Admirable cri du cœur de Raouf Ben Yaghlane, dimanche soir, qui a surgi, au milieu de la longue émission de télévision ''Liman Yajro' Faqat'' sur la chaîne Ettounsia!
Par Jamila Ben Mustapha*
Belle tirade, d'autant plus impressionnante qu'elle avait un aspect improvisé, puisqu'elle a jailli en réaction aux interventions précédentes de l'homme politique Ali Larayedh et du journaliste Neji Zairi!
L'animateur Samir El Wafi, après les révélations graves de l'ancien chef de gouvernement sur les circonstances de la fuite d'Abou Yadh de la mosquée Al-Fath, voulait passer à un autre sujet, «plus léger» de préférence, en donnant la parole à l'artiste engagé Raouf Ben Yaghlane. Non, proteste celui-ci, conscient de l'aspect «peu sérieux, déconnecté du réel» d'un discours sur ses activités culturelles, à ce moment précis du débat, et ne pouvant faire, alors, qu'une chose: donner son avis sur ce qu'il vient d'entendre!
Le comédien et le parti du peuple
Sur le plateau, l'homme de théâtre s'est mis ainsi à juger l'élite – hommes politiques et journalistes – qui l'entourait. Voilà qu'il arrive, en seulement cinq minutes, à rappeler l'essentiel, à ramener les choses à leur juste valeur: «La contradiction fondamentale n'est pas entre tel parti et tel autre – l'un qui représenterait le bien, l'autre le mal –, mais entre tous les partis, et le peuple, vrai auteur de la révolution, et pourtant, relégué en arrière-plan, continuant à souffrir du chômage et du désespoir. Oui, les psychiatres travaillent comme jamais ils ne l'ont fait! Oui, les citoyens continuent à s'immoler!», dans l'indifférence et le déni général, ajouterons-nous.
En un mot, l'artiste a eu le mérite de nous rappeler – et sur quel ton, venu de ses tripes ! – que derrière la parole bourdonnante des politiques sur les plateaux de télévision, qui maintenant, pavoisent et occupent le terrain, il y a deux réalités essentielles, pourtant, actuellement, souvent mises de côté : le Peuple et les Intérêts supérieurs du pays.
Les hommes politiques et journalistes qui l'entouraient n'en menaient pas large et étaient dans leurs petits souliers. Le plateau de télévision s'était transformé en scène – de tribunal – où le geste et la mimique comptaient autant que la parole!
Ce qu'on avait devant soi, c'étaient deux types de discours complètement opposés : la parole libre face à celle, liée par l'intérêt, la sincérité face au calcul, la qualité face à la quantité, la puissance du verbe face au bruit du langage!
On ne pouvait dire autant de vérités en si peu de temps! La force de la parole de l'homme de théâtre, qui avait les larmes aux yeux et criait sa souffrance de citoyen, s'imposait à tous !
Tout autre discours, après elle – qui a repris d'ailleurs, de plus belle, après un petit moment de silence, parce qu'il est inapte au changement – ne pouvait sembler que vain ! Médusés, nos politiciens si loquaces, si prompts à la réplique n'ont rien pu trouver à redire et à opposer à ces affirmations !
(Capture d'écran).
La parole libre face aux mensonges politiques
L'animateur Samir El Wafi a peut-être, involontairement, essayé en vain de limiter la portée de cette diatribe en la présentant comme «le cri d'un artiste»; Ali Larayedh, dans un geste paternaliste, a tapoté le dos de ce dernier, bouleversé et épuisé après le déploiement d'une énergie aussi grande!
Ce que nous retiendrons personnellement de cette émission, c'est surtout le contraste total entre les deux brèves interventions de l'homme de théâtre, la seconde, à la fin de l'émission – non seulement dans le contenu mais dans la forme, le débit, la violence du jaillissement – et le reste des autres, relevant de la rhétorique politique habituelle : autrement dit, le langage de la sensibilité, des tréfonds du corps, contre le langage cérébral.
Merci, Raouf Ben Yaghlane, de nous avoir fait vivre ce grand moment de Vérité à la télévision – une fois n'est pas coutume ! –, d'avoir rendu possible cette confrontation entre deux mondes, l'art engagé et la politique, d'avoir rappelé le rôle essentiel de l'artiste : parler vrai quand le discours du politique devient trop démagogique et relègue en arrière-plan la Patrie parce qu'il est aveuglé par ses intérêts personnels et partisans.
C'était lui qui, royalement, dimanche, était le porte-parole du peuple – sans salaire pourtant, seulement «l'art pour l'art» – et, pas du tout, le membre de l'Assemblée constituante qui se trouvait tout près de lui!
Ce que libère, en fin de compte, la démocratie, ce n'est pas tellement la parole du Politique, trop conditionnée par les embûches du calcul et les impératifs de la lutte impitoyable contre l'adversaire, c'est celle de l'artiste et des membres de la société civile : autrement dit, de ceux qui n'ont pas d'intérêt à défendre.
Juste distribution des atouts: les uns ont le pouvoir; les autres ont l'insolence dans son expression la plus noble, et la «vraie» liberté de parole ! (encore que...)
* Universitaire.
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