«La liberté pour nous et pour les autres», in memoriam Mahmûd Muhammad Taha (1909-1985), le penseur réformiste soudanais condamné à mort pour apostasie et exécuté par les sbires de l’ex-président Jaafar al-Nimayri.

Par Néjib Baccouchi* (Traduit de l’arabe par Abdelatif Ben Salem)


 

En 2005 Saïd Bin Naçr al-Ghâmdî prédicateur musulman de nationalité saoudienne a obtenu de l’Université islamique de l’imam Muhammad Bin Saoud de Riyad, son doctorat avec mention honorable après avoir soutenu l’excommunication d’au moins deux cent penseurs, écrivains et personnalités politiques du monde arabe dont : Jâbir Asfour, Hassan Hanafî, Salâh Abdelsabbour, Nizâr Qabânî, Rajaa al-Naqqâsh, Ghâlî Shukrî, Taha Hussein, Hanna Mina, Youssef Idriss, Muhammad al-Fitourî, Abdelrahman al-Sharqâwî, Mahmûd Amîn al-Alim, Amine al-Rayhânî, Naçr Hâmid abû Zayd, Hishâm Sharâbî, Nâzik al-Malâ’ika, Badr Shâkir al-Sayyâb, Samîh al-Qâcim, Muhammad Arkoun, Adonis, Kâcim Amîn, Riadh Najîb al-Rîs, Mudhaffar Nawâb, Rifâa Tahtâwî, Khayreddîne al-Tûnîsî, Muhammad Sa?d Ashmâwî, Ghâda al-Summân, Najîb Mahfûd, Ahmad Bahâa al-Dîn, Tayeb Sâlih, Abdulrahmân Mounîf, Abdelwahâb al-Bayâtî, etc.

 


Mahmûd Muhammad Taha

L’imagination excommunicatrice

En 2006, un étudiant de la Faculté de théologie d’al-Manûfiyya rattachée à la Grande Université d’al-Azhar a soutenu une thèse de doctorat intitulée : «Le magazine ‘‘Roz al Youssof’’ et ses orientations du point de vue islamique». Le «chercheur» a conclu sa thèse en excommuniant la propriétaire du titre, Fatima al-Youssof, l’accusant d’indécence, de mœurs libertines, de non-observance du port du hijâb, et d’être une femme de théâtre qui ne lit pas le Coran et célèbre la fête «païenne» de la Saint-Sylvestre. Il a également accusé ‘‘Roz al-Youssof’’ de mimer les orientalistes athées et d’organiser un travail de sape des fondements de la religion musulmane.

Le caractère «pionnier» de l’école saoudienne d’excommunication plonge ses racines dans la doctrine de Muhammad Ibn Abd al-Wahhâb, auteur d’Al-Tawhîd al-ladhî huwa haqq ‘alâ-l-‘abîd (L’Unicité divine, droit de Dieu sur ses esclaves), qui prétendit que les musulmans sont plongés dans l’associationnisme (shirk) depuis 600 ans (en l’occurrence depuis la disparition d’Ibn Taïmiyya, ultime imâm de la réforme salafiste), il s’est auto-investi de la mission de vivifier, y compris à la pointe de l’épée, la religion musulmane. Abdûl Azîz bin Bâz a nié que l’homme ait pu atterrir sur la lune, il infirma les preuves scientifiques de la «rotation de la terre» et déclara apostat tous ceux qui affirment que le soleil est fixe, car cela contredit la lettre coranique et la sûnna qui décrètent que les astres solaire et lunaire sont en mouvement perpétuel. Bin Bâz a également excommunié l’ancien président tunisien Habib Bourguiba, il fut imité plus tard en cela par Râshid al-Ghannûshî, émir des islamistes tunisiens.

L’actuel mufti saoudien Abdûl Azîz Âl al-Shaykh, arrière petit-fils de Muhammad Ibn Abd al-Wahhâb, a pu, grâce à la puissance de son imagination excommunicatrice, remonter le temps, effectuant un voyage en plein Xème siècle (IIIème siècle de l’hégire) pour prononcer une sentence de takfir contre, précisément, l’Etat fatimide, accusant aussi bien ses gouverneurs que ses sujets d’avoir été les adeptes du mazdéisme (zandaqa), d’avoir suspendu l’application et l’usage des hudûd (châtiments corporels tels que l’ablation ou la mutilation de membres), d’avoir rendu licite la fornication, le commerce des spiritueux, d’avoir permis de verser le sang des musulmans, d’avoir outragé les prophètes, d’avoir maudit les pieux devanciers (salaf), et d’avoir cherché à usurper, comme l’a allégué le «Comité permanent des recherches scientifiques et des avis religieux légaux (iftâa)» en Arabie Saoudite, le pouvoir divin de Dieu (al-rubûbiyya).

Bin Baz et Turâbî ou les arroseurs arrosés

Considéré sous l’angle de la justice historique, cette «malédiction de l’excommunication» qui nous tombe sur la tête, allait se retourner d’une manière insoupçonnée contre ses propres promoteurs et les poursuivre de sa vindicte jusque dans leur mort. Ils seront à leur tour excommuniés par les chantres de l’excommunication tout droit sortis des «instituts d’anathème», que ces muftis ont créés de leurs propres mains : l’arroseur arrosé, le wahhabîte Bin Baz allait être excommunié par Oussama Bin Lâdin et Aymin al-Dhawâhirî tout juste après s’être prononcé par une fatwa, exigée pendant la guerre du Golfe par la dynastie de Al-Saoud, rendant licite «le recours à l’étranger non-musulman pour défendre un pays musulman» pendant la guerre contre le maître de Bagdad.

Le cas de Hassan Turâbî n’a pas échappé à cette règle, son sort ne fut pas différent de celui de son prédécesseur Bin Bâz, quand la Ligue légale des jurisconsultes et des prédicateurs du Soudan lança contre lui une fatwa pour hérésie, lui faisant injonction de faire amende honorable, de solliciter le pardon, de se rétracter, de faire acte de contrition publique d’une manière détaillée et précise et de revenir sur les propos tenus en présence de l’Assemblée de savants théologiens et des docteurs de la foi (…). Les autorités religieuses se réservèrent en outre le droit de lui accorder ou de lui refuser le pardon s’il le sollicitait. Dans la négative, il lui sera appliqué le châtiment corporel aux fins de protéger la communauté des croyants. Ses écrits et ses réunions publiques seront frappés d’interdit. Le shaykh Amîne al-Hâj, président de ladite Ligue est allé plus loin encore, il pressa le président Omar al-Bashîr de mettre sur pied un «Tribunal spécial» à l’instar de celui qui fut institué, avec la bénédiction de Turâbî, par Jâafar al-Nimayrî pour juger et condamner à mort le Shaykh Mahmûd Muhammad Taha.

L’excommunication de Turâbî fut prononcée sur la base des déclarations dans lesquelles il prétendit qu’il n’existe pas de sources pour l’islam autres que le Texte sacré ; que la lapidation de la femme ou de l’homme adultère (rajm al-zânî) est une loi hébraïque (sharî‘a yahûdiyya) ; que le témoignage de la femme érudite (‘âlima) vaut celui de quatre hommes illettrés (jâhilîn) réunis ; que l’union de la musulmane avec un non-musulman issu de l’une des deux religions du Livre est licite (jâ’iz). Il considéra également que seules les épouses du Prophète étaient concernées par le port du voile intégral (niqâb) ; qu’Adam et Eve ont été engendrés à partir d’un même esprit (nafs wâhida). Que le «Le Jujubier de la Limite» (Sidrat al-Muntahâ ,Coran LIII, 14) n’existe pas, etc.

Le Turâbî, fêté aujourd’hui et reçu avec honneur sur les tribunes les plus prestigieuses, à qui on accole volontiers des titres aussi pompeux que «al-Duktûr», «Le grand penseur», «Le shaykh savantissime» ou le «Le mujtahid / novateur», et qui fut décoré de toutes les distinctions et médailles (Ô combien précieuses aux yeux de nos frères du Mashrek !), n’a été, lui défenseur de ces idées libérales, pas une seule fois interpellé ou sommé de s’expliquer sur la question : pourquoi il fut tant exaspéré par les idées progressistes professées dans les années quatre-vingt du siècle dernier, par le shaykh Mahmûd Muhammad Taha ?

A-t-il oublié qu’il fut le chef de la délégation officielle qui a supervisé le meurtre en sa qualité de «conseiller» du président de la République pour les affaires religieuses et juridiques ? A-t-il oublié quand il pavanait avec alacrité au milieu des acclamations enthousiastes de ses disciples et partisans ? A-t-il oublié qu’il gratifia Jaafar al-Nimayrî du titre d’«Imâm» ?

La question demeure entière : la main tâchée de sang peut-elle tenir une plume libre ?

A suivre

* - Doctorant en sciences politiques.

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Hommage Mahmûd Taha le martyr de la liberté de pensée  (1-4)
Hommage Mahmûd Taha le martyr de la liberté de pensée  (2-4)