Pourquoi parler de contestation à tout bout de champ, à l’occasion de tout et de rien, en «contestologue»! Peut-être s’agit-il de mécanique, de rite linguistique, à défaut de contestation réelle. Oui c’est probablement un rite bobo, un simple «tic» d’intellos ?!. Un argument de classe. Une «idéologie professionnelle» afin de justifier sa posture à cheval : à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du système! Par Jamel Heni.

Oui c’est plutôt ce que l’on pense. C’est littéralement notre hypothèse (je dis bien hypothèse). La voici livrée par Bourdieu[5] : «Contre l’illusion d’un ‘‘intellectuel sans attaches ni racines’’, je rappelle que les intellectuels sont, en tant que détenteurs du capital culturel, une fraction (dominée) de la classe dominante. Et que nombre de leurs prises de position, en matière de politique par exemple, tiennent à l’ambiguïté de leur position de dominés parmi les dominants. Je rappelle aussi que l’appartenance au champ intellectuel implique des intérêts spécifiques… La critique des intellectuels, si critique il y a, est l’envers d’une exigence, d’une attente. Il me semble que c’est à condition qu’il connaisse et domine ce qui le détermine, que l’intellectuel peut remplir la fonction libératrice qu’il s’attribue, souvent de manière purement usurpée. Les intellectuels que scandalise l’intention même de classer cet inclassable montrent par là même combien ils sont éloignés de la conscience de leur vérité et de la liberté qu’elle pourrait leur procurer. Le privilège du sociologue (ici de l’intellectuel) est de se savoir classé et de savoir à peu près où il se situe dans le classement!».
Bourdieu redonne à la multitude son droit moderne de tenir la liberté d’expression des deux bouts. De remettre l’intellectuel dans le jeu des classements et le soumettre à la réfutation de la structure sociale et au classement politique. Sur le plan esthétique, il permet de compléter un cycle tronqué : celui de la contestation à sens unique. Contestée et contestable, la figure contestataire, usurpée par pure mauvaise foi narcissique, redevient ainsi liberté à double sens, liberté tout court. Et l’art et sa réception en sortent revigorés !
Enfin sur un plan plus psychologique : la réaffectation par Bourdieu de l’intellectuel dans sa structure sociale, laisse entrevoir une nouvelle hypothèse. On la reformulera ainsi : la figure du contestataire incontesté est littéralement une scandaleuse pirouette du moi. Après avoir tué le père, notre artiste refuse de subir le même sort par les mains de son fils! Depuis des années, l’unique contestataire toléré, s’arrange bien pour ne pas être contesté. Il se maintient comme intellectuel pur, comme progressiste absolu, en renvoyant perpétuellement toute critique soit à l’ignorance de son auteur soit à sa conscience de classe réactionnaire, sous prétexte d’avoir créé définitivement le nouveau théâtre (une répétition éternelle et incontestée du théâtre nouveau «absorbant toutes les nouvelles expériences qui lui succèderont». C’est ainsi que «Si» Fadhel n’en finit pas de tuer le père et le fils en même temps. Et bien je refuse de mourir papa!

[4] Entretien accordé au journal ‘‘Le Temps’’, le 19 octobre 2009.
[5] Entretien avec François Hincker, ‘‘La nouvelle critique’’, n°111/112, février-mars 1978.


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Tunisie. Fadhel Jaïbi, l’incontestable contestataire (1-2)
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