Mohsen Dridi* écrit – La modernisation dans l’appareil d’Etat et donc de l’administration constitue l’un des éléments de l’identité de la république tunisienne. La solidarité sociale est un facteur de cohésion nationale.
Liberté, dignité et travail, tels sont, en substance, les revendications – ou plutôt les aspirations profondes – de la révolution en Tunisie. Cette révolution apparaît donc comme une révolution à la fois démocratique et sociale. Et ces deux dimensions sont indissociables même si elles nécessitent des traitements et des moyens différents dans leur mise en œuvre et dans la pratique.
Démocratie et question sociale
Révolution démocratique ! Depuis un an maintenant la démocratie en Tunisie se construit en se cherchant. Elle prend appui bien entendu sur le pluralisme, le suffrage universel (et il faut l’espérer l’alternance), la liberté d’expression et une presse libre, la séparation des pouvoirs avec en particulier l’indépendance de la justice, etc. Jusque là nous sommes et restons encore dans la sphère du politique, passage obligé et point de départ incontournable pour l’instauration d’un véritable état de droit. On peut même dire que, à l’instar de tous les pays qui ont connu un processus de démocratisation, à commencer par les vieilles démocraties d’Europe, nous sommes, concernant la Tunisie, au niveau de la première génération des droits, celle des droits civils et politiques. La phase de transition que connaît actuellement la Tunisie et de laquelle dépend la rédaction de la nouvelle constitution et du système politique qui sera mis en place en est sinon l’expression à tout le moins l’une des expressions.
Et, sur ce plan, il faudra être extrêmement attentif à tout ce qui touche aux garanties qui seront mises en place en matière de libertés et veiller à ne pas re-tomber dans les mêmes travers que ceux que nous avons connus dès l’indépendance, qui sous prétexte de construction de l’Etat national ont complètement passé par perte et profit les droits et libertés individuelles et collectives considérés alors comme secondaires. La révolution tunisienne de 2010-2011 a, faut-il le rappeler, mis en évidence l’importance de la question de l’individu et de la personne humaine. Elle a même été, pour une large part, l’expression collective d’une multitude d’individualités qui se rejoignaient dans un destin et face à un adversaire commun. Il s’agit simplement maintenant, lors de la rédaction de la constitution, de reconnaître et de traduire cette dimension et faire en sorte que cet individu acquiert le statut de citoyen dans la nouvelle république tunisienne. L’inscription du respect absolu des libertés individuelles dans les textes et dans des institutions démocratiques est à mes yeux la principale œuvre de l’assemblée nationale constituante.
Révolution sociale ! L’autre dimension, en apparence différente, mais sur laquelle, néanmoins, repose la pérennisation de tout le processus de construction de la démocratie en cours c’est la dimension sociale de la révolution. La dignité passe, en effet, par le droit au travail, au logement, à l’éducation, à la santé, par une égalité et une équité entre les régions, une solidarité entre les catégories sociales, entre les générations … Et, sur ce plan, la Tunisie, malgré certains acquis, reste un véritable chantier qui attend d’être pris à bras le corps.
Au fond le peuple tunisien, les jeunes, les femmes, les travailleurs… qui ont «dégagé» le pouvoir en place n’ont fait, quand on y réfléchit un peu, que demander à ce que l’Etat tunisien revienne à sa vocation initiale, à savoir un Etat à la fois garant de la paix civile (en raison du monopole de la violence qu’il est seul à détenir dès lors, cependant, qu’il en acquiert la légitimité1) mais également de la justice sociale (par le biais de la politique sociale). Ils exprimaient par-là leur refus de l’Opa sur l’Etat et de sa quasi-privatisation organisée par (et pour) les Ben-Ali, Trabelsi et consorts.
A vrai dire, nous touchons là une question des plus importantes et des plus sensibles qui soit puisqu’il s’agit, rien de moins, que de la nature, de la place et du rôle et de l’Etat de droit dans la Tunisie d’aujourd’hui. Un Etat, que l’on voudrait impartial, du moins suffisamment autonome et neutre, et surtout à égale distance des intérêts particuliers et catégoriels. Cet Etat se doit d’assurer et de garantir un certain nombre de services aux citoyens et à tous les habitants du pays (en matière de sécurité, d’administration et d’activités d’intérêt général…). En un mot un Etat, civil et séculier, qui a le souci de l’intérêt général et commun. Bien sûr, me direz-vous, tout cela en théorie car, pour le reste et dans la pratique, on sait que les choses sont plus «compliquées» et que les dérives sont toujours à craindre. Sans doute! Cependant l’essentiel réside, à mes yeux, dans le fait que le système – sous la pression de la société civile – arrive à se doter, pour prévenir ces dérives, d’instruments, de juridictions et d’institutions qui jouent le rôle de garde-fous et de gardiens de l’Etat de droit. Et à se démocratiser également. Mieux, l’Etat devenant lui-même justiciable, en tant que personne morale, donc pouvant être soumis à des poursuites.
L’Etat et le service public
Mais nous n’en sommes évidemment pas encore là en Tunisie, le débat étant en cours. Contentons-nous donc d’observer l’histoire de l’Etat que nous avons pour l’instant en Tunisie dans sa relation à la notion de service public. Et, en la matière, la Tunisie a une histoire particulière que pourraient lui envier de nombreux pays.
La Tunisie, rappelons-le, a déjà connu, au temps de Carthage, une certaine expérience de l’Etat et de l’organisation structurée et hiérarchisée de la vie de la cité. Elle a également été, longtemps après certes, l’un des tous premiers pays à s’émanciper, progressivement, de la tutelle ottomane (qui a duré de 1574 à 1881) et que ce processus s’est notamment traduit, au cours des 18e et 19e siècles par une volonté de modernisation des principales fonctions et prérogatives de l’Etat (l’armée, l’administration, l’état civil, les finances, la réorganisation des municipalités et l’introduction de certains services publics (El-khadma el-oummoumya, la poste …)2 entraînant ainsi une lente mais inéluctable sécularisation de l’Etat civil. La colonisation à partir 1881 a évidemment entrepris, à sa manière et à son profit3, la réorganisation de l’Etat et de l’administration du pays et par voie de conséquence ne pouvait qu’accentuer le phénomène de sécularisation.
L’Etat tunisien né en 1956 et l’administration qui fut alors mise en place sont donc le produit, à la fois, des réformes commencées au cours des siècles précédents, de la réorganisation opérée et léguée par la colonisation ainsi que de la volonté de modernisation (et la tunisification) après l’indépendance, celle-ci prolongeant, objectivement, le processus de sécularisation. Bourguiba et le Néo-Destour, s’inspirant de l’esprit du mouvement réformiste (notamment destourien), avaient permis l’introduction et la généralisation, dès l’indépendance, d’importantes réformes en matière de scolarisation, de santé, de sécurité sociale, du statut personnel…
Par ailleurs, est-il besoin de rappeler qu’il existait également un autre courant réformateur lequel était porteur d’une vision plus progressiste. Ainsi dès les années 30 jusqu’à l’indépendance le mouvement ouvrier et surtout syndical (Mohamed Ali El-Hammi et Tahar Haddad avec la première Cgtt en 1925, Belgacem Gnaoui et Ali El Karoui avec la seconde Cgtt en 1937, Farhat hached avec la création de l’Ugtt en 1946) a joué un rôle déterminant au sein du mouvement national. Et c’est ce rôle et cette place occupés par le mouvement syndical qui ont permis, une fois l’indépendance acquise, d’intégrer la question sociale comme donnée importante de – bien que subordonnée à – la construction de l’état national.
En résumé, on peut dire que depuis bientôt deux siècles des réformes essentielles ont été introduites au niveau de l’administration. De même, et c’est essentiel, il y a eu la mise en place progressive d’un service public qui a touché les grands domaines et permis d’offrir des prestations en matière d’éducation, de santé, de transports, de cultures, de distribution du courrier, d’énergie, ainsi que tout un dispositif de protection sociale qui a été institué.
Et cela ne pouvait pas ne pas avoir de retombées dans la société tunisienne elle-même au point que l’on peut légitimement se demander si cette modernisation dans l’appareil d’Etat et donc de l’administration ne constitue pas finalement un des éléments singuliers mais essentiel de la personnalité et de l’identité de la république tunisienne, celui justement de la solidarité sociale comme facteur de cohésion nationale. Chaque Tunisien(ne) étant considéré et se considère – par le fait, entre autre, de ce service public régulateur et générateur de lien – comme l’égal de l’autre. Tout au moins en droit, certes, mais c’est important.
A suivre…
* Militant associatif – Saint-Denis, France.
Notes :
1- L’histoire de la Tunisie est là avec ses révoltes et ses jacqueries, depuis Ali Ben Ghedhahem en 1864, pour nous rappeler que lorsque le pouvoir central abuse de ce pouvoir il en perd toute légitimité.
2- Mais on sait pertinemment que c’est à partir de la dynastie Husseinite en 1705 que les beys de Tunis acquièrent une autonomie de fait par rapport aux Ottomans. Cependant il faudra attendre la première moitié du 19e siècle pour voir la mise en œuvre des grandes réformes sous Ahmed Bey et notamment Kheireddine (adoption d’un drapeau en 1831, abolition de l’esclave en 1846, 1er constitution en 1861, une monnaie, une armée…). De même, 1847-48, création de la première distribution des Postes à Tunis et inauguration du premier réseau télégraphique aérien. Il y avait quelques hôpitaux depuis le 16e siècle, mais c’est dans les années 1930 que fut mise en place la direction de l’assistance et de la santé publique. A la fin du 19e siècle sera instituée une direction des finances. C’est également en 1898, sous le protectorat français, que sera instituée la sécurité sociale tunisienne laquelle sera étendue avec l’indépendance.
3- Bien sûr le protectorat – et sans doute était-ce même dans ses intérêts que les choses en soient ainsi – avait fini par accepter une cohabitation avec le système d’organisation sociale ancienne dès lors qu’il s’agissait des populations autochtones. Les réformes introduites à partir de 1881 touchaient essentiellement et avant tout les fonctions et les populations en lien avec le protectorat.
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