Le laboratoire pseudo-démocratique islamiste en Tunisie vient ainsi prouver que l'islam politique est un anachronisme et que le wahhabisme, que certains ont voulu imposer, est un dogme primitif qui n'a pas sa place dans un pays pluriel et multimillénaire.
Par Ali Guidara*
Une période de transition est sur le point de s'achever en Tunisie. À l'heure du bilan de cet épisode de plus de deux ans de mainmise des islamistes et de leur troïka sur l'appareil de l'État, on peut sans peine affirmer que le seul mérite de cette période est de démontrer clairement que l'expérience d'un pouvoir islamiste a avorté.
Le laboratoire pseudo-démocratique islamiste en Tunisie se solde en effet par une défaillance quasi-totale; il vient ainsi prouver, s'il en est besoin, que l'islam politique est un anachronisme et que le wahhabisme, que certains ont voulu importer et imposer, est un dogme primitif qui n'a pas sa place dans cette Tunisie plurielle et multimillénaire qui est la nôtre.
Ébranlé par ce travail de sape, le pays aurait pu s'écrouler complètement s'il n'y avait les institutions républicaines qui, malgré le noyautage et le sabotage, demeurent encore fonctionnelles. Mais notre salut est aussi et surtout dû aux fondements culturels et historiques qui caractérisent le pays et son peuple. Carrefour des civilisations, la Tunisie ne peut être figée dans le temps ni coulée dans un moule identitaire simpliste et rétrograde imposé par quelques-uns.
Ben Jaâfar, Marzouki et Larayedh: une "troïka" d'opérette, incompétente et coûteuse.
Le peuple ne mérite pas cela
Plusieurs imputent aux électeurs le désastre qu'a connu le pays, en affirmant que le peuple mérite ce qu'il subit à cause de ses choix électoraux. Il faut pourtant apporter des nuances à ce jugement expéditif, au vu des résultats des élections du 23 octobre 2011, où seuls 37% des électeurs ont porté leur choix sur le parti islamiste Ennahdha. Il faut le rappeler. Le reste, c'est-à-dire les deux tiers des électeurs qui ont voté, ont accordé leurs voix aux progressistes, démocrates et ex-militants, dont certains n'ont malheureusement pas tardé à trahir leur confiance. Il faut le rappeler aussi.
Par leur éparpillement et le fractionnement des voix, les trop nombreux politiciens, candidats et formations portent aussi une grande responsabilité, mettant en péril la transition démocratique tant rêvée. Ces élites doivent faire leur autocritique: la société tunisienne n'a que faire de vedettes en politique, elle a un besoin criant de politiciens pragmatiques et engagés, capables de gérer un pays.
Nous ne reviendrons pas sur le coup d'Etat que nos élus ont perpétré au sein de l'Assemblée nationale constituante (ANC) pour usurper le pouvoir et y rester sans limite. Cette situation perdure et il faudra qu'un jour ces élus s'expliquent devant le peuple qui leur a accordé sa confiance sur tous les dépassements qui ont eu lieu, que ce soit concernant les abus de leur pouvoir – rappelons-le, leur seul mandat légitime était d'écrire une constitution, qui plus est en un an – ou les fonds qu'ils ont dilapidés. Ce qu'ils ont détruit par leur attitude, leur compromission ou leurs malversations prendra certainement beaucoup de temps et d'énergie à être réparé. À force d'agir pour leur compte et leur gloire personnelle ou partisane, ils ont mené le pays à la faillite et le peuple au désespoir. Non, le peuple ne mérite pas cela et il a fait preuve de beaucoup de patience.
Les erreurs à éviter par les démocrates
Avec son lot très lourd d'improvisation et d'incompétence, cette transition avortée démontre aussi qu'il n'est pas donné à tout le monde d'assumer des responsabilités politiques sans préparation adéquate et encore moins de prétendre au statut de femme ou d'homme d'Etat. La politique requiert bien sûr des qualités de gestion et de vision supérieures, mais aussi un engagement désintéressé. Les électeurs devraient y penser à deux fois avant d'accorder leurs voix.
Par ailleurs, celles et ceux qui sont aujourd'hui dans l'opposition devraient éviter de répéter le fractionnement électoral et plutôt mettre en œuvre un projet de construction d'un front uni progressiste et moderniste élargi, pour affronter la prochaine bataille électorale.
Le peuple ne pardonnera plus le manque de vision et de responsabilités dont plusieurs formations politiques ont fait preuve lors des élections de 2011. Au plan national, il est d'ailleurs plus que jamais nécessaire d'établir des règles plus rigoureuses concernant les candidatures aux futures élections afin d'éviter la dispersion des voix et la multiplication des listes électorales.
On peut par exemple exiger que les partis politiques qui désirent présenter des candidats aient un certain nombre d'adhérents pour prétendre à une représentation populaire ou encore exiger un nombre conséquent de signatures d'électeurs pour soutenir la candidature des indépendants.
Ces mesures permettront de barrer la route aux abus qui ont eu lieu lors de l'élection de 2011, comme les pseudo-candidatures qui ont simplement servi à certains à encaisser l'argent public destiné à la campagne électorale.
Montée des mouvements extrémistes religieux en raison du laxisme complice des islamistes.
Rehausser l'image ternie de la Tunisie
Il va sans dire qu'elle est aujourd'hui désastreuse. La troïka, dominée par les islamistes, a joué avec le feu en pensant sans doute contenir la population, l'endoctriner et la soumettre aux dictats de l'extrémisme à l'aide de subterfuges divers, de fausses promesses et de propagande de misérables prédicateurs venus de partout pour tenter de semer la graine du fanatisme, de la violence, de la haine et de l'ignorance, en promettant un monde meilleur, mais dans l'Au-delà...
Cela s'est avéré bien sûr un échec, mais cette propagande a connu un écho retentissant et inquiet en dehors de nos frontières. Du coup, l'investissement, le tourisme, l'économie, les relations internationales et surtout le capital de sympathie dont bénéficiait la Tunisie post-révolutionnaire se sont dilapidés en vain. Cela a causé au pays un tort quasi irréparable dans l'immédiat, à moins de choix politiques judicieux et spectaculaires, qui marquent rapidement le retour à un discours d'ouverture qui nous ressemble beaucoup plus.
Il est urgent de promouvoir à nouveau le label Tunisie sous une forme plus attrayante, plus proche aussi de la réalité profonde des Tunisiens. Nous avons beaucoup d'atouts, il nous faut le mettre de l'avant. Pour cela, seules des personnes compétentes, patriotes et intègres, et qui maîtrisent les conventions des relations internationales sont en mesure de le réaliser.
Ces personnes doivent aussi faire preuve de don de soi pour servir le pays et le faire sortir du marasme général dans lequel il se trouve. Les peuples ont toujours besoin d'une élite lucide, visionnaire et pragmatique pour les faire progresser et leur tailler une place parmi les nations.
Le peuple tunisien est dans l'expectative. Il a peur des lendemains et est à bout de patience. Il veut être rassuré. Nos partenaires aussi, il faut le rappeler.
A l'Assemblée, les islamistes tentent d'imposer leur constitution.
Un champ constitutionnel miné
Le deuxième gouvernement islamiste quitte le pouvoir par la petite porte, en laissant un pays exsangue par une crise profonde qu'il n'a jamais connu auparavant. Mais loin de déclarer forfait, les islamistes ne rendent pas les armes pour autant: ils gardent le contrôle de l'ANC, qui leur offre encore une majorité confortable grâce à leurs inconditionnels élus de la troïka mais illégitimes comme toute l'ANC depuis le 23 octobre 2012. Une ANC par laquelle ils tentent d'imposer leur constitution, minée d'articles qui pourraient leur permettre de continuer à jouer en arrière-plan un rôle toxique, si tout le contenu de la constitution est entériné en l'état.
En effet, un certain nombre d'articles empoisonnés risquent de sceller le retour en arrière du pays selon des dogmes idéologiques périmés et d'offrir aux groupes religieux la possibilité de formater les générations futures selon une conception primitive de l'ordre social et politique et d'exercer un chantage sur les futurs gouvernements puisque chaque loi et acte juridique doit être conforme aux prescriptions de la constitution.
Plusieurs de ces articles ont déjà été votés, grâce à l'appui de plus d'une centaine de nervis de l'ANC, qui y trouvent l'occasion ultime d'imposer leur vision étriquée du pays et de son avenir. Ils démontrent ainsi leur vrai visage: ils ne seront jamais de vrais démocrates et n'accepteront jamais la diversité.
La Tunisie fera un grand saut en arrière si la nouvelle constitution ne consacre pas la citoyenneté et l'égalité comme valeurs suprêmes dans la relation entre État et citoyens. La constitution ne doit pas figer le pays et le mouler sur mesure selon une conception étriquée et réductrice.
Le respect des droits et libertés individuels sont l'essence de tout projet démocratique contemporain et de tout progrès social, et aucun gouvernement, aussi légitime soit-il, n'a le droit de définir ses citoyens ou de s'immiscer dans leurs vies et choix individuels. De même, aucune majorité ne peut s'arroger le droit d'imposer ses consignes et ses convictions à tout un peuple, pour maintenant et pour les générations à venir.
Le volet des droits et libertés ainsi que celui du fonctionnement de nos institutions sont les seuls qui garantiront la pérennité de la future constitution et de l'État de droit. Tout ce qui va au-delà et représente des choix idéologiques temporaires, des listes de souhaits et des vœux pieux entraînera inévitablement des amendements futurs à la constitution, voire même son abolition, ce qui ramènerait le pays à la case départ. Soyons lucides afin d'offrir aux générations futures les outils nécessaires pour affronter les défis grandissants du XXIe siècle.
* Conseiller scientifique, spécialiste en analyse et management de politiques publiques.
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