Cette ville au passé glorieux, qui a été 3.000 ans durant au cœur de l’histoire tunisienne, a été abandonnée et dégradée par les deux régimes dictatoriaux d’après l’indépendance. Le purgatoire a assez duré.
Par Dr Moez Ben Khemis
Perché à 780 mètres d’altitude sur le dernier promontoire de la montagne sacrée de Djbel Eddir, le Kef, le rocher de son nom arabe (El-Kef), est la ville la plus élevée de Tunisie. Chef-lieu du gouvernorat du même nom, le Kef se situe à 175 kilomètres à l’ouest de Tunis et à une quarantaine de kilomètres de la frontière entre la Tunisie et l’Algérie.
De part sa position géographique particulière, le Kef est, depuis la plus haute antiquité, la principale ville du Haut-Tell, du nord-ouest tunisien et d’une bonne partie de l’est algérien, dont elle constitue, la place forte dominante.
Basilique Saint Pierre. Source-Nachoua.com
La présence, à proximité de la ville, à Sidi Zin, dans la vallée de l’oued Mellègue, du plus vieux site archéologique tunisien, laisse penser que la région du Kef fut l’une des premières occupées par l’homme préhistorique. C’est sans doute à cette époque que remonte la découverte de la source abondante de Ras El-Aïn, amenant sur la ville la protection d’Ashtar, déesse de la fécondité. D’où le premier nom de la ville : Cirta (5ème siècle av. J.-C.).
Cirta fut, déjà dès l'époque numide, une ville-temple et un centre de pèlerinage. Déjà résidence de Syphax, roi des Numides puis capitale du royaume numide unifié sous Massinissa en 203 av. J.-C., c’est sous Jugurtha, maître de toute la Numidie, que la ville va prendre toute sa splendeur.
Cirta se rendit aux Romains en 108 av. J-C. sous Jules César. Elle porte dès lors le nom de Colonia Julia Veneria Cirta Nova Sicca. Toutefois le nom usuel reste Sicca Veneria (ville vénérée), nom composé reflétant son statut particulier, celui d’une ville-temple. La ville – station la plus importante sur la voie qui relie Carthage à Cirta-Constantine – va connaître une remarquable évolution urbaine et architecturale marquée par d’importantes réalisations monumentales : forums, capitole, temples, théâtre, amphithéâtre, arcs de triomphe, monuments honorifiques. L’alimentation en eau fut assurée par un aqueduc pour suppléer à la source principale de Ras El-Aïn.
Le Kef sous la neige. Photo Harzalah
Sicca-Veneria, devenue creuset romano-africain, donna à l’empire romain une brillante élite et d’illustres personnages politiques, littéraires, scientifiques, tels que : Macrobius (5e siècle) philosophe et gouverneur de Carthage et de l’Espagne, et Caelius Aurelianus (5e siècle), médecin bien connu du monde antique.
L’arrivée du christianisme fit de Sicca-Veneria un important évêché cité dès 256. Et c’est à la fin du 4e siècle qu’on construisit sur les vestiges du Capitole païen l’importante église de Saint Pierre (Dar El-Kous).
A l’époque Byzantine, la ville s’est dotée d’édifices religieux et d’ouvrages de fortification. Son nom Sicca Veneria s’est transformé, sous l’influence chrétienne en Sicca Beneria (ville bénie), nom que les conquérants arabes allaient hériter, transcrire et transmettre sous la forme de Chaqbanariya.
Au cours du XVIe siècle, Chaqbanariya – devenue El Kef – est reprise par les Ottomans pour en faire un important point d’appui. On y construit déjà, dès 1600, un premier fort. Des conflits frontaliers avec le voisin algérien en 1614 et 1628 allaient mettre en valeur la position forte du Kef qui devint un véritable bastion avancé de la Régence de Tunis face à l’ouest.
El Kef va connaître à partir du XVIIe siècle, un essor économique, urbain et culturel remarquable. Elle sera l’enjeu des différents conflits armés qui marquèrent la fin du XVIIe siècle et le début du XVIIIe siècle.
Plus tard le Kef sera connu comme la ville du trône (Blad El-Koursi) amenant au pouvoir, en 1705, une nouvelle famille régnante originaire du Kef, la dynastie husseinite.
Le monument de Sidi Boumakhlouf
Ceinturée de remparts, dès 1740, les fortifications de la ville sont renforcées par la forteresse de la Kasbah, monument emblématique reflétant la destinée originelle et l’histoire guerrière de la ville. Le Kef permet alors de sauvegarder l’intégrité du territoire de la Régence de Tunis et son indépendance.
Son rôle religieux sera encore mieux souligné par la fondation d’ordres confrériques et maraboutiques. Sa vocation défensive restera néanmoins prédominante. On y dénombrait, à la fin du siècle dernier, la plupart des grandes confréries du Maghreb telles les Aïssaouiya, les Rahmaniya, les Qadriya et plus de cent coupoles de marabouts, telle la superbe mosquée de Sidi Bou Makhlouf.
Place militaire française, centre de colonisation et d’exploitation minière, le Kef est érigé en municipalité – l’une des premières du pays – dès 1884. La ville sera le centre administratif de la 3e Région Française et jouera au cours de la seconde guerre mondiale le rôle de capitale provisoire du pays demeuré hors des zones occupées par les forces de l’Axe.
Bien évidemment, au cours de la lutte nationale, le Kef et sa région vont devenir un sanctuaire de la résistance armée tunisienne et algérienne. En témoigne le bombardement de Sakiet Sidi Youssef par l’armée française, le 8 février 1958.
Le leader Habib Bourguiba aimait y séjourner et s’identifia souvent à Jugurtha. Plus tard la ville du Kef abritera un des palais présidentiels du combattant suprême.
Dès l’indépendance, le gouvernorat du Kef – 5e du pays – est l’une des places fortes et s’étendait déjà sur les gouvernorats de Jendouba (ex-délégation de Souk El Irbiâ), et Siliana. Son économie est marquée essentiellement par les activités agricoles, celles des grandes cultures en particulier.
Voilà la véritable histoire du Kef, ville guerrière et citadelle d’une province fortement prisée.
Vue du Kef du promotoire de la Kasbah
Quelques temps après l’indépendance, la ville est précipitée dans le gouffre et l’oubli. Elle connaîtra un déclin urbain et démographique fatal achevé par les 23 ans de dictature de Zine El Abidine Ben Ali. Marginalisée comme tout le territoire intérieur de la république et victime de politiques économiques austères, la ville sombre et le gouvernorat se désintègre.
Nul ne connaît jusqu’à présent les raisons, mais la ville a connu une campagne dévastatrice contre ses principaux monuments. Son célèbre rempart est détruit et il n’en reste que quelques mètres visibles sur les hauteurs du Djebel Eddir. Ses portes sont dynamitées. Aucune n’est conservée. La plus célèbre était la porte Charfyine. Imposante et grandiose, elle dominait l’entrée de la ville.
Le Sabat Dar El-Bey – plus haut et plus large que la Skifa El-Kahla de la ville de Mahdia, sur le littoral est, parfaitement conservée –, véritable bijou architectural et patrimoine hors de prix de la ville du Kef, est à son tour détruit à la grande stupéfaction ou, peut être, insouciance des habitants.
Les quelques monuments restants comme la basilique Saint Pierre, les fresques de mosaïques, ou bien les grottes préhistoriques de Sidi Mansour sont mal préservés et rarement mis en valeur.
La campagne dévastatrice atteindra aussi les marabouts et dans les années 50 puis 60 presque tous sont détruits emportant avec eux le prestige religieux de la ville.
Fort heureusement la Kasbah forteresse qui veille paisiblement sur cette cité pittoresque, échappe de justesse à une démolition certaine.
L’école franco-arabe, l’une des premières en Tunisie a aussi subi les désagréments de l’oubli et de l’abandon. Quand à l’école des filles, construite par les Français, elle est détruite sans remords.
Tout récemment, la salle de cinéma Cirta – salle phare vieille d’un demi siècle qui a fait les beaux jours de la ville et l’une des premières en Tunisie qui a consacré une séance hebdomadaire spéciale pour les femmes – vient d’être détruite après un abandon de plus de 15 ans. La salle de cinéma Pathé a déjà connu le même sort.
La gare du Kef, construite en 1905 exprès loin du centre ville, escomptant l’éventuel prolongement de la ligne ferroviaire vers la frontière algérienne, a été longtemps délaissée. Sans entretien ni projet de rénovation, la ligne Tunis-Le Kef, tortillard très lent, ne permettait que le transit des wagons de marchandises. Evidemment la ligne ferroviaire ne fut jamais prolongée vers l’Algérie. Ce qui rappelle bizarrement à tous les Kefois que l’autoroute Tunis-Le Kef récemment construite subit déjà la même fatalité en s’arrêtant à une cinquantaine de kilomètres de la ville, et par conséquent de l’Algérie voisine.
Je ne pourrai pas finir sans parler de l’hôpital du Kef ; moi-même étant médecin. Cet hôpital, qui s’étend sur une importante superficie en plein centre ville, était déjà célèbre par son sonatorium et son service de pneumologie. Le Kef, ayant un climat doux et sec, est propice au traitement des maladies du poumon. L’hôpital civil était aussi réputé par son service de chirurgie qui a remis sur pieds d’innombrables soldats français du temps de l’occupation. L’hôpital militaire français étant petit, cet hôpital – qui a pu s’enorgueillir d’avoir eu le jeune Habib Bourguiba parmi ses patients déjà en 1920 – est malheureusement resté au rang d’hôpital régional, et n’arrive plus à assumer son rôle d’établissement phare de santé publique de la région. C’est à peine s’il arrive à prodiguer les soins basiques à la population. Aussi le campus universitaire de Boulifa – 80 hectares conçus à vocation scientifique et orphelin d’une faculté de médecine – est lui aussi resté inachevé après que toutes les facultés initialement prévues au Kef eurent été délocalisées dans une ville voisine du nord-ouest.
Dommage.
Oui, dommage qu’une telle cité et une telle histoire soient jetées aux oubliettes. A qui la faute ? A un régime dictateur qui n’a fait que puiser dans les abondantes ressources naturelles du Kef et spolier ses richesses ; ou à une population kefoise pacifique qui n’a pour défaut que sa bonté et qui n’a su défendre ses acquis et revendiquer son droit au développement équitable ?
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