Mohsen Dridi* écrit – On ne peut pas construire un avenir pour toute une société, un pays et les générations futures en restant sur un positionnement de repli, arc-bouté sur un réflexe conservateur.
Certes, il y a eu les élections du 23 octobre qui ont donné une (relative) victoire des islamistes et leurs alliés. Les Tunisien(nes) ont voté pour les conservateurs mais si leur vote exprime un besoin d’affirmation (de repli) identitaire, il ne signifie pas pour autant une adhésion au projet de société des islamistes.
Les gens – soit par crainte d’un avenir trop incertain, soit parce qu’on leur a promis monts et merveilles non seulement dans l’au-delà mais surtout ici bas – semblent s’être accrochés à ce minimum vital que constitue l’identité arabo-islamique de la Tunisie. Mais peut-on construire un avenir pour toute une société, un pays et les générations futures en restant sur un positionnement de repli, arc-bouté sur ce minimum et sur un réflexe conservateur ?
Gauche progressiste, question sociale et service public
D’autant que rien ne dit que ces mêmes Tunisien(nes), notamment les jeunes, les femmes, les salariés et employés, y compris ceux qui ont voté pour Ennahdha,… ne soient pas partants pour adhérer à un projet de société qui leur redonne de l’espoir et une projection dans l’avenir, qui les fasse rêver aussi.
Regrouper les forces politiques de gauche est un pas indispensable. Mais il faut faire plus et construire un projet de société alternatif autant au conservatisme social et culturel qu’au libéralisme économique dont, par ailleurs, s’accommodent parfaitement les mouvements islamistes.
La gauche ne peut pas continuer à se présenter sous l’unique identité du «modernisme». Le modernisme ou plutôt l’entrée dans la modernité ne se décrète pas. C’est, entre autre, en participant aux débats et réflexions sur les grands dossiers qui traversent ce monde (ou comment nous situer au sujet de la globalisation, de l’alter mondialisation, de la défense de l’environnement, de la nouvelle division internationale du travail et le nouveau rapport de force en train de se dessiner à l’échelle mondiale, de la maîtrise des nouvelles technologies et plus généralement la question des savoirs, la question de la dette, la question de la paix et du règlement politique des conflits…) pour y apporter nos contributions et notre vision en tant que Tunisien-nes et ainsi amener ce monde à s’impliquer, à son tour, dans nos thématiques spécifiques (7). N’est-ce pas cela être dans la modernité ? Qui plus est, qu’on le veuille ou non, la Tunisie n’a-t-elle pas été le pays qui, avec sa révolution, a initié cette dynamique extraordinaire donnant naissance non seulement aux révolutions arabes mais également donné le coup d’envoi au mouvement des «indignés» devenu mouvement mondial ? N’est ce pas là l’occasion pour la gauche progressiste d’affirmer son attachement à cette dimension de solidarité internationale ?
Mais la gauche doit aussi et surtout puiser dans l’histoire intellectuelle, politique, artistique et sociale de notre pays tout ce qui porte témoignage de cette idée et cette culture progressiste (revisiter Ibn-Khaldoun, Ibn Abi Dhiaf, Ali Douagi, Aboulkacem Chebbi, Tahar Haddad, Mohamed Ali Hammi, l’histoire du mouvement ouvrier et syndical…).
La gauche doit également et impérativement intégrer la question sociale au cœur de son projet de société. Et ce projet doit à mon sens s’appuyer sur trois dimensions :
1/ un ensemble de valeurs et de principes fondés sur la liberté, l’égalité, la justice, la générosité, l’humanisme, le refus des discriminations et l’ouverture sur le monde ;
2/ Un programme économique, social et éducationnel de progrès, lisible, qui réponde à la fois aux urgences mais avec une vision alternative (au libéralisme) pour le long terme et un calendrier pour leur réalisation ;
3/ Renouer avec les forces sociales organisées dans les entreprises et les quartiers populaires, avec les jeunes, les femmes. N’est-ce pas par-là également que s’exprime l’identité de la gauche progressiste ? Et ce n’est certainement pas un hasard que les mouvements sociaux qu’a connus le pays (bassin minier en 2008, les grèves ouvrières …), tant dans leurs revendications que dans leurs formes de luttes, demeurent étrangers aux islamistes (8) et à leurs conceptions et que les organisations sociales de lutte et de mobilisation (9)(telles que l’Ugtt, l’Uget et le mouvement syndical en général…) ont toujours été la cible de ces derniers et particulièrement dans le contexte actuel.
Les conflits social et de classe ne sont pas dans le répertoire des mouvements islamistes. La balle est vraiment dans le camp de la gauche, des mouvements politiques, des intellectuels, des responsables syndicaux et des mouvements de la société civile, des artistes et hommes et femmes de cultures.
Quoi qu’il en soit et quand bien même l’objectif principal de la phase de transition actuelle reste la rédaction d’une nouvelle constitution, nul ne peut et ne doit ignorer l’attente pressante des Tunisien(nes) en matière économique et sociale (l’emploi notamment). Les Tunisien(nes) ont besoin qu’on leur fixe au moins des perspectives et une certaine lisibilité en la matière.
L’idée de service public, certes reformulée et revisitée, doit être soutenue et défendue par les catégories sociales et les mouvements sociaux et politiques qui leurs sont proches. L’histoire du service public en Tunisie péchait par ce défaut originel d’avoir été surtout le fait du volontarisme d’une élite qui l’avait initié par le haut et par un exécutif soucieux avant tout de sa puissance et de son pouvoir. Il (le service public) doit, aujourd’hui, se redéfinir en s’appuyant sur l’adhésion des catégories sociales qui y ont intérêt, et de leurs organisations sociales notamment les syndicats et tout particulièrement l’Ugtt, et doit être défendu par elles au bénéfice de tous. Défendu contre les tentations de démission de l’Etat lui-même si nécessaire. Cela doit faire partie du contrat social tunisien qui doit être au cœur du projet de la gauche et de la grande majorité des mouvements politiques, sociaux et culturels du pays.
* Militant associatif – Saint-Denis, France.
Notes :
7- Heureusement, des pas importants ont été faits dans ce sens ces dernières années notamment avec la participation active des Tunisiens et des Maghrébins dans les rencontres des forums sociaux organisées par les alter-mondialistes. Il y a même eu des tentatives pour organiser des forums sociaux tunisiens en Tunisie même ces dernières années.
8- Il s’agit évidemment des islamistes en tant que mouvements politiques bien entendu car le mouvement ouvrier et syndical, comme d’ailleurs plus généralement le mouvement national, a compté de nombreuses personnalités et des ulémas issus de la pensée islamique et notamment de la Zitouna (Tahar Haddad…)
9- Dans les pays arabes du Golfe et de la Péninsule, le droit syndical est soumis à un contrôle strict (en matière de droit de grève notamment ou encore concernant les travailleurs migrants), quant il n’est pas purement et simplement interdit comme en Arabie Saoudite ou aux Emirats arabes unis. Si au Yémen c’est au début des années 1950 que naissent les premiers syndicats, au Koweit il existe un syndicat depuis 1962, à Bahreïn ce n’est qu’en 2002 qu’il fut reconnu, au Qatar depuis 2004, de même en 2006 dans le sultanat d’Oman. Cependant il faut savoir que rares sont ceux, à l’exception du Koweït, qui ont ratifié les Conventions de l’Oorganisation mondiale du travail (Oit) sur les libertés syndicales. Par ailleurs, dans tous ces pays, c’est le système de syndicat unique qui prévaut.
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