Combien de temps faudra-t-il pour que les Tunisiens prennent la mesure des dégâts causés par l’actuel gouvernement dont le seul souci est de perdurer au prix d’une dégradation progressive de l’Etat et de la société?
Par Ali Guidara*
Avec tristesse et amertume, nous sommes dans l’obligation de constater que le pays sombre dans une situation plus que préoccupante, et ce, à bien des chapitres : économie, libertés de la presse, liberté des arts, libertés individuelles, etc.
Chaque jour, l’actualité tunisienne vient nous en convaincre un peu plus. Usant d’une fausse légitimité, le pouvoir en place conduit le pays à une véritable déliquescence de la Tunisie moderne, grugée par le cynisme des uns, l’incompétence des autres et l’indifférence d’une large frange de la population par rapport à ce qui se dessine pourtant de plus en plus clairement.
Défigurer le pays, pas à pas…
Depuis son installation au pouvoir, la «troïka» (la coalition tripartite au pouvoir dominée par le parti islamiste Ennahdha) a démontré son incapacité à gérer un pays en crise. Pour faire diversion, ou par idéologie, il y a eu – et il y a encore – instrumentalisation de l’identité et de la religion, deux facteurs fortement manipulés par le pouvoir et qui ont fait de la citoyenneté une notion caduque: plus personne n’en parle désormais.
La cohésion et la solidarité sociales, déjà bien effritées sous le régime déchu et brièvement déterrées après la révolution de la dignité, sont désormais des préceptes étrangers à la vie de tous les jours, sans que le pouvoir s’en inquiète. Bien au contraire, il semble attiser les divisions.
Même notre Assemblée nationale constituante (Anc), largement dominée par Ennahdha et soumise à son hégémonie, après les tergiversations et l’improvisation qui ont dès le début caractérisé ses activités, vient de nous livrer le fruit de tant de mois de réflexion intense: un préambule de constitution qui prêterait à rire si ce n’était si inquiétant. Un préambule de constitution en forme de pamphlet idéologique d’un autre âge et renfermant principalement une quasi «liste d’épicerie» afin de satisfaire les calculs idéologiques des uns et les rêves utopiques des autres. Savent-ils seulement, ces élus du peuple, ce qu’est une constitution, qui doit fixer un cadre de droits, de libertés et d’institutions et servir un peuple dans la durée, et non pas se faire l’écho juridique d’une vision idéologique de surenchère dans l’asservissement des individus?
La Tunisie aux quatre vents?
Nos dirigeants – et même notre Assemblée constituante – ne semblent pas se poser cette question. Faisant fi des engagements internationaux du pays et ignorant carrément les conventions internationales ratifiées par la Tunisie, ils se permettent toutes sortes de tractations de nature politique, voire financière selon certains. Et, au vu et au su du monde entier, ils nous offrent un show médiatique sans précédent, qui met en scène les frictions entre les différents représentants de nos institutions républicaines, le tout dans une absence totale de communication, de transparence et d’éthique. Pour se faire élire, certains se sont pourtant proclamés les porte-étendards de l’éthique et de la morale, mais une fois élus, ils déclarent qu’en politique, il n’y a pas de morale. Message rassurant…
De plus, pendant que le pays est englouti dans ses difficultés et ses graves problèmes de chômage, d’insécurité et d’instabilité politique et économique, la «troïka» prend une décision si lourde de conséquence qu’elle pourrait dissoudre, sans débat aucun ni encore moins de référendum, la Tunisie actuelle: elle ouvre les frontières aux autres ressortissants du Maghreb et leur accorde le droit de vote aux municipales. Étant donné le bruit que cela a créé et le flou cultivé autour de cette question, personne ne sait encore si cette décision est maintenue ou remise à une date ultérieure lorsque le besoin de divertir le peuple se fera ressentir à nouveau.
Agissant comme si le pays était devenu sa propriété, la «troïka» fait fi des institutions et des règles qui régissent la prise de décision gouvernementale et ignore par le fait même tout processus de consultation de la population pourtant requis lorsqu’il s’agit de choix stratégiques qui engagent l’avenir du pays. Il est vrai que ceux qui défendaient jadis la démocratie participative se sont depuis effacés devant le parti majoritaire.
Bâtir un espace maghrébin est plus que souhaitable, mais cela ne peut se faire en improvisant, unilatéralement, des «solutions» à la hâte dont les conséquences pourraient s’avérer désastreuses.
S’agit-il donc d’une nouvelle ficelle pour détourner l’attention du peuple pendant que des choses plus graves se passent, telle que la tentative d’imposition en catimini du régime parlementaire dans la future constitution au mépris des partenaires d’Ennahdha? Ou alors un simple recours à l’instrumentalisation du sentiment maghrébin comme moyen de dresser encore plus les Tunisiens les uns contre les autres, occupant les débats et faisant oublier les questions vraiment cruciales.
Peut-on encore croire que nos dirigeants et nos élus travaillent pour l’intérêt à long terme du pays et pour répondre aux préoccupations pressentes d’une population meurtrie et déboussolée?
Ali Guidara
Bonnet blanc, blanc bonnet
Croyant s’être débarrassée d’une caste médiocre, arrogante et mafieuse, la population s’est maintenant offerte à une nouvelle sorte de destructeurs, mais cette fois-ci de l’Etat, de ses fondements et de ses traditions modernistes et diplomatiques, et même de la spécificité du peuple tunisien et de son mode de vie.
Même le président de la république, jadis fervent défenseur des institutions républicaines et des acquis de la Tunisie, fait de la surenchère verbale, parlant de réalisations – sans les nommer bien sûr –, et semblant devenir complice de ce qui a l’allure d’un complot contre la Tunisie et ses valeurs historiques d’ouverture et de tolérance. Lui qui se déclarait pourtant le garant de la modernité en Tunisie.
Comme touche finale, ou peut-être comme réalisations assumées de la «troïka», les arts sont punis, les médias sont insidieusement censurés et infiltrés, les intellectuels et les universitaires condamnés, les festivals annulés ou orientés selon les désirs des princes, les biens publics abusés, la justice instrumentalisée.
Enfin, le pouvoir et sa police se mêlent désormais des libertés individuelles et de la vie privée des citoyens comme jamais, sous prétexte, bien sûr, de vertu et de morale publique.
Combien de temps faudra-t-il pour que la population prenne la mesure des dégâts?
Et maintenant, où va-t-on?
Pendant que certains peuples célèbrent leurs progrès technologique, politique, économique et social, la «troïka», incapable de s’attaquer aux vrais problèmes du pays, poursuit sa gestion catastrophique sans rendre compte à personne, fait usage de mensonges et de langue de bois, mais surtout, et c’est le plus grave, elle procède insidieusement à la codification du moindre comportement social et prépare ni plus ni moins que la momification de la société tunisienne.
S’il n’y a pas un sursaut citoyen, la Tunisie d’antan, chaleureuse, vivante, ouverte, tolérante, cèdera peu à peu le pas à un monde clos, triste et appauvri, probablement d’une façon irréversible.
Et le projet progressiste aura été enterré – à jamais? – grâce aux efforts soutenus de la «troïka».
* Conseiller scientifique, chercheur en analyse de politiques publiques.
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