Mohsen Dridi* écrit – Les Tunisiens demandent à ce que l’Etat tunisien revienne donc à sa vocation initiale. La défense et la généralisation du service public et de la protection sociale en constitue la pierre angulaire.
Chaque Tunisien(ne) étant considéré et se considère – par le fait, entre autre, d’un service public régulateur et générateur de lien – comme l’égal de l’autre. Tout au moins en droit, certes, mais c’est important.
Un service public égal pour tous(tes)
Important pour la simple raison – mais ô combien essentielle – que cela institutionnalise l’égalité de toutes et de tous (ou presque) devant la loi et l’administration et du même coup permet à chaque Tunisien(ne) de pouvoir se libérer de toutes autres tutelles qui pouvaient entraver ou limiter son autonomie et sa citoyenneté !
L’Etat national né de l’indépendance avait en effet commencé à libérer, partiellement il est vrai, le (la) Tunisien(ne) de toutes les autres tutelles ou appartenances (notamment l’Aârouchïa ou encore du système de corporations dans les corps de métiers). Toutefois, et sans doute en raison d’une part de cette conception prédominante dans l’esprit des néo-destouriens que la nation et la construction de l’Etat national doit prévaloir sur la société civile et les droits et libertés individuelles, et, d’autre part, de la confusion trop souvent entretenue entre service public et pouvoir politique il en a résulté malheureusement une double appartenance voire allégeance de fait : à l’Etat cela va de soi, mais également au parti qui détient le pouvoir. Au point que, par la force des choses, le mélange des genres ne tarda pas à s’imposer dans l’esprit des Tunisien(nes).
Cette conception devint même, après 1987 avec le régime ben Ali, un véritable système et nous avons alors assisté à une imbrication totale, un triptyque entre Etat-parti-clan familial. En fait le régime de Ben Ali accentua le phénomène déjà mis en place par Bourguiba pour n’en garder surtout que les aspects les plus néfastes. On assista alors à une véritable opération de privatisation de l’Etat et des services publics et donc, en conséquence, à un développement sans précédent de la corruption, du racket, du clientélisme, du népotisme… Une gangrène. Non seulement au niveau de l’Etat et de l’administration mais également à celui des organisations nationales instrumentalisées par celui-ci et même, jusqu’à un certain point, du citoyen lui-même.
Et l’on comprend aisément le sens et la portée des aspirations de la révolution à la liberté, la dignité et au travail. Trois mots d’ordre qui symbolisent à eux seuls tout ce à quoi le régime de Ben Ali avait porté atteinte et foulé au pied. Le peuple demande simplement à ce que l’Etat tunisien revienne donc à sa vocation initiale. Et la défense du service public et de la protection sociale et sa généralisation en constituent même la pierre angulaire de cette vocation. Et l’enjeu est de taille après la révolution. Et ce au moins pour deux raisons.
La révolution remet enfin les pendules à l’heure
En premier lieu il s’agit d’opérer une réorganisation en profondeur dans la conception même du service public, comme d’ailleurs plus généralement de l’Etat, dans le pays. Cette conception étant trop marquée par l’idée, qui prévaut depuis l’indépendance (voire même longtemps avant puisque cela remonte aux origines du réformisme au 19e siècle et par la suite au sein même des courants destouriens du début du 20e) à savoir que la priorité des priorités était la construction et la consolidation de l’Etat national. Que les autres dimensions notamment la nature des transformations économiques (quel mode de production, quelle redistribution des richesses…), sociales (la protection sociale…) ou démocratiques (surtout la liberté d’expression, l’autonomie de la société civile…) étaient subordonnées à cette priorité. Et qu’en tout état de cause la réalisation du progrès social suppose la mise en place d’une administration (donc d’un service public) au service d’un exécutif fort. Rappelons-nous ce slogan de Bourguiba que le «grande bataille» était, après l’indépendance, celle pour le développement du pays. Le reste viendra après. Mais cela fait plus de cinq décennies que l’on attend un geste de l’Etat. En vain !
La révolution est venue tout bouleverser, elle permet de mettre enfin les pendules à l’heure ou du moins elle a permis de lever les obstacles qui empêchaient de remettre les pendules à l’heure. Mais même dans les pires moments, lorsque par exemple le pays était soumis aux snipers, aux incendiaires et aux voleurs de biens (et de rêves), il faut dire qu’une partie des services publics ont, malgré tout, continué à fonctionner et ont permis d’assurer un minimum de services indispensables aux citoyen-nes.
C’est cette fonction et cette idée de continuité de l’Etat et des services qui doit aussi retenir notre attention. Et ce n’est pas du tout un simple fait du hasard que certains se sont évertués à vouloir briser – par la mise à sac et/ou la destruction de nombreux services – cette fameuse continuité de l’état.
Quoi que l’on dise et bien qu’il faille envisager une réorganisation en profondeur de ces institutions, administrations et services publics et en particulier pour assurer plus d’égalité et d’équité4 dans les services sociaux, ceux-ci demeurent un acquis à protéger. Et à démocratiser. Et, du point de vue des salariés çà n’est que justice puisque, faut-il le rappeler, c’est eux qui y contribuent le plus par leurs cotisations!5 Mais le problème le plus inquiétant et grave c’est la persistance du processus de marginalisation et de paupérisation («ettahmich») enclenché sous le régime de Ben-Ali qui touche et gangrène de nombreuses catégories de la population, notamment parmi la jeunesse, et même des régions entières.
L’Etat et la redistributions des ressources
En second lieu, le risque est grand de la mise en place de nouvelles formes de tutelles fondées sur d’autres critères que ceux de la citoyenneté et du droit. En un mot et sous prétexte que l’Etat n’est pas ou plus en mesure de remplir ses fonctions de redistributions des ressources ou même d’assurer celles qui lui sont normalement dévolues en matière de sécurité, de scolarisation, de solidarité, de santé, d’hygiène… se multiplient alors des «tutelles» plus ou moins privées, voire associationnistes (culturelles ou cultuelles) sous label évidemment caritatif et d’assistance et qui cacheraient en fait une opération de dépossession rampante qui viendrait, petit à petit, supplanter le rôle de l’Etat en matière de protection sociale et de services publics. Les gens, les citoyen(nes) seraient ainsi placés sous de nouvelles dépendances pour tout ce qui concerne le quotidien, devenant, à terme, les «obligés» de leurs bienfaiteurs, avec tous les risques que cela comporte. Les gens seraient ainsi dépossédés de leur citoyenneté et de leurs DROITS. De citoyen(nes), ils deviendraient alors des assistés qui n’ont plus besoin de se mobiliser collectivement, quand c’est nécessaire, pour exiger l’application du principe d’égalité devant la loi.
Après les dégâts du tristement célèbre fonds «26-26», les Tunisien(nes) ne doivent pas se laisser tenter par les sirènes d’un autre assistanat. C’est le principe même de l’égalité et de l’Etat de droit qui serait alors remis en cause.
L’histoire des associations islamiques dans le monde arabe et en particulier en Egypte est édifiante en la matière. En Egypte, par exemple, afin de combler les défaillances de l’Etat, ce sont les associations islamiques qui ont pris le relais dans les quartiers et les faubourgs des grandes villes et on a vu fleurir mille et une institutions s’occupant soit d’actions caritatives ou d’éducation, de santé, etc.6
Mais attention, le reproche ici n’est pas à faire aux seules associations islamiques qui n’ont, au fond, fait qu’occuper l’espace laissé vacant par les services sociaux de l’Etat. On sait que la nature a horreur du vide. La critique vise avant tout et justement la démission de l’Etat dans son rôle de protection sociale. Et c’est ce que nous devons éviter en Tunisie.
A suivre…
* Militant associatif – Saint-Denis, France.
Notes :
4- Inégalité d’accès aux services sociaux, taux élevés d’analphabétisme dans les régions de l’intérieur, faible taux de scolarisation, inégalité concernant l’accès à l’eau potable et aux services de santé. Ainsi les disparités sont énormes: alors que le taux de pauvreté est de 1,4% dans le grand Tunis il est près de 10 fois plus élevé dans la région du centre-ouest. De même le taux d’analphabétisme qui est de 12,5% dans le grand Tunis, il atteint presque les 32% dans le centre-ouest et le nord-ouest du pays. Concernant la santé et alors que le nombre de lits par hab. est 3,8 (Grand Tunis) et 2,5 pour Sousse, il chute à 1,4 à Kasserine et à 0,9 pour Sidi-Bouzid. Quant au taux du chômage, qui est de 14, 2% au niveau national, il atteint 29% à Kasserine ( Cf. BAD: Programme d’appui à l’inclusion sociale et à la transition. 2011).
5- Il y a lieu ici de rappeler que ce sont tout de même les cotisations sociales des salariés puisque retenues à la source qui constituent la part la plus importante des impôts directs en Tunisie. En fait, le montant de ces cotisations encaissées par l’État est ainsi passé de 37% pour la période allant de 1962-1966 à plus de 45% en 2000-2002. Alors que la part des employeurs n’a fait que diminuer. ( Cf. La réforme fiscale, Habib Touhami - Leaders. Avril 2011). De même la part de l’impôt sur le revenu prélevé sur les salaires est passée de 34,1% en 1986 à 40,2% en 2005 (avec un pic de 47,5% en 2002) alors que pour la même période l’impôt sur les sociétés est passé de 23,2% en 1986 à 31,3% en 2005. (cf. La fiscalité en Tunisie; Ugtt. 2006)
6- Bien que l’associationnisme islamique en Egypte y soit très ancien ce phénomène a néanmoins pris de l’ampleur à partir des années 70 encouragé par Anouar Sadate mais c’est également une conséquence directe des politiques dite «d’ajustement structurel»(comprendre de réduction des dépenses publiques) imposée à l’Egypte dans les années 80 (comme à d’autres pays) par la Banque mondiale et les institutions financières internationales.
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