Le passé bourguibiste est mort. Ce passé s’est arrêté il y a plus de 70 ans. Ennahdha, lui, ne reconnaît que le passé très lointain. Mais si ce parti ne reconnaît pas le passé bourguibiste, le peuple le reconnaît, et s’y reconnaît.

Par Zouheir Jamoussi*


La «Renaissance» que veut incarner Ennahdha fait penser, toutes proportions gardées, à une autre «Renaissance», celle que l’Europe a connue aux XVe et XVIe siècles. Celle-ci concernait non seulement les arts et les lettres, mais également la religion.

Le salafisme extrémiste comme épouvantail

Une telle association peut paraître incongrue, mais sur un point la comparaison nous semble pertinente. En effet, alors  que la Renaissance européenne rompait avec l’obscurantisme moyenâgeux, et lui tournait le dos, Ennahdha semble le mettre en avant, l’adopter comme compagnon de route, comme suppléant de  l’ombre. Aussi les salafistes extrémistes apparaissent-ils tour-à-tour comme l’épouvantail, la menace que le parti Ennahdha agite, comme porte-paroles, voire porte-drapeaux, ou, enfin, comme le repoussoir qui mettra en valeur sa propre «modération», son penchant affiché pour le juste milieu, pour le centrisme politico-religieux.

Laisser agir les salafistes extrémistes, présente, à certains égards, plus d’un avantage: notamment, celui de faire peur: il s’agit alors du fanatisme épouvantail, en quelque sorte. Voilà ce qui vous attend, si… Mais qu’Ennahdha prenne garde que les extrémistes n’échappent un jour à son contrôle.

Une coexistence en bonne intelligence

Il semble, pour l’instant, qu’Ennahdha et les islamistes extrémistes aient opté pour la coexistence en bonne intelligence, voire pour une sinistre distribution de rôles. Il s’agit de faire en sorte que la vie politique se déroule sur deux plans distincts. Il y a le plan de la démocratie et de la légalité où Ennahdha se sera officiellement engagé à mener son action gouvernementale, et il y a le plan du non droit dont le parti au pouvoir tolère, voire justifie l’existence, et où le fanatisme peut s’exercer et sévir, par procuration ou sans, mais généralement dans l’impunité.

A cet égard, deux lieux hautement symboliques transformés en territoires de non droit viennent à l’esprit: la Faculté de Manouba depuis des mois, et tout récemment, le Théâtre municipal de Tunis. Dans les deux cas, on a laissé se produire la collision entre la liberté et le droit d’une part et l’extrémisme religieux d’autre part. Pourquoi en ces deux lieux précisément? Le premier symbolise la liberté et l’ouverture dans l’acquisition du savoir et la formation intellectuelle des jeunes générations, ainsi qu’une certaine conception de l’institution éducative que le parti Ennahdha est déterminé à combattre et à réformer en profondeur.

Le deuxième lieu symbolique est le Théâtre municipal de Tunis et son périmètre virtuel, où se tenait, le 25 mars dernier, une des manifestations artistiques les plus pacifiques et les plus constructives qui soient. Tout porte à croire que l’autorisation accordée simultanément et quasiment au même endroit aux salafistes et aux gens du théâtre pour organiser leurs manifestations respectives revenait en somme à livrer les artistes et les spectateurs, parmi lesquels se trouvaient de nombreux  enfants, à la furie des fanatiques religieux. La cible était clairement le monde des arts, des lettres et du spectacle.

Les salafistes extrémistes comme porte-paroles

Considérez maintenant, à titre d’exemple, la fonction de porte-paroles ou de suppléants assumée par les salafistes. Vous avez, comme moi, pu entendre, lors de la manifestation salafiste du 25 mars, un certain Habib Bousarsar par trois fois appeler au meurtre de M. Caïd Essebsi: «Almaoutou lissibsi»,  pendant que lui faisaient écho les «Allahou Akbar» d’un auditoire enflammé par cette hystérie meurtrière.

Non, rassurez-vous, nous a-t-on précisé par la suite, «à mort» ne signifie rien de plus que la «mort politique». Ouf!, Dieu merci, un instant on avait cru…, on avait craint pour la vie de ce brave vétéran de la politique. Pourtant, répéter «Allahou Akbar» lors d’un simple appel à une «mise à mort politique», paraît curieusement inapproprié. Personnellement, le doute m’habite toujours : «Wallahou A3lam».

Sommes-nous devenus paranoïaques, nous-mêmes? Notre compréhension des déclarations brutales de certains porte-paroles est-elle par trop littérale? M. Dilou n’avait-il pas tenté de réfuter notre condamnation des méthodes barbares d’amputation prescrites par M. Chourou en leur prêtant une valeur purement métaphorique?

Ah, si l’arme blanche n’était qu’une simple métaphore dans ce pays!

Les extrémistes apparaissent aussi comme les porte-drapeaux d’Ennahdha dans ces zones de non droit. Drapeau, ai-je dit? Parlons-en justement. A la faculté de Manouba on a profané cet emblème national et hissé le drapeau noir des salafistes. Cette vaillante Khaoula Rachidi, qui a tenté de s’interposer a été immédiatement saluée et acclamée, pour son courage et son élan patriotique, comme elle le mérite, mais l’auteur de la profanation a continué de courir jusqu’à ce  5 avril dernier. L’apogée fut le drapeau noir hissé sur le monument de l’horloge, Place du 14 janvier. Métaphore édifiante que cette escalade: personnellement, j’y ai vu le salafisme remontant le temps et affichant son anachronisme.

Dans cette guerre des drapeaux, Ennahdha a peut-être déjà envisagé un compromis: conserver le drapeau rouge et blanc en l’agrémentant de l’inscription «Allahou Akbar», comme l’a suggéré un élu de l’Assemblée nationale constituante (Anc), possible porte-parole des islamistes. Voilà qui confirmerait le nouveau penchant pour le juste milieu, pour le compromis, en un mot, pour le centrisme. Car il faut savoir aujourd’hui que le parti Ennahdha s’est jeté tête baissée dans la mêlée des prétendants au centrisme.

Centrisme ou nombrilisme d’Ennahdha

En effet, à peine le rassemblement de Monastir, réunissant des destouriens et des représentants de dizaines de partis qui se réclament du centrisme démocratique se fut-il tenu, que les foudres d’Ennahdha se sont abattues sur les initiateurs de ce projet. Comment osent-ils? Fonder un parti d’opposition, c’est fomenter un complot contre le parti au pouvoir. Pourquoi croyez-vous qu’on veuille la mort… politique d’Essebsi ?

Et puis de quel centrisme parle-t-on? Le centrisme, c’est Ennahdha. N’a-t-on pas entendu un Nahdhaoui distingué invoquer le Saint Coran à l’appui de sa thèse sur la vocation centriste de son parti. «Nous avons fait de vous une Communauté éloignée des extrêmes» (« Waja3alnêkoum oummatan wasatan », Sourate II, verset 143).

Ici entre en jeu l’aspect repoussoir de l’extrémisme salafiste. Entre l’obscurantisme et la laïcité, entre le jihadisme appelant à la restauration du califat d’une part et le front pour un état à vocation essentiellement civile d’autre part, se dresse Ennahdha.

Comment ose-t-on parler de «renaissance du Bourguibisme» même dépoussiéré, revu et corrigé?, proteste le parti majoritaire au pouvoir: il n’y a de renaissance que «la Renaissance».

Le Bourguibisme est mort, ce passé-là est mort, plus de sept décennies parties en fumée. Et Bourguiba n’est pas le phénix qui renaîtra de ses cendres. Le passé s’est arrêté il y a plus de soixante dix ans. Ennahdha regarde au-delà, ne reconnaît que le passé lointain, très lointain. Mais si ce parti ne reconnaît pas ce passé, le peuple non seulement le reconnaît, mais s’y reconnaît. Ses racines ont puisé et puisent toujours dans ce riche terroir. Et d’ailleurs aucun gouvernement ne peut prétendre couper un peuple de son passé, l’effacer de sa mémoire. C’est ne rien connaître au fonctionnement de l’histoire que de le tenter. C’est illusoire et somme toute naïf.

Ennahdha prétend être le présent et l’avenir, à la fois la solution aux problèmes actuels et la solution de rechange. Mais l’alternance, alors?… Voilà une bien «singulière» conception du pluralisme !

* Universitaire à la retraite.

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