L'avenir de la gauche tunisienne dépendra du positionnement du Front populaire concernant la participation ou non au prochain gouvernement.
Par Houcine Bardi*
Avec 16 députés à la prochaine Assemblée des représentants du peuple (ARP), le Front populaire a réalisé un score plus qu'honorable. Il a même opéré une percée.
En mettant de côté l'Union patriotique libre (UPL Sarl), le Front arrive en troisième position après Nida Tounes et le parti islamiste Ennahdha, lequel, tout en se maintenant sur le «podium des vainqueurs», a tout de même perdu la majorité relative qu'il avait obtenue lors des élections de l'Assemblée nationale constituante (ANC) de 2011.
Le centre de gravité des alliances, pour faire et défaire les prochains gouvernements Tunisiens, se déplace donc au profit du «parti attrape-tout» qu'est Nida.
Cette nouvelle configuration, plus équilibrée et plus conforme à la composition sociologique et politique de la société tunisienne, conduit à intégrer (presque obligatoirement avons-nous envie d'ajouter) le Front populaire dans les tractations en vue de la constitution du futur gouvernement de la Tunisie.
Être ou ne pas être dans le prochain gouvernement
Les arguments qui militent en faveur de la participation du Front au prochain gouvernement sont nombreux. On y trouve, bien sûr, le sempiternel «intérêt supérieur de la nation» qui exige des différents acteurs un degré élevé de responsabilité et de reniement des intérêts partidaires, en vue de fournir au pays la stabilité dont il a grandement besoin pour «redémarrer» et faire face efficacement aux défis sécuritaires, socio-économiques, terroristes, etc.
À cet argument «d'autorité», s'ajoute celui (idéologique) de barrer la route aux intégristes pour qu'ils ne soient pas associés à la gestion des affaires du pays. N'ont-ils pas perdu (qui plus est démocratiquement) leur place de leader après avoir entraîné la Tunisie dans une grave crise généralisée? Ils doivent, en conséquence, «payer» le prix de leur incurie, de leur échec cuisant, de leur bilan calamiteux, etc., en les excluant des «affaires».
Les partenaires traditionnels de la Tunisie ne le voient cependant pas de cet œil. C'est, en effet, un secret de polichinelle que de souligner l'influence des Européens (Français en tête) et des Américains dans les choix stratégiques de l'État Tunisien. Pour ces puissances tutélaires, la stabilité durable de la Tunisie nécessite l'adoption d'une politique inclusive, et non exclusive, de l'islam politique dans les cercles du pouvoir...
De l'intérieur du Front populaire, des voix commencent à se faire entendre pour «saisir cette chance inouïe» en vue de faire l'apprentissage (de l'exercice) du pouvoir. Lequel pouvoir, faut-il le rappeler, n'a pas pour seul effet de «corrompre» (Montesquieu); il permet également d'accélérer le processus d'assagissement, même du plus fervent des révolutionnaires. Être dans les affaires constitue le meilleur révélateur de la réalité des choses et de la consistance des difficultés de tout ordre.
Opérer des choix efficients (souvent douloureux) en pleine connaissance des faibles moyens dont on dispose en rapport avec les objectifs plus ou moins ambitieux qu'on poursuit, telle est l'équation que tout gouvernant se propose – en principe – de résoudre. En un mot c'est l'épreuve de réalité par excellence: où l'on est parti de gouvernement, ou l'on n'est que parti d'éternelle opposition... toujours à la marge en se donnant bonne conscience de sa «pureté» et de son «incorruptibilité»...
Être ou ne pas être... au sein du prochain gouvernement, tel est le choix cornélien qui doit être résolu par le Front Populaire. Ce n'est pas mince affaire !
Faire le choix de la non-participation exposerait à coup sûr son auteur à des critiques acerbes, voire même à la raillerie... taxation de «ringardise», etc.
N'étant pas (par-dessus le marché) membre du Front populaire, d'aucuns ne manqueront pas d'invalider (peut-être même de discréditer) cette immixtion «inadmissible» dans les choix qui doivent être faits par les premiers intéressés. Cependant, je me risquerai à soutenir que le choix dont il s'agit concerne, au-delà du Front populaire, l'avenir de toute la gauche tunisienne.
Je m'explique: depuis toujours, la gauche tunisienne a rêvé d'occuper une place à sa taille (présumée) dans l'échiquier politique de notre pays... du Parti communiste tunisien (PCT), en passant par Perspectives, le Travailleur tunisien, le Flambeau (Chola), jusqu'au Front Populaire actuel, les intellectuels, politiques et militants de gauche, qu'on pourrait appeler «le peuple tunisien de gauche», n'a eu de cesse d'œuvrer en vue de la réalisation d'un ancrage populaire dans la réalité tunisienne. Sans verser dans le nihilisme, les résultats ont été à chaque fois en-deçà des attentes, pour ne pas dire carrément décevants.
Grâce aux bons résultats réalisés par le Front populaire lors des dernières législatives, la chance, la vraie cette fois ci, s'offre enfin à la gauche pour qu'elle s'enracine profondément et durablement dans la Tunisie postrévolutionnaire. La prochaine étape pourrait avoir pour mot d'ordre: «Avec le Front populaire... Au-delà du Front populaire!».
On voudrait nous cantonner dans un bipartisme à l'américaine (Nida/Ennahdha), alors que la conjoncture est on ne peut plus favorable à un tripartisme : Nida/Ennahdha/gauche (FP+).
Le prochain gouvernement sera contraint, par la force des choses, à prendre des mesures éminemment impopulaires.
L'austérité, le redressement, les macro-équilibres, etc., seront les maîtres mots de la politique qui sera menée les cinq prochaines années.
Béji caïd Essebsi et Hamma Hammami: Un aliance entre Nida Tounes et le Front populaire est-elle viable?
Avec le Front populaire... au-delà du Front populaire
Le libéralisme ambiant à l'échelle internationale, la dépendance de la Tunisie à l'égard du marché mondial, conjugués avec la «doctrine inclusive» de l'islam politique, conduiront les deux premiers partis (Nida + Ennahdha) à se mettre la main dans la main pour rassurer nos partenaires traditionnels, et leur fournir les «garanties» de la fameuse stabilité sans laquelle il n'y aurait pas d'investissements étrangers en Tunisie, prêts, croissance, etc.
Il y aura donc forcément un troisième tour social à l'issue de l'élection présidentielle. La «grogne», les mouvements de protestation, la résistance à ce qui sera présenté comme étant des «réformes», sur fond de baisse (ininterrompue) du pouvoir d'achat, voire même de paupérisation... toujours au nom des sacrifices qui doivent être consentis «par tous les citoyens» dans l'intérêt de la nation... Voilà un aperçu des lendemains qui déchantent.
Le Front populaire est aux antipodes des politiques économiques libérales partagées par les deux partis dominants (et a fortiori par Afek Tounes...), et qui seront assurément mis en place par la future coalition gouvernementale. Il (le FP) sera dans «son élément» en dehors et non au-dedans d'une pareille équipe gouvernementale. Capter (sans populisme ni démagogie) toutes les protestations sociales à venir et se faire le porte-parole des masses qui subiront de plein fouet ces politiques impopulaires fera du Front non seulement la principale force d'opposition, mais surtout le troisième pôle alternatif tant attendu !
Il est, certes, vrai que le but ultime de tout parti politique, digne de ce nom, est d'arriver au pouvoir. Cependant, cela n'est pas une fin en soi. Atteindre cet objectif sans disposer de l'autorité de commandement nécessaire (les leviers du pouvoir décisionnel étatique) tournera aussi rapidement qu'inévitablement au cauchemar. On a dans la piètre expérience d'Ettakatol et du CpR le parfait exemple à ne pas suivre. D'où, «il ne faut se mettre que dans des situations où il n'est pas permis d'avoir de fausses vertus...» (Nietzsche).
L'avenir de la gauche tunisienne dépendra donc de la sagacité et de la perspicacité de l'analyse et – surtout – du positionnement du Front populaire concernant la participation ou la non-participation au prochain gouvernement. Opter pour un gain immédiat (tentant aussi bien qu'«alléchant») en termes d'expérience gouvernementale pourrait avoir un coût politique extrêmement élevé qui retarderait, peut-être pour des décennies encore, l'éventuelle formation d'un «front de gauche», ou mieux encore, comme l'appelait de ses vœux feu Chokri Belaid, un parti de gauche unifié!
En d'autre termes, le FP endosse – qu'il l'admette ou non – une bien lourde responsabilité historique dans l'aboutissement ou l'inaboutissement, de la naissance d'une gauche unifiée, fortement enracinée dans le paysage politique et sociologique de la Tunisie postrévolutionnaire, démocratique (il va sans dire), et porteuse d'espoir... notamment à l'égard des couches sociales les plus défavorisées, à qui on demandera, sans nul doute, de payer «la facture cumulée» de l'ancien régime et de la Troïka, ainsi que des jeunes, des chômeurs (en particulier diplômés), etc.
* Docteur en droit, avocat au Barreau de Paris.
Articles du même auteur dans Kapitalis:
Du bon usage du racisme anti-noirs en Tunisie
A la mémoire de Chokri Belaïd, le hussard de la patrie
Les confessions (presque) vraies de Rached Ghannouchi au peuple Tunisie
{flike}