et toute vie politique au sein des institutions, après avoir dépouillé le principe de la démocratie de tous ses sens. Ce sera surtout la loi d'un Etat policier en substitution à l'Etat de droit, prêt à forcer les réformes dites structurelles, préconisées par les créanciers et contenir les fortes contestations sociales qui nous attendent. D'ailleurs on n'arrête pas de répandre la nécessité de rétablir le prestige de l'Etat. Ici, le marketing politique fait bien son travail.
Un plan d'austérité sauvage, donc, qui ne dit pas son nom et qui aura besoin d'un totalitarisme politique de droite pour le faire passer et contrer ses effets sociaux par le bâton sans la carotte.
Ce totalitarisme n'a de sens que s'il atteint les 2/3 plus un du parlement et non pas les 50+1. Aucune autre formation gagnante ne l'offre au vainqueur sauf Ennahdha. Même si l'Union patriotique libre (UPL) et le Front le proposeraient à Nida Tounes.
Le plan était visible pour les voyants depuis 2012. Il était aussi prévisible pour les non-voyants. On ne pouvait nullement prétendre à un processus démocratique sans justice transitionnelle, sans que le peuple n'ait été consulté sur les questions majeures qui l'ont accompagné durant ces 3 ans.
Les vrais vainqueurs de ces élections sont tout simplement la haute finance internationale et leurs pions barbus qu'on a sauvés à maintes reprises jusqu'à leur intégration définitive dans le paysage politique et social de la Tunisie. Ils auront les mains libres dans les années à venir pour parachever leur processus d'islamisation de la société.
L'embrigadement des masses les a amenés à leur propre suicide. On les a formatées à insulter elles-mêmes les nouvelles valeurs démocratiques acquises par les fameux «vote utile» et «consensus». Le premier éteint la pluralité et la liberté d'expression. Le second élimine le libre arbitre et l'Etat de droit. On n'est même plus en mesure de débattre de l'Etat du droit.
Par nos propres doigts, nous avons intégré l'intégrisme, blanchi les blanchisseurs et immunisé les criminels.
L'épisode de Carthage :
Reste alors la question de la présidentielle. Les négociations qui auront lieu très prochainement dans l'emballage du consensus traiteront certainement de ce dernier acte de la pièce. Ennahdha est dans la posture de «sauver la face» à l'intérieur. Nida Tounes est dans celle de «sauver l'image» à l'extérieur. L'équation devient alors «ni perte totale, ni mainmise totale». Un président indépendant fera l'affaire. Il sera à égale distance ou presque des deux acteurs. Il n'agira surtout pas en dehors du consensus et bénéficie d'une crédibilité internationale. Qui dit «internationale» dit inévitablement FMI et Banque Mondiale. Je vous laisse deviner.
* Coach en techniques de communication.
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